Rose Ausländer

C'est seulement dans un monde illimité, dans un monde qui ne fait plus la différence entre la réalité, le conte et le rêve, dans un monde créé par les mots que Rose Ausländer peut trouver un refuge (illusoire) et une stabilité (toujours provisoire). La recherche d'un espace, d'une ‘matrie' inscrite dans le mot est donc étroitement liée à une quête identitaire. Des poèmes comme Mein Gedicht et Wer bin ich expriment ce lien étroit entre la création poétique et l'identité de la poétesse, une relation que le  « moi lyrique » souhaiterait indéfectible :

Mein Gedicht

Mein Gedicht
ich atme dich
ein und aus

Die Erde atmet
dich und mich
aus und ein

Aus ihrem Atem geboren
mein Gedicht

Mon poème

Mon poème
je te respire
inspire expire

La terre
te respire me respire
expire inspire

Né de son souffle
mon poème

Wer bin ich

Wenn ich verzweifelt bin
schreib ich Gedichte

Bin ich fröhlich
schreiben sich Gedichte
in mich

Wer bin ich
wenn ich nicht
schreibe

Qui suis-je

Quand je suis désespérée
j'écris des poèmes

Quand je suis gaie
des poèmes s'écrivent
en moi

Qui suis-je
quand je
n'écris pas

De surcroît, l'expression « Deinwort » (mot tien) dans le poème Als gäbe es manifeste que le mot (comme métonymie de la poésie) joue également le rôle d'un vis-à-vis, d'une présence face à un état de déréliction. Influencés entre autres par la philosophie du dialogue de Martin Buber (1878 - 1965), les poèmes de Rose Ausländer recherchent ainsi continuellement un lien avec l'autre, un lien entre le je et le tu. Ce même poème  Als gäbe es révèle pourtant que cette intercompréhension, cette ouverture vers l'autre, ce rapport dialogique restent dans le mode du subjonctif, donc du souhait, du rêve.

Portrait de Rose Ausländer en 1975 -
image extraite de l'ouvrage Rose Ausländer. Materialien zu Leben und Werk, p. 125 
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À partir de 1973, Rose Ausländer vit dans le « Nelly-Sachs-Haus » à Düsseldorf, une maison médicalisée de la communauté juive. Pendant les dernières années de sa vie, elle ne quitte plus sa chambre. Même grabataire, elle reste très productive et écrit encore de nombreux cycles de poèmes. Durant la dernière phase de sa carrière artistique (de 1979 à 1986), ses poèmes déjà lapidaires se réduisent encore et se limitent à évoquer les motifs originels de la poésie. Un mot comme « Ève » débouche ainsi sur tout un monde de signifiés, permet d'être associé à Adam, au serpent, à l'arbre de la connaissance, à la condition de la femme, aux questions du genre. Pour les lecteurs assidus des poèmes de Rose Ausländer, un simple mot déclenche un réseau d'associations infinies. Parmi les thèmes qui traversent son œuvre entière – et dont seuls quelques-uns ont pu être évoqués ici – les thèmes de l'âge, de la vanité et de la mort deviennent prépondérants à la fin de sa vie : Ich bin der Sand / im Stundenglas

 Ich bin der Sand
im Stundenglas
und rinne
ins Tal der Zeit
die mich umarmt
Je suis le sable
dans le sablier
et je coule
dans la vallée du temps
qui m'enlace

Ces thèmes ne l'empêchèrent pourtant pas de vouloir continuer, de ressentir la nécessité et le désir de s'exprimer « encore ». Cette volonté s'exprime notamment dans les titres qu'elle donne à ces cycles de poèmes Es bleibt noch viel zu sagen ou Noch ist Raum (« Il y a encore beaucoup à dire » / « Il y encore de l'espace »). L'ampleur de son œuvre  (il s'agit de plus de 2500 textes qui s'étalent sur environ soixante ans) montre bien que le besoin d'écrire de Rose Ausländer était (quasi) inépuisable :

Noch

Noch eine Zeile
           ein Wort
           eine Silbe
           ein Buchstabe
           ein Punkt

Encore

Encore une ligne
              un mot
              une syllabe
              une lettre
              un point

Épilogue

Pour une poétesse qui, sans répit, était à la découverte de nouvelles contrées et qui recherchait continuellement un équilibre et un appui dans le contact avec l'autre, avec l'étranger, le fait que ses poèmes soient traduits et lus dans une autre langue et par de nouveaux « tu » est certainement une forme de reconnaissance qu'elle aurait accueillie avec joie. Par son style laconique et son vocabulaire très souvent limité à des mots riches en expressivité, mais simples et quotidiens, les poèmes de Rose Ausländer sont en outre très accessibles – un argument de plus pour partir à la découverte d'une partie de l'histoire européenne, d'une région géographique, d'une poétesse, d'une femme... et, last but not least, de la poésie en langue allemande !

Valérie Leyh
Février 2012
 
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Valérie Leyh est doctorante FNRS à l'Université de Liège. Ses principales recherches portent sur la littérature du réalisme allemand (Theodor Storm, Adalbert Stifter, Theodor Fontane) et sur la littérature du modernisme viennois. Son projet de recherche porte sur les "Rumeurs comme procédé littéraire dans les textes narratifs de Theodor Storm et Arthur Schnitzler.
 
 
Références bibliographiques des poèmes:
  • Poèmes Pruth, Damit kein Licht uns liebe, Schallendes Schweigen, Versöhnlich et leurs traductions : Rose Ausländer, Blinder Sommer / Été aveugle, traduit et présenté par Dominique Venard, Baumes-les-Dames : AEncrages & co, 2010.
  • Poèmes Als gäbe es, Mein Gedicht et leurs traductions : Rose Ausländer, Kreisen / Cercles, traduit de l'allemand et présenté par Dominique Venard, Baumes-les-Dames : AEncrages & co, 2010.
  • Traductions françaises des poèmes Ohne Wein und Brot, Wer bin ich, Mutterland, Ins Nichts gespannt : Poèmes de Czernovitz. Douze poètes juifs de langue allemande, traduits de l'allemand et présentés par François Mathieu, Paris : Editions Laurence Teper, 2008.
  • Traductions françaises des poèmes Doppelspiel, Ein Märchen I, Ich bin der Sand im Stundenglas et Noch : Céline Letawe et Valérie Leyh
  • Versions originales des poèmes : Rose Ausländer, Gesammelte Werke in sieben Bänden und einem Nachtragsband mit Gesamtregister / sous la dir. de Helmut Braun, Frankfurt a. M. : Fischer, 1984-1990.
 
Bibliographie des ouvrages scientifiques
Rose Ausländer. Materialien zu Leben und Werk  / sous la dir. de Helmut Braun, Frankfurt a. M. : Fischer, 1992.
Helmut Braun, « Ich bin fünftausend Jahre jung ». Rose Ausländer. Zu ihrer Biographie, Stuttgart : Radius-Verlag, 1999.
Helmut Braun, « ‚Du hast mit deinen Sternen nicht gespart‘. Zum Verhältnis von Rose Ausländer und Paul Celan », in : Gedichte de Rose Ausländer / sous la dir. de Jacques Lajarrige et Marie-Hélène Quéval, Nantes : Editions du temps, 2005, p. 83-100.
Helmut Braun, « ‚Gedichteschreiben / ein Handwerk.‘ Strukturen im Werk der Lyrikerin Rose Ausländer », in : « Blumenworte welkten ». Identität und Fremdheit in Rose Ausländers Lyrik / sous la dir. de Jens Birkmeyer, Bielefeld : Aisthesis Verlag, 2008, p. 55-66.
Geneviève Humbert-Knitel, « Rose Ausländer (1901-1988) et le mythe de Czernowitz », in : Gedichte de Rose Ausländer / sous la dir. de Jacques Lajarrige et Marie-Hélène Quéval, Nantes : Editions du temps, 2005, p. 9-25.
Jacques Lajarrige, « Dire l'enfermement - le cycle Gettomotive (1942-1944) de Rose Ausländer », in : Études Germaniques 58 (2003) 2, p. 317-338.
Jacques Lajarrige, « ‚Du und du und du.' Formes et détours de l'altérité chez Rose Ausländer », in : Le Texte et l'Idée 21 (2006), p. 99-118.
Mireille Tabah, « La réception de Rose Ausländer en Allemagne après la Shoah », in : Études Germaniques 58 (2003) 2, p. 183-196.
 
Références des ouvrages traduits en langue française
Rose Ausländer, Je compte les étoiles de mes mots, traduit par Edmond Verroul, Éditions Héros-Limite, 2011
Rose Ausländer, Blinder Sommer / Été aveugle, traduit et présenté par Dominique Venard, Baumes-les-Dames : AEncrages & co, 2010.
Rose Ausländer, Kreisen / Cercles, traduit de l'allemand et présenté par Dominique Venard, Baumes-les-Dame : AEncrages & co, 2010.
Dominique Venard a traduit deux cycles de poèmes de Rose Ausländer. Ces deux ouvrages présentent les poèmes en version bilingue.
Poèmes de Czernovitz. Douze poètes juifs de langue allemande, traduits de l'allemand et présentés par François Mathieu, Paris : Éditions Laurence Teper, 2008 (Ouvrage qui présente douze poètes juifs de la Bucovine. Après un aperçu historique et géographique, François Mathieu introduit chaque auteur séparément et présente une série de poèmes en traduction française.)

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