Rose Ausländer

« Blumenworte / Kriegsgestammel » - Rose Ausländer au Pays des Mots

Parmi la foule de poètes et poétesses allemand(e)s et autrichien(ne)s qui mériteraient d'être présenté(e)s, il était bien nécessaire de faire un choix – un choix guidé tout d'abord par la question de la traduction : quels auteurs de poésie allemande peut-on lire à ce jour en traduction française ? Pour le 20e siècle et plus précisément l'époque qui a suivi la seconde guerre mondiale, il y en a peu, même très peu. Mais au cours des dix dernières années, le grand public et les philologues francophones ont montré un intérêt particulier pour une poétesse dont la vie et l'œuvre permettent d'évoquer également l'histoire d'une région bien spécifique ainsi qu'un ensemble de poètes. Il s'agit de Rose Ausländer, de la ville de Czernowitz et des poètes juifs originaires de la Bucovine.

carte
Cartes géographiques de la Bucovine vers 1910 et de l'Europe de l'Est en 2005 -
images extraites de l'ouvrage Poèmes de Czernovitz de François Mathieu, p. 16 et 23

Czernowitz (aujourd'hui « Tchernivtsi » ou « Tchernovtsy ») est une ville du sud-ouest de l'Ukraine, près de la frontière roumaine. Quand Rosalie Beatrice Scherzer naît à Czernowitz le 11 mai 1901, cette ville fait encore partie de l'empire austro-hongrois et personne ne se doute à ce moment-là de l'histoire tumultueuse et douloureuse qu'elle devra traverser. En effet, entre 1918 et 1946, la région de la Bucovine – littéralement « le pays des hêtres », une région au nord-est des Carpates, riche en hêtraies et forêts – va subir de gros chamboulements : quand l'empire austro-hongrois s'effondre en 1918, elle devient d'abord une province de la Grande Roumanie, avant d'être annexée par l'Union soviétique de juin 1940 à juillet 1941 puis occupée par les Roumains et les Allemands, ‘libérée' par l'armée rouge en 1944 et finalement rattachée à la République socialiste soviétique d'Ukraine en 1946. Ces quelques dates ne permettent néanmoins que d'effleurer l'histoire d'une région et d'une ville cosmopolite et prospère qui, telle l'île d'Atlantide, sera condamnée à être engloutie. Car Czernowitz est, jusqu'en 1918, une ville extraordinaire pour son caractère multilingue et multiethnique : y vivent des Allemands, des Ukrainiens, des Juifs, des Roumains, des Ruthènes et d'autres minorités, et on y parle au moins quatre langues, à savoir l'allemand, le roumain, le ruthène et le yiddish. La poétesse d'origine juive y passera une enfance empreinte à la fois de l'héritage spirituel et religieux hassidique1 et de l'héritage culturel et littéraire de la région. Dans son essai consacré à cette région, Rose Ausländer se souvient :

Il y avait ici des schopenhaueriens, des adulateurs de Nietzsche, des spinozistes, des kantiens, des marxistes, des freudiens. On s'enthousiasmait pour Hölderlin, Rilke, Stefan George, Trakl, Else Lasker-Schüler, Thomas Mann, Hesse, Gottfried Benn, Bertolt Brecht. On dévorait les œuvres classiques et modernes de la littérature étrangère, en particulier française, russe, anglaise et américaine. Chaque disciple était pénétré de la mission de son maître de pensée. [...] Dans cette atmosphère, un homme intéressé par les choses de l'esprit était ‘obligé' de réfléchir aux problèmes philosophiques, politiques, littéraires ou artistiques, ou de s'exercer lui-même dans l'un de ces domaines.2

Dans ce creuset de culture, de nombreux Juifs se lancèrent dans l'écriture et dans la poésie. Si ces poètes ne formèrent jamais un groupe organisé, cela n'empêcha pourtant pas Alfred Margul-Sperber (1898 - 1967), l'un des plus âgés parmi la kyrielle de poètes, de parler d'un « chœur invisible ». De ce « chœur invisible », ce sera l'un des plus jeunes et des plus novateurs, Paul Antschel, plus connu sous le nom de Paul Celan (1920 - 1970), qui acquerra la plus grande réputation.3

La ville de Czernowitz, la région de la Bucovine et la rivière Pruth marqueront l'œuvre entière de Rose Ausländer. Dans les nombreux poèmes qui ont pour sujet ce pays natal, on peut observer une harmonie entre la nature et la culture, une symbiose influencée très probablement par la culture hassidique et la philosophie spinoziste :

Pruth

Da zirpten die Kiesel im Pruth
ritzten flüchtige Muster in
unsre Sohlen

Narzisse wir lagen im Wasserspiegel
hielten uns selbst im Arm

Nachts vom Wind bedeckt
Bett mit Fischen gefüllt
Goldfisch der Mond

Schläfenlockengeflüster :
der Rabbi in Kaftan und Stramel
von glückäugigen Chassidim umringt

Vögel - wir kennen nicht
ihre Namen ihr Schrei
lockt und erschreckt
Auch unser Gefieder ist fertig
wir folgen euch
über Kukuruzfelder
schaukelnde Synagogen

Immer zurück zum Pruth

Flöße
(aus Holz oder Johannisbrot?)
pruthab
Wohin ihr Eilenden
und wir hier allein
mit den Steinen ? 

Pruth

Les galets chantaient dans le Pruth
gravant d'éphémères motifs sur
nos semelles

Narcisses nous reposions dans le miroir de l'eau
nous tenant nous-mêmes enlacés

La nuit couverture de vent
lit peuplé de poissons
et poisson d'or la lune

Chuchotement de peot :
le rabbi en caftan et stramel
entouré de hassidim aux yeux bonheur

Des oiseaux - nous ignorons
leur nom leur cri
attire et effraie
Notre plumage aussi est prêt
nous vous suivons
par-delà les champs de cucuruz
le balancement des synagogues

Éternel retour au Pruth

Des radeaux
(en bois ou en pain de saint-Jean ?)
descendent le Pruth
Où allez-vous si pressés
et nous seuls ici
avec les pierres?

L'image du pays natal que Rose Ausländer transmet dans ses poèmes est une image idéalisée, mythique, idyllique, embellie par le souvenir. La conjuration de ce paradis perdu est liée aux événements historiques et biographiques qui se succédèrent à partir de 1920 et qui mirent un terme brutal à sa jeunesse heureuse. En 1920, la vie à Czernowitz commence en effet à devenir difficile pour Rose Ausländer : son père décède, le nationalisme roumain devient de plus en plus envahissant et les minorités ethniques et culturelles sont de moins en moins tolérées. La mère de Rose ne pouvant plus subvenir aux besoins de la famille, elle pousse sa fille à quitter Czernowitz et à émigrer aux États-Unis. Rose n'a que 19 ans lorsqu'elle quitte sa mère, sa famille et sa région natale et qu'elle débarque à New York le 1er avril 1921. Ignaz (Irving) Ausländer, son amoureux de l'époque, l'accompagne, elle l'épousera deux ans plus tard, divorcera en 1930, mais gardera son nom dont la signification (« étranger ») traduit si bien sa condition existentielle. En 1931, Rose retourne à Czernowitz pour s'occuper de sa mère malade, elle mène déjà une existence nomade entre Czernowitz, Bucarest et New York. Quand la seconde guerre mondiale éclate, elle est à New York, mais peu de temps après, elle répond à un appel de sa mère malade et retourne à Czernowitz pour la soigner. Ayant perdu la nationalité américaine, tous les efforts pour s'évader d'Europe resteront vains et Rose vivra sous l'occupation nazie jusqu'en 1944, forcée d'abord de vivre dans le ghetto des Juifs et ensuite de se cacher dans les caves pour échapper à la déportation en Transnistrie, où quelque 220 000 Juifs mourront dans des camps d'extermination. Rose Ausländer doit sa survie à des personnes comme Hanna Kawa qui, de Bucarest, lui procurait des vivres en cachette. Pour les Juifs rescapés, la libération par les Russes en 1944 ne sera toutefois qu'une fausse libération puisqu'ils seront ensuite poursuivis non plus en tant que Juifs, mais en tant qu'Allemands. Toute personne juive et germanophone apte à travailler mais sans travail sera alors déportée dans des camps de travail en Russie. En 1947, un an après que Rose Ausländer est finalement parvenue à rejoindre les États-Unis, sa mère décède et Rose s'effondre. Elle a perdu tout ce qu'elle associait à sa patrie : sa mère, sa ville, sa jeunesse, et de nombreux amis. Ce traumatisme s'exprimera par l'abandon de la langue allemande, à laquelle elle ne reviendra que dix ans plus tard, et par une vie qui ne cessera d'être errante et fragile.

Sans tomber dans le biographisme, il s'agit de montrer à quel point les expériences vécues par Rose Ausländer ainsi que le contexte historico-culturel sont intrinsèques à ses poèmes et à sa poétologie. Ainsi, le premier recueil de Rose Ausländer, intitulé Der Regenbogen L'arc-en-ciel »), est déjà étroitement lié à l'histoire de l'époque. Il paraît en 1939, avec l'aide de l'écrivain Alfred Margul-Sperber. Il n'y a pas de moment plus inopportun puisque les livres écrits par des Juifs ne sont plus pris en considération en pays germanophone. L'œuvre n'aura donc aucun succès et une partie du tirage sera même détruit. Plus tard, Rose Ausländer elle-même rejettera ces poèmes qui restent encore attachés aux formes traditionnelles, à la rime, au mètre et à la strophe.


 

1 Le mot « hassidisme » désigne un courant mystique juif qui a fort influencé le judaïsme allemand et qui s'est développé à partir du Moyen Âge jusqu'au 19e siècle.
2 Cf. Rose Ausländer, « Erinnerungen an eine Stadt. »,  in : Rose Ausländer. Materialien zu Leben und Werk  / sous la dir. de Helmut Braun, Frankfurt a. M. : Fischer, 1992, p. 7-10. La traduction française est citée d'après : Poèmes de Czernovitz. Douze poètes juifs de langue allemande, traduits et présentés par François Mathieu, Paris : Editions Laurence Teper, 2008, p. 27-29.
3 Dans son ouvrage intitulé  Poèmes de Czernovitz, François Mathieu présente douze poètes de la Bucovine, à savoir Rose Ausländer, Klara Blum, Paul Celan, David Goldfeld, Alfred Gong, Alfred Kittner, Alfred Margul-Sperber, Selma Meerbaum-Eisinger, Moses Rosenkranz, Ilana Shmueli, Immanuel Weissglas et Manfred Winkler.
 

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