Si James Philip McAuley (1917-76) doit passer à la postérité, ce sera sans doute autant pour le rôle qu'il a pu jouer à différents moments de l'histoire littéraire de l'Australie que pour la valeur intrinsèque de son œuvre. Souvent catalogué comme un poète néo-classique australien, au même titre que ses compatriotes A. D. Hope et Harold Stewart dont les modèles d'inspiration n'étaient autres que ces parangons de l'expression classicisante en Angleterre, John Dryden (1631-1700) et Alexander Pope (1688-1744), McAuley se distingue en effet par sa vision conservatrice de la versification, de la tradition littéraire, et de la vie politique et religieuse en général. Après avoir perdu sa foi anglicane à l'âge de quinze ans sous l'influence du Rameau d'or de Sir James Frazer, il se convertira pourtant au Catholicisme en 1952, pour rester un poète religieux jusqu'à la fin de sa carrière. Sa posture caractéristique consisterait alors à exprimer un sentiment proche du désespoir, auquel il se refuserait cependant de succomber, de sorte qu'il envisageait une espèce de futilité virtuelle, celle qui serait sienne s'il ne conservait l'ambition d'espérer. Cette attitude finalement très cérébrale est à l'origine de la solennité mélancolique perceptible dans tous ses vers, qu'il s'agisse de célébrer la grâce divine, ce qu'il fait dans un style curieusement sombre et contrôlé, ou de s'essayer parfois à un humour empesé. De ses modèles historiques, il tirera l'essentiel de son identité littéraire, qui se définit surtout par l'anachronisme de son attachement à une prosodie régulière, au décorum classique, et à une poésie intellectuelle ou satirique, d'idées plutôt que d'émotions.
McAuley tirera parti du prestige dont il jouissait de son vivant, en tant que poète reconnu et que spécialiste de littérature anglaise (que, plus tard, il enseignera à Hobart, à l'Université de Tasmanie), pour dénoncer, au nom de sa vision très arrêtée de la tradition, deux mouvements poétiques représentatifs des lettres australiennes de la première moitié du 20e siècle. Tout d'abord, il allait s'en prendre au mouvement « Jindyworobak »1 qui regroupait à Adélaïde des poètes tels que Rex Ingamells, Flexmore Hudson, Ian Mudie, William Hart-Smith, Roland Robinson, et quelques autres. Tous partageaient un parti pris anti-européen, ainsi que le désir de puiser dans les traditions « primitives » du continent australien la fraîcheur de perspective rendue difficile d'accès pour des Anglo-Saxons désorientés par l'exil et encombrés par deux millénaires de culture judéo-chrétienne. La marque de fabrique du mouvement, reconnaissable dans l'œuvre de tous les auteurs concernés, résidait dès lors dans la tendance à truffer de mots aborigènes leurs compositions poétiques, au risque de créer l'incompréhension ; ce qui n'empêcha pas la publication de nombreux poèmes importants dans diverses Anthologies Jindyworobak (1938-53). Sans surprise, McAuley allait condamner ce qu'il considérait comme une atteinte à sa culture élitaire, notamment dans son poème « Jindyworobaksheesh » (1946) où il incrimine cette démarche « véritablement babylonienne »2 conduisant, selon lui, à la corruption des conventions esthétiques, au populisme, et à une forme aiguë de chauvinisme nationaliste.
L'anti-iconoclasme de McAuley l'amenerait ensuite à discréditer un autre mouvement lié à la ville d'Adélaïde, les « Pingouins en colère » ( « Angry Penguins »), qui comptait dans ses rangs de grands admirateurs de la poésie expérimentale alors en vogue sur la scène internationale, particulièrement celle de Dylan Thomas et d'autres membres de la Nouvelle Apocalypse.3 Irrité par la prétention avant-gardiste manifestée par Max Harris, l'éditeur avec John Reed du journal Angry Penguins entre 1941 et 1946, McAuley n'hésiterait pas à soumettre pour publication dans ce journal un manuscrit apocryphe contenant des poèmes absurdistes, concoctés à la hâte pour l'occasion avec l'aide de Harold Stewart, et comprenant une séquence de seize pièces intitulée mystérieusement Le Crépuscule écliptique (The Darkening Ecliptic). L'envoi était accompagné d'une lettre, signée par une certaine demoiselle Ethel Malley, qui affirmait avoir découvert ces vers intrigants dans les tiroirs de son frère, Ernest (« Ern ») Lalor Malley, un mécanicien automobile inopinément décédé à l'âge de vingt-cinq ans. Harris, dans son enthousiasme téméraire pour toute chose d'apparence expérimentale, s'empressera de publier les poèmes et de vanter à titre posthume les mérites de leur auteur, en qui il voyait un « poète d'une puissance prodigieuse, pénétrant au plus profond de l'expérience humaine par le biais d'énoncés disciplinés et pleins de mesure ».4 L'affaire « Ern Malley », de triste mais inépuisable mémoire, était née.
Une fois la publication acquise, les auteurs du canular eurent beau jeu d'indiquer par voie de presse l'origine exacte des poèmes, lesquels résultaient du mélange d'un dictionnaire de citations, d'un manuel d'hygiène militaire, et de quelques autres tomes sélectionnés de façon aléatoire. À l'issue de la tourmente médiatique ainsi déclenchée, Harris apparaîtrait certes un peu naïf, mais McAuley, quant à lui, s'était forgé une réputation de philistin devant l'éternel ! C'est que, dans un contexte qui était celui de la Seconde Guerre mondiale, plus propice à la propagande réaliste qu'à la vie intellectuelle et la recherche artistique, le coup porté aux « Pingouins en colère » serait surtout fatal à la littérature moderne en Australie, du moins pour un temps. Il faut dire que le magazine, Angry Penguins, épousait les idées de Freud et de Marx, reflétait celles de Jean-Paul Sartre et Gertrude Stein, et admirait Kafka, Rilke, et les Surréalistes. Il s'intéressait aux derniers développements de la poésie en Angleterre et aux États-Unis, et s'efforçait de promouvoir l'œuvre de peintres abstraits tels que Albert Tucker, Arthur Boyd et Sidney Nolan,5 jusque là inconnus du grand public. L'Affaire Malley, en exacerbant la réputation de facticité de l'art contemporain, allait donc servir surtout les intérêts des traditionalistes en matière de création artistique, à commencer par ceux de McAuley lui-même, qui n'aurait aucun mal à se construire, pour les trois décennies à venir, une position centrale dans le paysage artistique national ainsi débarrassé de ses éléments les plus novateurs. Ironiquement, d'aucuns considèrent aujourd'hui que les poèmes de Malley comptent parmi les plus mémorables de sa production ; certaines tournures épigrammatiques seront notamment commémorées dans les titres choisis pour leurs recueils par des poètes australiens plus tardifs, qu'il s'agisse de Chris Wallace-Crabbe avec son Les Émotions ne sont pas des travailleurs qualifiés (« Emotions are not skilled workers » - 1980), ou du Cygne noir du trépas (« The black swan of trespass » - 1979) d'Humphrey McQueen.
L'influence de la religion transparaît déjà dans le premier recueil de McAuley, Under Aldebaran (1946), où le thème amoureux se décline en fonction du sentiment tourmenté de la dualité séparant l'âme et le corps. Une série de poèmes explore aussi l'idée de l'Australie, que ce soit « Envoi », « Terra Australis » (qui annonce déjà l'intérêt de l'auteur pour le navigateur portugais Pedro Fernandez de Quiros, lequel reviendrait plus tard à la faveur d'un texte majeur), ou encore « La Vraie Découverte de l'Australie » (« The True Discovery of Australia ») (qui s'avère contenir une nouvelle charge satirique contre Max Harris et les Pingouins). Les poèmes des dix années suivantes apparaîtront dans Une Vision de la Cérémonie (A Vision of Ceremony), un recueil qui se présente comme une célébration de la joie chrétienne, mais où le sentiment dominant serait plutôt l'effroi, notamment à la perspective de déchoir aux yeux de Dieu, une hantise qui s'exprime dans une prière que l'auteur adresse à « Notre-Dame du Labyrinthe »( « Our Lady of the Maze »). La « Lettre à John Dryden » (« A Letter to John Dryden »), non moins représentative, donne un aperçu des conceptions de McAuley en matière de politique, de culture et de religion. Il s'agit d'une diatribe contre le libre-arbitre et toute forme d'idée progressiste, et où ses bêtes noires de prédilection, clairement identifiées, comprennent Marx, les Nations-Unies, la démocratie, Malthus, la laïcité politique, et naturellement le déclin de la poésie. Le Capitaine Quiros (Captain Quiros - 1964) en revient, sur le mode épique, au thème des grands voyages d'exploration, créant un contexte où les terres australes sont envisagées de façon visionnaire comme un territoire idéalement consacré à l'Esprit Saint. Enfin, Les Surprises du soleil (Surprises of the Sun - 1969) marquent un retour au vers court et à la strophe brève qui avaient déjà caractérisé les débuts poétiques de McAuley, tandis que ses poèmes plus tardifs6, davantage autobiographiques, continuent de sonder sa tendance à la fébrilité spirituelle, parfois au travers du contraste avec la sérénité du monde naturel, comme dans « Le Jardin » (« The Garden »).
Les opinions résolument anti-communistes de McAuley lui ont valu la responsabilité éditoriale d'un magazine littéraire et culturel très conservateur, Quadrant, dont la première parution remonte à 1956, et auquel revient le mérite d'avoir servi de tribune à bon nombre de poètes australiens, parmi lesquels A. D Hope, Judith Wright, Vincent Buckley, Rosemary Dobson, et Roland Robinson. Ceci nous rappelle que McAuley fut aussi un critique littéraire, dont les conceptions esthétiques néo-classiques paraissent aujourd'hui bien obsolètes, mais qui aura eu à tout le moins la prescience de bien vouloir considérer, au même titre que ses chers Spenser, Dryden et Milton, des compatriotes et contemporains tels que John Shaw Neilson, Kenneth Slessor, et encore Judith Wright et Rosemary Dobson.
Marc Delrez
Février 2012
Marc Delrez enseigne la littérature anglaise moderne et la littérature américain.
1 Le terme, emprunté à une langue aborigène et signifiant « annexer » ou « joindre », paraissait pouvoir servir d'étendard à ce mouvement déterminé à cultiver les qualités authentiquement australiennes (c'est-à-dire indigènes) de la littérature nationale.