Dionne Brand

La terre où elle se pose

terre

« je renonce à une terre où me poser, peu à peu, ce n'est pas une terre,
ça ressemble au brouillard à la brume aux silhouettes aux lignes
et pensées qui s'effacent »

(Une Terre où se poser, p. 73)

Le sujet de la migration est au cœur d'Une Terre où se poser, poème dans lequel Brand explore la transition difficile entre son île natale et le Canada, un pays où même la « langue est froide/ lourde dans cette clarté d'hiver » (Une Terre où se poser, p. 29). La géographie du Canada la renvoie à sa propre insignifiance, elle si petite dans cette nation si grande : « Peut-être ce vaste pays étire-t-il ta vie en un fil ténu » (Une Terre où se poser, p. 65). De même, Brand cherche sa place en tant que poète antillaise dans une société canadienne qui entretient une vision exotique des Caraïbes au travers de parades et de défilés costumés soi-disant folkloriques : « tu commences à croire que ces vers ne/ compteront pas, ton pays est un défilé forcé au fond/ des Sargasses » (Une Terre où se poser, p. 67).

Le climat du Canada est une inépuisable source d'inspiration pour Brand qui compare les températures glaciales du pays à la solitude et au sentiment d'aliénation des immigrés qui voient s'entrechoquer leurs espoirs et leur vision idyllique de l'Occident avec la dure réalité qu'ils rencontrent sur place. Le sol gelé du Canada empêche, de manière littérale et figurée, l'enracinement et donc la véritable intégration des immigrés non-blancs et de leurs descendants :

« la glace envahit
tes narines par morceaux, la terre te remplit la gorge, tant tu
rassembles le nord, grimpes jusqu'à l'Arctique de plein gré, si
soucieuse de trouver un appui pour t'ancrer, le vent t'emporte
dans des baies, sur des lacs, dans des fissures que tu n'as jamais vus sauf
sur une carte dans une classe il y a longtemps mais tu sens que
des pans entiers de toi-même flottent dans l'eau lourde du lac et vont vers
ce que tu soupçonnes être une autre vie qui bat, et toi, tu
n'as confiance qu'en l'eau qui court, qui se révèle par la couleur »

(Une Terre où se poser, p. 65)

De la même manière, la topographie du pays permet à l'écrivaine de mettre en évidence un parallèle entre l'eau stagnante des lacs, omniprésents au Canada, et l'immobilisme de cette société. Cette métaphore est contrastée par le mouvement incessant de l'océan et des rivières qui caractérise sa région d'origine et qui symbolise aussi une dynamique beaucoup plus centrée sur les contacts humains.

Toronto, la ville au « murmure polychromatique »

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Dans la poésie de Dionne Brand, et plus particulièrement dans Thirsty (que l'on pourrait traduire par « assoiffé » et qui relate le meurtre d'un jeune père noir par un policier), la ville de Toronto où elle a émigré devient un personnage à part entière auquel l'auteure confère des qualités humaines et qu'elle qualifie tour à tour de « mordant » (Thirsty, p. 5), de « murmurant » (Thirsty, p. 34), de « vagabond, fugitif » (Thirsty, p. 36) ou encore d' « oublieux » (Thirsty, p. 60). Dans une interview en 1999, l'auteure explique son amour ambivalent pour la ville de la façon suivante :

« J'ai juste englouti Toronto à 17 ans, et j'ai pensé que je menais la grande vie ! J'ai adoré cette ville, et je l'adore encore. [...] À mes yeux, Toronto était, et est encore, un de endroits les plus intéressants. J'avais envie de connaître cette ville de manière tactile. Donc quand je suis arrivée ici, j'ai commencé à écrire sur la ville, sur des endroits spécifiques et sur des groupes de gens spécifiques. Il y a une étrange tension dans cette ville entre une sorte de xénophobie et une sorte d'esprit communautaire »5 (Dionne Brand, interviewée par N. Abbas, 1999, ma traduction)

Cette tension est visible également dans le poème où la violence brutale à laquelle sont confrontés l'homme assassiné, ainsi que, sa mère, son épouse et leur petite fille contraste avec la voix narrative du poème qui affirme que « la ville est beauté, incassable et amoureuse comme des paupières dans les rues, pressée par des départs acharnés, des atterrissages submergés »6 (Thirsty, p. 1, ma traduction). La ville est donc présentée comme paradoxale, mêlant à la fois l'espoir et la résignation de ses nouveaux arrivants ou les membres de minorités.

« Tout l'espoir durci. C'est cela une ville. Les maisons aveugles, la saleté exigüe, l'air rompu, la douce laideur, les fleurs sereines et torturées, les vêtements malavisés, les mensonges de brique, les mensonges de métal, tous les mensonges qui s'écoulent de la chair, tombant en neige et en pluie, les bus en pleurs, les gorges en plastique, les ordures parfumées, le ciel cousu, l'oxygène pollué, des gentlemen mortellement bureaucratiques qui se nettoient les ongles à la bourse, les cœurs miteux dans les salles de rédaction, c'est cela une ville, l'amnésie sauvage de nous tous » (Thirsty, p. 24, ma traduction)7.

Stylistiquement, les mots connotés à la fois positivement et négativement qu'utilise Brand pour décrire la ville portent également cette ambigüité de l'espace urbain, à la fois beau et putride. Mais au-delà des descriptions pures, le poème Thirsty qui est basé sur des faits réels est aussi une vive critique de la violence policière à l'égard des noirs et de l'impunité de ces meurtriers ; en effet, le policier de Thirsty est acquitté, tout comme celui de la réalité.

De manière générale, la poésie de Dionne Brand, comme ses autres ouvrages, participent à un devoir de mémoire pour les souffrances passées et présentes endurées par la communauté noire, au Canada principalement mais aussi plus largement en Occident. Son œuvre peut également être caractérisée par l'idée de « perpétuel mouvement » dans la mesure où son intérêt s'est élargi de la communauté noire (Canadienne) à toutes les communautés minoritaires d'Occident, raciales ou autres.

Mathilde Mergeai
Février 2012

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Mathilde Mergeai travaille au sein du département de langue et littérature anglaises de l'ULg, où elle achève actuellement une thèse intitulée Re-Mapping Black Canada: New Cartographies in Contemporary Black Canadian Fiction, sous la direction de Bénédicte Ledent.

 
 
5 "I just gobbled up Toronto at 17, and thought I was really living large! I loved this city, and still do. I arrived in the 1970's when Yorkville was still Yorkville, full of hippies, and incense, and craziness. Rochdale was real. It was gorgeous! Toronto was, and still is, one of the most interesting places for me. I wanted to know this city in a tactile way. So when I came here, I began to write about the city, and specific places and specific kinds of people. There's a strange pull in this city between a kind of xenophobia and a kind of community." (Dionne Brand, interviewée par N. Abbas, 1999)
6 "This city is beauty/ unbreakable and amorous as eyelids,/ in the streets, pressed with fierce departures,/ submerged landings" (Thirsty, p. 1)
7 "All the hope gone hard. That is a city./ The blind houses, the cramped dirt, the broken/ air, the sweet ugliness, the blissful and tortured/ flowers, the misguided clothing, the bricked lies/ the steel lies, all the lies seeping from flesh/ falling in rain and snow, the weeping buses, / the plastic throats, the perfumed garbage, the/ needled sky, the smogged oxygen, the deathly clerical/ gentlemen cleaning their fingernails at the stock/ exchange, the dingy hearts in the newsroom, that is/ a city, the feral amnesia of us all" (Thirsty, p. 24)
 

 

Œuvre traduite en français

Une Terre où se poser. 1997 (Trad. Nadia D'Amélio). Perros-Guirec: Anagrammes, 2008.

Poèmes en anglais

Fore day morning: poems. Toronto: Khoisan Artists. 1978.
Earth magic
. Toronto: Kids Can Press. 1979
Primitive offensive
. Toronto: Williams-Wallace International Inc. 1982.
Winter
Epigrams; & Epigrams to Ernesto Cardenal in Defense of Claudia. Toronto: Williams-Wallace, 1983.
Chronicles of the Hostile Sun
. Toronto: Williams-Wallace. 1984.
No
Language is Neutral. Toronto: Coach House Press, 1990.
In Another Place, Not Here
. 1986. New York, NY: Grove Press, 1996.
Land
To Light On. Toronto: McClelland & Stewart, 1997.
Thirsty
. Toronto: McClelland & Stewart, 2002.
Ossuaries
. Toronto: McClelland & Stewart, 2010.

 

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