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Dionne Brand

23 février 2012
Dionne Brand

Dionne Brand est une auteure canadienne originaire de l'île de Trinidad. Largement acclamés par la critique, ses ouvrages poétiques ou en prose explorent les thèmes du racisme et du sentiment d'aliénation vécu par la communauté noire canadienne. Ces thèmes sont d'autant plus intéressants qu'ils déconstruisent le mythe du Canada accueillant et multiculturel promu par les autorités du pays depuis plus de vingt ans.

Une poète avant tout

« Ma vie devait être plus vaste pas désolée
pas exposée dans ce pays du nord saignée
comme un érable. Je ne voulais pas écrire des poèmes
sur le bois empilé, comme si le monde
était si simple, ce silence n'est ni simple ni satisfait,
mais acculé, tué. Je veux encore une révolution
brillante comme la flamme du poêle à bois dans la fenêtre
quand j'éteins et monte me coucher. »

(Dionne Brand, Une Terre où se poser, p. 15)

ossuaries

Dionne Brand est née en 1953 à Trinidad, dans les Caraïbes. À 17 ans, elle émigre au Canada, pays où elle réside encore aujourd'hui. Auteure de trois romans, d'un recueil de nouvelles et de plusieurs livres d'essais, Brand a également écrit plusieurs recueils de poèmes, dont Winter Epigrams; & Epigrams to Ernesto Cardenal in Defense of Claudia (1983), No Language is Neutral (1990), Chronicles of the Hostile Sun (1984), Land To Light On (1997 ; traduit en français par Nadia d'Amélio sous le titre Une Terre où se poser en 2008), qui a reçu le Prix littéraire du Gouverneur général et le Prix Trillium, Thirsty (2002), Inventory (2006) et Ossuaries (2010) qui a obtenu le Prix Griffin de Poésie en 2011.

Interrogée par Pauline Butling en 2005 sur ses débuts en écriture, elle explique :

« Quand j'avais 17 ou 18 ans, j'avais l'impression que je devais écrire comme une poète afro-américaine. Ce genre de style déclamatoire. J'ai commencé à écrire de cette façon puis, à un moment donné, j'ai réalisé que je ne pouvais pas continuer comme ça parce que ce n'était pas ma langue. J'avais besoin d'être beaucoup plus consciente des méandres de la langue avec laquelle je travaillais de manière à l'utiliser dans son entièreté. Donc ce style déclamatoire a façonné la poésie du début puis je m'en suis petit à petit écartée » (Dionne Brand, interviewée par P. Butling, 2005, ma traduction)1

Dionne Brand se définit avant tout comme une poète et dit de la poésie que c'est « le langage parfait » (« perfect speech »), mais également que c'est sa « première langue » (« my first tongue »), une langue indissociable des autres formes d'écriture ; ses ouvrages en prose sont d'ailleurs largement teintés de lyrisme. En parlant de son premier roman, In Another Place, Not Here (1994), elle explique par exemple que sa première intention était d'écrire un long poème mais que le texte s'est petit à petit transformé en roman en prose. Cette transition, selon elle, ne se fait pas consciemment : elle ne se voit pas « transiter de la poésie à la prose » (dans la mesure où elle considère que ce qu'elle produit est « toujours de la poésie »2), le seul genre littéraire capable de résister à la « marchandisation » (« commodification »). Elle ajoute qu'elle « préfèrerait écrire uniquement de la poésie » car « la prose est compromise tous les jours par les journaux, la publicité et la culture de la télévision. »3 Il est intéressant de noter que cette préférence pour l'écriture poétique se traduit par une attention marquée à la langue, visible dans chacun de ses ouvrages, y compris dans ses essais.

La poésie comme arme contre les injustices

Les thématiques abordées par Brand sont ostensiblement inspirées de son parcours de vie. En tant que femme noire homosexuelle et immigrée, elle incarne d'une certaine manière toutes les minorités et s'attache à dénoncer toutes les formes de discriminations basées sur la race, le sexe, l'orientation sexuelle ou l'origine. Comme elle l'explique, son projet consiste en une remémoration et une revalorisation de l'histoire noire en Amérique Centrale et du Nord. Son écriture se positionne en réaction aux textes, cartes géographiques et autres héritages du colonialisme qui ont établi un ordre hiérarchique plaçant la civilisation occidentale à une position centrale et reléguant les autres modes de culture à la périphérie. Dans cette optique, Brand s'intéresse de près à l'histoire et à la géographie, et à la façon dont ces disciplines ont minimisé voire effacé la présence et les actions des peuples noirs. En tant que lieu géographique et historique de l'esclavage, les Caraïbes sont ainsi très présentes dans ses textes. Elle-même descendante d'esclaves, Brand est très attentive à la façon dont sa généalogie (et plus largement, celle de nombreuses familles noires du continent Américain) a été brutalement perturbée par l'importation forcée de main d'œuvre africaine vers le Nouveau Monde. Brand utilise l'océan Atlantique comme une métaphore du Passage du milieu, de la souffrance des millions d'esclaves qui ont traversé l'océan dans d'atroces conditions, ainsi que des vagues de migrations plus récentes qui ont formé ce que l'on appelle aujourd'hui la « diaspora noire ». Néanmoins, dans les œuvres de Dionne Brand, cet espace maritime fluide et en mouvement constant symbolise aussi un lieu de possibilités et de perspectives infinies qui passe notamment par l'épanouissement de la féminité.

À travers la mer et l'idée de mobilité constante, la poésie de Brand discute également de l'exil, de la migration, des possibles destinations qui s'offrent aux exilés. Ses écrits interrogent le mythe du Canada accueillant et bienveillant qui se définit comme une mosaïque multiculturelle dans laquelle toutes les communautés sont sur un pied d'égalité. Brand conteste cette idéalisation du Canada en exposant les difficultés auxquelles font face les membres des minorités ethniques, particulièrement les noirs qui se trouvent tout en bas de ce que John Porter a nommé la « mosaïque verticale ». Cette représentation se réfère à la hiérarchisation de la population qui place les blancs, autrement dit les « vrais Canadiens », tout en haut de la pyramide sociale et qui ne laisse aux minorités raciales que très peu d'opportunités. Comme tous ses écrits, les poèmes de Brand sont donc fortement engagés, ils dénoncent les injustices, la violence, le racisme, scrutent les silences de l'histoire, comme le prouvent les lignes suivantes :

« Je sais que tu n'aimes pas les poèmes, surtout les miens
et surtout parce que tu ne les lis jamais quand
tu en as besoin, et je sais que je vis une vie intérieure qui pense qu'elle vit au dehors mais
c'est faux, elle ne s'éveille que quand quelque chose frappe
trop fort et quand quelque chose est parti comme si
regardant la rue je rate le bus et agite un poème vers son ombre. »

(Une Terre où se poser, p. 119)

Cette stance montre par ailleurs la conviction de l'écrivaine que la poésie est un médium essentiel pour réagir et lutter contre les inégalités tacitement entretenues par les sociétés occidentales. Le genre poétique est également essentiel pour Brand au niveau personnel. Ainsi, elle explique lors d'une interview qu'elle est « extrêmement malheureuse si [elle] n'écrit pas de poésie »4 (Dionne Brand interviewée par P. Butling, 2005, p. 87, ma traduction).


 
 
1 "When I was seventeen or eighteen I felt I had to write like an African American poet. That kind of declamatory style. I started writing that way and then, at some point, I recognized that I couldn't sustain it because it wasn't my language. I needed to be much more aware of the twists and turns of the language that I was working [sic] in order to use it fully. So that declamatory style shaped the poetry in the beginning but then I drifted away from it." (Dionne Brand, interviewée par P. Butling, 2005, p. 71
2 "I don't think of myself as making the transition from poetry to prose, because I think of myself as still and always producing poetry." (Dionne Brand, interviewée par C. Olbey, 2002, pp. 89-90)
3 "I would prefer to only write poetry, absolutely, because of how prose is compromised. Prose is compromised everyday in the newspaper, advertizing, and television culture." (Dionne Brand, interviewée par C. Olbey, 2002, p. 90)
4 "I'm extremely unhappy if I don't write poetry" (Dionne Brand interviewée par P. Butling, 2005, p. 87).

La terre où elle se pose

terre

« je renonce à une terre où me poser, peu à peu, ce n'est pas une terre,
ça ressemble au brouillard à la brume aux silhouettes aux lignes
et pensées qui s'effacent »

(Une Terre où se poser, p. 73)

Le sujet de la migration est au cœur d'Une Terre où se poser, poème dans lequel Brand explore la transition difficile entre son île natale et le Canada, un pays où même la « langue est froide/ lourde dans cette clarté d'hiver » (Une Terre où se poser, p. 29). La géographie du Canada la renvoie à sa propre insignifiance, elle si petite dans cette nation si grande : « Peut-être ce vaste pays étire-t-il ta vie en un fil ténu » (Une Terre où se poser, p. 65). De même, Brand cherche sa place en tant que poète antillaise dans une société canadienne qui entretient une vision exotique des Caraïbes au travers de parades et de défilés costumés soi-disant folkloriques : « tu commences à croire que ces vers ne/ compteront pas, ton pays est un défilé forcé au fond/ des Sargasses » (Une Terre où se poser, p. 67).

Le climat du Canada est une inépuisable source d'inspiration pour Brand qui compare les températures glaciales du pays à la solitude et au sentiment d'aliénation des immigrés qui voient s'entrechoquer leurs espoirs et leur vision idyllique de l'Occident avec la dure réalité qu'ils rencontrent sur place. Le sol gelé du Canada empêche, de manière littérale et figurée, l'enracinement et donc la véritable intégration des immigrés non-blancs et de leurs descendants :

« la glace envahit
tes narines par morceaux, la terre te remplit la gorge, tant tu
rassembles le nord, grimpes jusqu'à l'Arctique de plein gré, si
soucieuse de trouver un appui pour t'ancrer, le vent t'emporte
dans des baies, sur des lacs, dans des fissures que tu n'as jamais vus sauf
sur une carte dans une classe il y a longtemps mais tu sens que
des pans entiers de toi-même flottent dans l'eau lourde du lac et vont vers
ce que tu soupçonnes être une autre vie qui bat, et toi, tu
n'as confiance qu'en l'eau qui court, qui se révèle par la couleur »

(Une Terre où se poser, p. 65)

De la même manière, la topographie du pays permet à l'écrivaine de mettre en évidence un parallèle entre l'eau stagnante des lacs, omniprésents au Canada, et l'immobilisme de cette société. Cette métaphore est contrastée par le mouvement incessant de l'océan et des rivières qui caractérise sa région d'origine et qui symbolise aussi une dynamique beaucoup plus centrée sur les contacts humains.

Toronto, la ville au « murmure polychromatique »

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Dans la poésie de Dionne Brand, et plus particulièrement dans Thirsty (que l'on pourrait traduire par « assoiffé » et qui relate le meurtre d'un jeune père noir par un policier), la ville de Toronto où elle a émigré devient un personnage à part entière auquel l'auteure confère des qualités humaines et qu'elle qualifie tour à tour de « mordant » (Thirsty, p. 5), de « murmurant » (Thirsty, p. 34), de « vagabond, fugitif » (Thirsty, p. 36) ou encore d' « oublieux » (Thirsty, p. 60). Dans une interview en 1999, l'auteure explique son amour ambivalent pour la ville de la façon suivante :

« J'ai juste englouti Toronto à 17 ans, et j'ai pensé que je menais la grande vie ! J'ai adoré cette ville, et je l'adore encore. [...] À mes yeux, Toronto était, et est encore, un de endroits les plus intéressants. J'avais envie de connaître cette ville de manière tactile. Donc quand je suis arrivée ici, j'ai commencé à écrire sur la ville, sur des endroits spécifiques et sur des groupes de gens spécifiques. Il y a une étrange tension dans cette ville entre une sorte de xénophobie et une sorte d'esprit communautaire »5 (Dionne Brand, interviewée par N. Abbas, 1999, ma traduction)

Cette tension est visible également dans le poème où la violence brutale à laquelle sont confrontés l'homme assassiné, ainsi que, sa mère, son épouse et leur petite fille contraste avec la voix narrative du poème qui affirme que « la ville est beauté, incassable et amoureuse comme des paupières dans les rues, pressée par des départs acharnés, des atterrissages submergés »6 (Thirsty, p. 1, ma traduction). La ville est donc présentée comme paradoxale, mêlant à la fois l'espoir et la résignation de ses nouveaux arrivants ou les membres de minorités.

« Tout l'espoir durci. C'est cela une ville. Les maisons aveugles, la saleté exigüe, l'air rompu, la douce laideur, les fleurs sereines et torturées, les vêtements malavisés, les mensonges de brique, les mensonges de métal, tous les mensonges qui s'écoulent de la chair, tombant en neige et en pluie, les bus en pleurs, les gorges en plastique, les ordures parfumées, le ciel cousu, l'oxygène pollué, des gentlemen mortellement bureaucratiques qui se nettoient les ongles à la bourse, les cœurs miteux dans les salles de rédaction, c'est cela une ville, l'amnésie sauvage de nous tous » (Thirsty, p. 24, ma traduction)7.

Stylistiquement, les mots connotés à la fois positivement et négativement qu'utilise Brand pour décrire la ville portent également cette ambigüité de l'espace urbain, à la fois beau et putride. Mais au-delà des descriptions pures, le poème Thirsty qui est basé sur des faits réels est aussi une vive critique de la violence policière à l'égard des noirs et de l'impunité de ces meurtriers ; en effet, le policier de Thirsty est acquitté, tout comme celui de la réalité.

De manière générale, la poésie de Dionne Brand, comme ses autres ouvrages, participent à un devoir de mémoire pour les souffrances passées et présentes endurées par la communauté noire, au Canada principalement mais aussi plus largement en Occident. Son œuvre peut également être caractérisée par l'idée de « perpétuel mouvement » dans la mesure où son intérêt s'est élargi de la communauté noire (Canadienne) à toutes les communautés minoritaires d'Occident, raciales ou autres.

Mathilde Mergeai
Février 2012

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Mathilde Mergeai travaille au sein du département de langue et littérature anglaises de l'ULg, où elle achève actuellement une thèse intitulée Re-Mapping Black Canada: New Cartographies in Contemporary Black Canadian Fiction, sous la direction de Bénédicte Ledent.

 
 
5 "I just gobbled up Toronto at 17, and thought I was really living large! I loved this city, and still do. I arrived in the 1970's when Yorkville was still Yorkville, full of hippies, and incense, and craziness. Rochdale was real. It was gorgeous! Toronto was, and still is, one of the most interesting places for me. I wanted to know this city in a tactile way. So when I came here, I began to write about the city, and specific places and specific kinds of people. There's a strange pull in this city between a kind of xenophobia and a kind of community." (Dionne Brand, interviewée par N. Abbas, 1999)
6 "This city is beauty/ unbreakable and amorous as eyelids,/ in the streets, pressed with fierce departures,/ submerged landings" (Thirsty, p. 1)
7 "All the hope gone hard. That is a city./ The blind houses, the cramped dirt, the broken/ air, the sweet ugliness, the blissful and tortured/ flowers, the misguided clothing, the bricked lies/ the steel lies, all the lies seeping from flesh/ falling in rain and snow, the weeping buses, / the plastic throats, the perfumed garbage, the/ needled sky, the smogged oxygen, the deathly clerical/ gentlemen cleaning their fingernails at the stock/ exchange, the dingy hearts in the newsroom, that is/ a city, the feral amnesia of us all" (Thirsty, p. 24)
 

 

Œuvre traduite en français

Une Terre où se poser. 1997 (Trad. Nadia D'Amélio). Perros-Guirec: Anagrammes, 2008.

Poèmes en anglais

Fore day morning: poems. Toronto: Khoisan Artists. 1978.
Earth magic
. Toronto: Kids Can Press. 1979
Primitive offensive
. Toronto: Williams-Wallace International Inc. 1982.
Winter
Epigrams; & Epigrams to Ernesto Cardenal in Defense of Claudia. Toronto: Williams-Wallace, 1983.
Chronicles of the Hostile Sun
. Toronto: Williams-Wallace. 1984.
No
Language is Neutral. Toronto: Coach House Press, 1990.
In Another Place, Not Here
. 1986. New York, NY: Grove Press, 1996.
Land
To Light On. Toronto: McClelland & Stewart, 1997.
Thirsty
. Toronto: McClelland & Stewart, 2002.
Ossuaries
. Toronto: McClelland & Stewart, 2010.

 


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