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Rose Ausländer

02 février 2012
Rose Ausländer

« Blumenworte / Kriegsgestammel » - Rose Ausländer au Pays des Mots

Parmi la foule de poètes et poétesses allemand(e)s et autrichien(ne)s qui mériteraient d'être présenté(e)s, il était bien nécessaire de faire un choix – un choix guidé tout d'abord par la question de la traduction : quels auteurs de poésie allemande peut-on lire à ce jour en traduction française ? Pour le 20e siècle et plus précisément l'époque qui a suivi la seconde guerre mondiale, il y en a peu, même très peu. Mais au cours des dix dernières années, le grand public et les philologues francophones ont montré un intérêt particulier pour une poétesse dont la vie et l'œuvre permettent d'évoquer également l'histoire d'une région bien spécifique ainsi qu'un ensemble de poètes. Il s'agit de Rose Ausländer, de la ville de Czernowitz et des poètes juifs originaires de la Bucovine.

carte
Cartes géographiques de la Bucovine vers 1910 et de l'Europe de l'Est en 2005 -
images extraites de l'ouvrage Poèmes de Czernovitz de François Mathieu, p. 16 et 23

Czernowitz (aujourd'hui « Tchernivtsi » ou « Tchernovtsy ») est une ville du sud-ouest de l'Ukraine, près de la frontière roumaine. Quand Rosalie Beatrice Scherzer naît à Czernowitz le 11 mai 1901, cette ville fait encore partie de l'empire austro-hongrois et personne ne se doute à ce moment-là de l'histoire tumultueuse et douloureuse qu'elle devra traverser. En effet, entre 1918 et 1946, la région de la Bucovine – littéralement « le pays des hêtres », une région au nord-est des Carpates, riche en hêtraies et forêts – va subir de gros chamboulements : quand l'empire austro-hongrois s'effondre en 1918, elle devient d'abord une province de la Grande Roumanie, avant d'être annexée par l'Union soviétique de juin 1940 à juillet 1941 puis occupée par les Roumains et les Allemands, ‘libérée' par l'armée rouge en 1944 et finalement rattachée à la République socialiste soviétique d'Ukraine en 1946. Ces quelques dates ne permettent néanmoins que d'effleurer l'histoire d'une région et d'une ville cosmopolite et prospère qui, telle l'île d'Atlantide, sera condamnée à être engloutie. Car Czernowitz est, jusqu'en 1918, une ville extraordinaire pour son caractère multilingue et multiethnique : y vivent des Allemands, des Ukrainiens, des Juifs, des Roumains, des Ruthènes et d'autres minorités, et on y parle au moins quatre langues, à savoir l'allemand, le roumain, le ruthène et le yiddish. La poétesse d'origine juive y passera une enfance empreinte à la fois de l'héritage spirituel et religieux hassidique1 et de l'héritage culturel et littéraire de la région. Dans son essai consacré à cette région, Rose Ausländer se souvient :

Il y avait ici des schopenhaueriens, des adulateurs de Nietzsche, des spinozistes, des kantiens, des marxistes, des freudiens. On s'enthousiasmait pour Hölderlin, Rilke, Stefan George, Trakl, Else Lasker-Schüler, Thomas Mann, Hesse, Gottfried Benn, Bertolt Brecht. On dévorait les œuvres classiques et modernes de la littérature étrangère, en particulier française, russe, anglaise et américaine. Chaque disciple était pénétré de la mission de son maître de pensée. [...] Dans cette atmosphère, un homme intéressé par les choses de l'esprit était ‘obligé' de réfléchir aux problèmes philosophiques, politiques, littéraires ou artistiques, ou de s'exercer lui-même dans l'un de ces domaines.2

Dans ce creuset de culture, de nombreux Juifs se lancèrent dans l'écriture et dans la poésie. Si ces poètes ne formèrent jamais un groupe organisé, cela n'empêcha pourtant pas Alfred Margul-Sperber (1898 - 1967), l'un des plus âgés parmi la kyrielle de poètes, de parler d'un « chœur invisible ». De ce « chœur invisible », ce sera l'un des plus jeunes et des plus novateurs, Paul Antschel, plus connu sous le nom de Paul Celan (1920 - 1970), qui acquerra la plus grande réputation.3

La ville de Czernowitz, la région de la Bucovine et la rivière Pruth marqueront l'œuvre entière de Rose Ausländer. Dans les nombreux poèmes qui ont pour sujet ce pays natal, on peut observer une harmonie entre la nature et la culture, une symbiose influencée très probablement par la culture hassidique et la philosophie spinoziste :

Pruth

Da zirpten die Kiesel im Pruth
ritzten flüchtige Muster in
unsre Sohlen

Narzisse wir lagen im Wasserspiegel
hielten uns selbst im Arm

Nachts vom Wind bedeckt
Bett mit Fischen gefüllt
Goldfisch der Mond

Schläfenlockengeflüster :
der Rabbi in Kaftan und Stramel
von glückäugigen Chassidim umringt

Vögel - wir kennen nicht
ihre Namen ihr Schrei
lockt und erschreckt
Auch unser Gefieder ist fertig
wir folgen euch
über Kukuruzfelder
schaukelnde Synagogen

Immer zurück zum Pruth

Flöße
(aus Holz oder Johannisbrot?)
pruthab
Wohin ihr Eilenden
und wir hier allein
mit den Steinen ? 

Pruth

Les galets chantaient dans le Pruth
gravant d'éphémères motifs sur
nos semelles

Narcisses nous reposions dans le miroir de l'eau
nous tenant nous-mêmes enlacés

La nuit couverture de vent
lit peuplé de poissons
et poisson d'or la lune

Chuchotement de peot :
le rabbi en caftan et stramel
entouré de hassidim aux yeux bonheur

Des oiseaux - nous ignorons
leur nom leur cri
attire et effraie
Notre plumage aussi est prêt
nous vous suivons
par-delà les champs de cucuruz
le balancement des synagogues

Éternel retour au Pruth

Des radeaux
(en bois ou en pain de saint-Jean ?)
descendent le Pruth
Où allez-vous si pressés
et nous seuls ici
avec les pierres?

L'image du pays natal que Rose Ausländer transmet dans ses poèmes est une image idéalisée, mythique, idyllique, embellie par le souvenir. La conjuration de ce paradis perdu est liée aux événements historiques et biographiques qui se succédèrent à partir de 1920 et qui mirent un terme brutal à sa jeunesse heureuse. En 1920, la vie à Czernowitz commence en effet à devenir difficile pour Rose Ausländer : son père décède, le nationalisme roumain devient de plus en plus envahissant et les minorités ethniques et culturelles sont de moins en moins tolérées. La mère de Rose ne pouvant plus subvenir aux besoins de la famille, elle pousse sa fille à quitter Czernowitz et à émigrer aux États-Unis. Rose n'a que 19 ans lorsqu'elle quitte sa mère, sa famille et sa région natale et qu'elle débarque à New York le 1er avril 1921. Ignaz (Irving) Ausländer, son amoureux de l'époque, l'accompagne, elle l'épousera deux ans plus tard, divorcera en 1930, mais gardera son nom dont la signification (« étranger ») traduit si bien sa condition existentielle. En 1931, Rose retourne à Czernowitz pour s'occuper de sa mère malade, elle mène déjà une existence nomade entre Czernowitz, Bucarest et New York. Quand la seconde guerre mondiale éclate, elle est à New York, mais peu de temps après, elle répond à un appel de sa mère malade et retourne à Czernowitz pour la soigner. Ayant perdu la nationalité américaine, tous les efforts pour s'évader d'Europe resteront vains et Rose vivra sous l'occupation nazie jusqu'en 1944, forcée d'abord de vivre dans le ghetto des Juifs et ensuite de se cacher dans les caves pour échapper à la déportation en Transnistrie, où quelque 220 000 Juifs mourront dans des camps d'extermination. Rose Ausländer doit sa survie à des personnes comme Hanna Kawa qui, de Bucarest, lui procurait des vivres en cachette. Pour les Juifs rescapés, la libération par les Russes en 1944 ne sera toutefois qu'une fausse libération puisqu'ils seront ensuite poursuivis non plus en tant que Juifs, mais en tant qu'Allemands. Toute personne juive et germanophone apte à travailler mais sans travail sera alors déportée dans des camps de travail en Russie. En 1947, un an après que Rose Ausländer est finalement parvenue à rejoindre les États-Unis, sa mère décède et Rose s'effondre. Elle a perdu tout ce qu'elle associait à sa patrie : sa mère, sa ville, sa jeunesse, et de nombreux amis. Ce traumatisme s'exprimera par l'abandon de la langue allemande, à laquelle elle ne reviendra que dix ans plus tard, et par une vie qui ne cessera d'être errante et fragile.

Sans tomber dans le biographisme, il s'agit de montrer à quel point les expériences vécues par Rose Ausländer ainsi que le contexte historico-culturel sont intrinsèques à ses poèmes et à sa poétologie. Ainsi, le premier recueil de Rose Ausländer, intitulé Der Regenbogen L'arc-en-ciel »), est déjà étroitement lié à l'histoire de l'époque. Il paraît en 1939, avec l'aide de l'écrivain Alfred Margul-Sperber. Il n'y a pas de moment plus inopportun puisque les livres écrits par des Juifs ne sont plus pris en considération en pays germanophone. L'œuvre n'aura donc aucun succès et une partie du tirage sera même détruit. Plus tard, Rose Ausländer elle-même rejettera ces poèmes qui restent encore attachés aux formes traditionnelles, à la rime, au mètre et à la strophe.


 

1 Le mot « hassidisme » désigne un courant mystique juif qui a fort influencé le judaïsme allemand et qui s'est développé à partir du Moyen Âge jusqu'au 19e siècle.
2 Cf. Rose Ausländer, « Erinnerungen an eine Stadt. »,  in : Rose Ausländer. Materialien zu Leben und Werk  / sous la dir. de Helmut Braun, Frankfurt a. M. : Fischer, 1992, p. 7-10. La traduction française est citée d'après : Poèmes de Czernovitz. Douze poètes juifs de langue allemande, traduits et présentés par François Mathieu, Paris : Editions Laurence Teper, 2008, p. 27-29.
3 Dans son ouvrage intitulé  Poèmes de Czernovitz, François Mathieu présente douze poètes de la Bucovine, à savoir Rose Ausländer, Klara Blum, Paul Celan, David Goldfeld, Alfred Gong, Alfred Kittner, Alfred Margul-Sperber, Selma Meerbaum-Eisinger, Moses Rosenkranz, Ilana Shmueli, Immanuel Weissglas et Manfred Winkler.
 

Une deuxième phase importante de sa production artistique correspond aux années de guerre, entre 1941 et 1944. Dans son essai intitulé Alles kann Motiv sein, elle raconte son existence précaire dans le ghetto et dans les caves, et elle y évoque l'importance de l'écriture :

Pourquoi j'écris ? [...] Czernowitz 1941. Les nazis occupèrent la ville et restèrent jusqu'au printemps de l'année 1944. Ghetto, misère, horreur, transports de la mort. Durant ces années, nous rencontrions de temps à autre des amis en secret, pour lire des poèmes, souvent au péril de notre vie. Face à l'insupportable réalité, seuls deux comportements étaient possibles : soit on s'abandonnait au désespoir, soit on passait dans une autre réalité, dans la réalité spirituelle. En tant que Juifs condamnés à mort, nous ressentions un besoin de consolation indicible. Et pendant que nous attendions la mort, certains d'entre nous habitaient dans des mots-rêves – notre foyer traumatique dans notre existence apatride. Écrire, c'était vivre. Survivre. 4

Durant cette période, Rose Ausländer écrit trente-trois poèmes qui sont réunis dans le cycle Gettomotive. Les motifs principaux de sa poésie y sont déjà présents et ils réapparaîtront de manière itérative dans toute son œuvre. Il s'agit (entre autres) du rêve, du souffle, de la lune et du soleil, du ciel et des étoiles, du jour et de la nuit, de la maison et de la mère, du silence, du chant du rossignol et de quantité de motifs religieux. Ces poèmes reflètent également l'influence de poètes que Rose admirait tout particulièrement. Le poème Ohne Wein und Brot peut ainsi être lu ex negativo comme réponse à une élégie de Friedrich Hölderlin (1770 - 1843) intitulée Brot und Wein (cf. Lajarrige, 2003). Rose Ausländer renoue d'ailleurs avec la tonalité élégiaque propre aux poèmes de cet auteur.

Ohne Wein und Brot

In unserm Herzen ist die Nacht zu Haus
und will dem Lichte eines Tags nicht weichen.
An unsre Schläfe schlägt die Fledermaus
ein unentwirrbar blutiges Hakenzeichen.

An allen Enden fletschen ihre Zähne
die Wölfe, ihre Augen funkeln rot.
Es rüsten sich des greisen Volkes Söhne
zum Abendmahle ohne Wein und Brot.

Die Silberbecher rollen aus der Hand.
Die Brunnen sind vergast. Die Lüfte stechen.
Was wir besitzen : eine Klagewand,
an der die Fluten unsrer Tränen brechen.

Sans vin ni pain

Dans notre cœur la nuit est chez elle
et refuse de céder à la lumière d'un jour.
Sur notre tempe la chauve-souris frappe
un signe à crochets inextricablement sanglant.

Partout les loups grincent des dents,
leurs yeux lancent des étincelles rouges.
Les fils du peuple antique se préparent
pour la cène sans vin ni pain.

Les calices d'argent tombent de la main.
Les fontaines sont gazées. Les airs brûlent.
Notre bien : un mur de lamentations
sur lequel les flots de nos larmes se brisent.

auslander1
Portrait de Rose Ausländer en 1951 - image extraite de l'ouvrage Rose Ausländer. Materialien zu Leben und Werk, p. 120

Pendant les années 1950, Rose Ausländer écrit des poèmes en anglais, rassemblés dans le volume The Forbidden Tree. La Shoah a produit chez elle un blocage linguistique, une inhibition qui lui interdit d'écrire dans la « langue des meurtriers », qui est pourtant sa langue maternelle. Cette phase artistique sera toutefois décisive pour l'évolution de son écriture vers des formes beaucoup plus concises. Ce changement stylistique assez radical a été expliqué de différentes manières. D'une part, Rose Ausländer elle-même a formulé une interprétation générale alliant poétologie et histoire : suite aux événements cauchemardesques de la guerre, « la rime s'effondra et les mots-fleurs fanèrent »5. D'autre part, on peut expliquer ce changement par l'influence d'auteurs américains contemporains comme Marianne Moore, Wallace Stevens et E. E. Cummings. C'est d'ailleurs grâce aux encouragements de Marianne Moore que Rose Ausländer renouera avec la langue allemande. Finalement, les deux rencontres de Rose Ausländer avec Paul Celan à Paris ont certainement conforté la poétesse dans son évolution stylistique. En fait, Rose Ausländer avait déjà rencontré Paul Celan à Czernowitz et ils s'étaient échangés des poèmes durant l'occupation nazie. Plus de dix ans plus tard, pendant son voyage en Europe, elle renoue brièvement avec cet artiste qui, très tôt déjà, avait osé révolutionner les formes poétiques. Ainsi, en 1957, Rose Ausländer revient aux événements tragiques auxquels elle a survécu et les exprime dans sa langue maternelle, dans un style nouveau. Les poèmes Versöhnlich et Damit kein Licht uns liebe sont des exemples particulièrement représentatifs :

Versöhnlich

Versöhnlich
mein Gettoherz
will sich verwandeln
in eine hellere Kraft

Réconciliation

Conciliateur
mon cœur ghetto
veut se muer                 
en une force plus claire

Damit kein Licht uns liebe

Sie kamen
mit scharfen Fahnen und Pistolen
schossen alle Sterne und den Mond ab
damit kein Licht uns bliebe
damit kein Licht und liebe

Da begruben wir die Sonne
Es war eine unendliche Sonnenfinsternis

Pour qu'aucune lumière ne nous aime

Ils sont venus
portant drapeaux acérés et pistolets
ont abattu toutes les étoiles et la lune
pour qu'aucune lumière ne nous reste
pour qu'aucune lumière ne nous aime

Alors nous avons enterré le soleil
Ce fut une éclipse sans fin




 
4 Rose Ausländer, « Alles kann Motiv sein », in : Rose Ausländer, Gesammelte Werke in sieben Bänden und einem Nachtragsband mit Gesamtregister  / sous la dir. de  Helmut Braun, tome 3, Hügel aus Äther unwiderruflich. Gedichte und Prosa 1966-1975, Frankfurt a.M.: Fischer, 1984, p. 284-288, ici : p. 286  (Traduction française : Céline Letawe et Valérie Leyh).
5 « [...] der Reim in die Brüche ging. Blumenworte welkten. », in : Rose Ausländer, « Alles kann Motiv sein », p. 286. 

Il convient toutefois de battre en brèche quelques clichés au sujet de la poésie de Rose Ausländer : d'une part, Helmut Braun (2005) a pu montrer qu'on avait longtemps surestimé le rôle joué par Paul Celan dans cette évolution stylistique ; d'autre part, le grand public et les philologues ont souvent trop souligné le message de réconfort, de soulagement, d'espoir et de bonheur transmis dans les nouveaux poèmes. Il est incontestable que toute une série de poèmes en appellent – du moins à première vue – à la réconciliation et à la vie (ainsi, les deux cycles traduits en langue française se terminent par les poèmes Versöhnung (Réconciliation) et Es bleibt noch (Il reste encore)). Cette lecture est également confirmée par le retour des couleurs : alors que dans un poème des Gettomotive on pouvait lire « Le rouge, le bleu, l'orange, le vert s'éclipsent » (Ins Nichts gespannt), dans Versöhnung, on lit à présent « [...] tu peux / réordonner les choses / distribuer les couleurs / et à nouveau / dire beau ».
 
all-fran
 
Dans son excellent article sur la réception de Rose Ausländer en Allemagne, Mireille Tabah (2003) montre néanmoins que la poésie de Rose Ausländer « oscille perpétuellement entre émerveillement et horreur, rêve et traumatisme, Traum et Trauma. » Pour comprendre ces poèmes dans son ensemble, il faut donc les lire en profondeur et y découvrir le contenu latent, déceler les éléments qui souvent relativisent le message optimiste. L'ambiguïté de ces poèmes s'exprime en effet par différents moyens poétiques et stylistiques. Ainsi, dans le poème Pruth, les pierres évoquées à la dernière ligne font allusion aux pierres déposées sur les tombes juives et brisent l'idylle suggérée par les vers précédents. Dans le poème Als gäbe es, c'est l'usage de l'expres­sion « comme si » (en allemand, l'emploi du subjonctif) qui permet d'imaginer un monde aux valeurs positives en le déconstruisant au même moment :

Als gäbe es

Als gäbe es
einen Himmel
und eine aufblickende
Erde

Als gäbe es
leuchtendes Blau
dumpfes Braun

Als gäbe es
Erdworte
überirdische Worte

Als gäbe es
Deinwort Meinwort
dich und mich

Comme s'il y avait

Comme s'il y avait
un ciel
et levant les yeux
une terre

Comme s'il y avait
du bleu lumineux
du brun mat

Comme s'il y avait
des mots terrestres
des mots supraterrestres

Comme s'il y avait
un mot tien un mot mien
toi et moi

Ensuite, on peut observer dans les poèmes de Rose Ausländer une multitude d'oxymores. Il est ainsi question de l'« infinitude de la seconde » (Vom Leben gefressen), de « bûchers glaciaux » (In jenen Jahren), de la « patrie étrangère » (Heimat III) ou du « silence retentissant » (Schallendes Schweigen). Le nouveau style lapidaire, friable, disharmonieux, et tout particulièrement les oxymores sont un moyen d'exprimer ce paradoxe qui consiste à « dire l'indicible » (« Unsagbares / sagen », Lauschen). Ces oxymores, surtout celui du « silence retentissant », montrent que l'écriture de Rose Ausländer « se situe à la limite de ce silence qui, selon Adorno, serait l'attitude la plus justifiable du poète après la Shoah » (Tabah, 2003). En affirmant et niant simultanément, Rose Ausländer mène un jeu contradictoire, un ‘double jeu' qu'elle a exprimé de manière prégnante dans le poème suivant 

Doppelspiel

Wir verwalten
die Erde

verwandeln sie
in Gärten    Worte   Scheiterhaufen

Dieses Doppelspiel
Blumenworte
Kriegsgestammel

Double jeu

Nous gérons
la terre

la transformons
en jardins    mots    bûchers

Ce double jeu
Mots-fleurs
Balbutiements de guerre

Le double sens propre à cette poésie se marque également dans les poèmes qui traitent le thème de la patrie ou plutôt de la ‘mère patrie' ou ‘matrie'. Dans Mutterland Ma patrie est morte / ils l'ont enterrée / dans le feu // je vis / dans ma mère patrie / le mot »), Rose Ausländer décrit la langue, la poésie et le mot comme son nouveau refuge. Les mots sont évoqués à maintes reprises comme sa nouvelle maison, son nouveau royaume (« un royaume / de mots », Krone). Toutefois, de nombreux poèmes dévoilent également que cette nouvelle ‘matrie' correspond à un non-lieu, à une utopie. Il est dès lors symptomatique que ce lieu soit aussi associé au conte :

Ein Märchen I

Ein Mensch wandert
von Land zu Land
von Stadt zu Stadt

Er sucht einen Ort
ohne Streit ohne Haß

Ruhelos
wandert er
durch die Welt
und sucht

ein Märchen

Un conte I

Un homme marche
de pays en pays
de ville en ville

Il cherche un endroit
sans querelle sans haine

Inlassablement
il marche
à travers le monde
et cherche

un conte

Cette même idée est exprimée par l'expression « Eswareinmalheim » (« maison d'il-était-une-fois ») dans le poème Kindheit I. Quand ce refuge des mots n'est pas associé au monde fictionnel du conte, il est aussi souvent lié à celui du rêve. Le motif du rêve est d'ailleurs essentiel à la poésie de Rose Ausländer, comme le montre la lettre à E.R. Korn datant du 13 mars 1943 :

C'est merveilleux comme dans un rêve – et seuls les rêves sont la réalité – mais dans son uniformité insipide et sa dépersonnalisation meurtrière, la réalité est bien moins que le rêve. Le rêve, c'est l'espace sans limites. Et l'art ne commence que là où les limites sont abolies...6


 

6 Rose Ausländer dans une lettre à Ewald Ruprecht Korn du 13 mars 1943, citée d‘après : Helmut Braun, « ‚Es bleibt noch viel zu sagen‘. Zur Biographie von Rose Ausländer », in : Rose Ausländer. Materialien zu Leben und Werk, p. 11-33, ici : p. 20. (Traduction française : Céline Letawe et Valérie Leyh)

C'est seulement dans un monde illimité, dans un monde qui ne fait plus la différence entre la réalité, le conte et le rêve, dans un monde créé par les mots que Rose Ausländer peut trouver un refuge (illusoire) et une stabilité (toujours provisoire). La recherche d'un espace, d'une ‘matrie' inscrite dans le mot est donc étroitement liée à une quête identitaire. Des poèmes comme Mein Gedicht et Wer bin ich expriment ce lien étroit entre la création poétique et l'identité de la poétesse, une relation que le  « moi lyrique » souhaiterait indéfectible :

Mein Gedicht

Mein Gedicht
ich atme dich
ein und aus

Die Erde atmet
dich und mich
aus und ein

Aus ihrem Atem geboren
mein Gedicht

Mon poème

Mon poème
je te respire
inspire expire

La terre
te respire me respire
expire inspire

Né de son souffle
mon poème

Wer bin ich

Wenn ich verzweifelt bin
schreib ich Gedichte

Bin ich fröhlich
schreiben sich Gedichte
in mich

Wer bin ich
wenn ich nicht
schreibe

Qui suis-je

Quand je suis désespérée
j'écris des poèmes

Quand je suis gaie
des poèmes s'écrivent
en moi

Qui suis-je
quand je
n'écris pas

De surcroît, l'expression « Deinwort » (mot tien) dans le poème Als gäbe es manifeste que le mot (comme métonymie de la poésie) joue également le rôle d'un vis-à-vis, d'une présence face à un état de déréliction. Influencés entre autres par la philosophie du dialogue de Martin Buber (1878 - 1965), les poèmes de Rose Ausländer recherchent ainsi continuellement un lien avec l'autre, un lien entre le je et le tu. Ce même poème  Als gäbe es révèle pourtant que cette intercompréhension, cette ouverture vers l'autre, ce rapport dialogique restent dans le mode du subjonctif, donc du souhait, du rêve.

Portrait de Rose Ausländer en 1975 -
image extraite de l'ouvrage Rose Ausländer. Materialien zu Leben und Werk, p. 125 
auslander2

À partir de 1973, Rose Ausländer vit dans le « Nelly-Sachs-Haus » à Düsseldorf, une maison médicalisée de la communauté juive. Pendant les dernières années de sa vie, elle ne quitte plus sa chambre. Même grabataire, elle reste très productive et écrit encore de nombreux cycles de poèmes. Durant la dernière phase de sa carrière artistique (de 1979 à 1986), ses poèmes déjà lapidaires se réduisent encore et se limitent à évoquer les motifs originels de la poésie. Un mot comme « Ève » débouche ainsi sur tout un monde de signifiés, permet d'être associé à Adam, au serpent, à l'arbre de la connaissance, à la condition de la femme, aux questions du genre. Pour les lecteurs assidus des poèmes de Rose Ausländer, un simple mot déclenche un réseau d'associations infinies. Parmi les thèmes qui traversent son œuvre entière – et dont seuls quelques-uns ont pu être évoqués ici – les thèmes de l'âge, de la vanité et de la mort deviennent prépondérants à la fin de sa vie : Ich bin der Sand / im Stundenglas

 Ich bin der Sand
im Stundenglas
und rinne
ins Tal der Zeit
die mich umarmt
Je suis le sable
dans le sablier
et je coule
dans la vallée du temps
qui m'enlace

Ces thèmes ne l'empêchèrent pourtant pas de vouloir continuer, de ressentir la nécessité et le désir de s'exprimer « encore ». Cette volonté s'exprime notamment dans les titres qu'elle donne à ces cycles de poèmes Es bleibt noch viel zu sagen ou Noch ist Raum (« Il y a encore beaucoup à dire » / « Il y encore de l'espace »). L'ampleur de son œuvre  (il s'agit de plus de 2500 textes qui s'étalent sur environ soixante ans) montre bien que le besoin d'écrire de Rose Ausländer était (quasi) inépuisable :

Noch

Noch eine Zeile
           ein Wort
           eine Silbe
           ein Buchstabe
           ein Punkt

Encore

Encore une ligne
              un mot
              une syllabe
              une lettre
              un point

Épilogue

Pour une poétesse qui, sans répit, était à la découverte de nouvelles contrées et qui recherchait continuellement un équilibre et un appui dans le contact avec l'autre, avec l'étranger, le fait que ses poèmes soient traduits et lus dans une autre langue et par de nouveaux « tu » est certainement une forme de reconnaissance qu'elle aurait accueillie avec joie. Par son style laconique et son vocabulaire très souvent limité à des mots riches en expressivité, mais simples et quotidiens, les poèmes de Rose Ausländer sont en outre très accessibles – un argument de plus pour partir à la découverte d'une partie de l'histoire européenne, d'une région géographique, d'une poétesse, d'une femme... et, last but not least, de la poésie en langue allemande !

Valérie Leyh
Février 2012
 
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Valérie Leyh est doctorante FNRS à l'Université de Liège. Ses principales recherches portent sur la littérature du réalisme allemand (Theodor Storm, Adalbert Stifter, Theodor Fontane) et sur la littérature du modernisme viennois. Son projet de recherche porte sur les "Rumeurs comme procédé littéraire dans les textes narratifs de Theodor Storm et Arthur Schnitzler.
 
 
Références bibliographiques des poèmes:
  • Poèmes Pruth, Damit kein Licht uns liebe, Schallendes Schweigen, Versöhnlich et leurs traductions : Rose Ausländer, Blinder Sommer / Été aveugle, traduit et présenté par Dominique Venard, Baumes-les-Dames : AEncrages & co, 2010.
  • Poèmes Als gäbe es, Mein Gedicht et leurs traductions : Rose Ausländer, Kreisen / Cercles, traduit de l'allemand et présenté par Dominique Venard, Baumes-les-Dames : AEncrages & co, 2010.
  • Traductions françaises des poèmes Ohne Wein und Brot, Wer bin ich, Mutterland, Ins Nichts gespannt : Poèmes de Czernovitz. Douze poètes juifs de langue allemande, traduits de l'allemand et présentés par François Mathieu, Paris : Editions Laurence Teper, 2008.
  • Traductions françaises des poèmes Doppelspiel, Ein Märchen I, Ich bin der Sand im Stundenglas et Noch : Céline Letawe et Valérie Leyh
  • Versions originales des poèmes : Rose Ausländer, Gesammelte Werke in sieben Bänden und einem Nachtragsband mit Gesamtregister / sous la dir. de Helmut Braun, Frankfurt a. M. : Fischer, 1984-1990.
 
Bibliographie des ouvrages scientifiques
Rose Ausländer. Materialien zu Leben und Werk  / sous la dir. de Helmut Braun, Frankfurt a. M. : Fischer, 1992.
Helmut Braun, « Ich bin fünftausend Jahre jung ». Rose Ausländer. Zu ihrer Biographie, Stuttgart : Radius-Verlag, 1999.
Helmut Braun, « ‚Du hast mit deinen Sternen nicht gespart‘. Zum Verhältnis von Rose Ausländer und Paul Celan », in : Gedichte de Rose Ausländer / sous la dir. de Jacques Lajarrige et Marie-Hélène Quéval, Nantes : Editions du temps, 2005, p. 83-100.
Helmut Braun, « ‚Gedichteschreiben / ein Handwerk.‘ Strukturen im Werk der Lyrikerin Rose Ausländer », in : « Blumenworte welkten ». Identität und Fremdheit in Rose Ausländers Lyrik / sous la dir. de Jens Birkmeyer, Bielefeld : Aisthesis Verlag, 2008, p. 55-66.
Geneviève Humbert-Knitel, « Rose Ausländer (1901-1988) et le mythe de Czernowitz », in : Gedichte de Rose Ausländer / sous la dir. de Jacques Lajarrige et Marie-Hélène Quéval, Nantes : Editions du temps, 2005, p. 9-25.
Jacques Lajarrige, « Dire l'enfermement - le cycle Gettomotive (1942-1944) de Rose Ausländer », in : Études Germaniques 58 (2003) 2, p. 317-338.
Jacques Lajarrige, « ‚Du und du und du.' Formes et détours de l'altérité chez Rose Ausländer », in : Le Texte et l'Idée 21 (2006), p. 99-118.
Mireille Tabah, « La réception de Rose Ausländer en Allemagne après la Shoah », in : Études Germaniques 58 (2003) 2, p. 183-196.
 
Références des ouvrages traduits en langue française
Rose Ausländer, Je compte les étoiles de mes mots, traduit par Edmond Verroul, Éditions Héros-Limite, 2011
Rose Ausländer, Blinder Sommer / Été aveugle, traduit et présenté par Dominique Venard, Baumes-les-Dames : AEncrages & co, 2010.
Rose Ausländer, Kreisen / Cercles, traduit de l'allemand et présenté par Dominique Venard, Baumes-les-Dame : AEncrages & co, 2010.
Dominique Venard a traduit deux cycles de poèmes de Rose Ausländer. Ces deux ouvrages présentent les poèmes en version bilingue.
Poèmes de Czernovitz. Douze poètes juifs de langue allemande, traduits de l'allemand et présentés par François Mathieu, Paris : Éditions Laurence Teper, 2008 (Ouvrage qui présente douze poètes juifs de la Bucovine. Après un aperçu historique et géographique, François Mathieu introduit chaque auteur séparément et présente une série de poèmes en traduction française.)


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