Rose Ausländer
Il convient toutefois de battre en brèche quelques clichés au sujet de la poésie de Rose Ausländer : d'une part, Helmut Braun (2005) a pu montrer qu'on avait longtemps surestimé le rôle joué par Paul Celan dans cette évolution stylistique ; d'autre part, le grand public et les philologues ont souvent trop souligné le message de réconfort, de soulagement, d'espoir et de bonheur transmis dans les nouveaux poèmes. Il est incontestable que toute une série de poèmes en appellent – du moins à première vue – à la réconciliation et à la vie (ainsi, les deux cycles traduits en langue française se terminent par les poèmes Versöhnung (Réconciliation) et Es bleibt noch (Il reste encore)). Cette lecture est également confirmée par le retour des couleurs : alors que dans un poème des Gettomotive on pouvait lire « Le rouge, le bleu, l'orange, le vert s'éclipsent » (Ins Nichts gespannt), dans Versöhnung, on lit à présent « [...] tu peux / réordonner les choses / distribuer les couleurs / et à nouveau / dire beau ».
 
all-fran
 
Dans son excellent article sur la réception de Rose Ausländer en Allemagne, Mireille Tabah (2003) montre néanmoins que la poésie de Rose Ausländer « oscille perpétuellement entre émerveillement et horreur, rêve et traumatisme, Traum et Trauma. » Pour comprendre ces poèmes dans son ensemble, il faut donc les lire en profondeur et y découvrir le contenu latent, déceler les éléments qui souvent relativisent le message optimiste. L'ambiguïté de ces poèmes s'exprime en effet par différents moyens poétiques et stylistiques. Ainsi, dans le poème Pruth, les pierres évoquées à la dernière ligne font allusion aux pierres déposées sur les tombes juives et brisent l'idylle suggérée par les vers précédents. Dans le poème Als gäbe es, c'est l'usage de l'expres­sion « comme si » (en allemand, l'emploi du subjonctif) qui permet d'imaginer un monde aux valeurs positives en le déconstruisant au même moment :

Als gäbe es

Als gäbe es
einen Himmel
und eine aufblickende
Erde

Als gäbe es
leuchtendes Blau
dumpfes Braun

Als gäbe es
Erdworte
überirdische Worte

Als gäbe es
Deinwort Meinwort
dich und mich

Comme s'il y avait

Comme s'il y avait
un ciel
et levant les yeux
une terre

Comme s'il y avait
du bleu lumineux
du brun mat

Comme s'il y avait
des mots terrestres
des mots supraterrestres

Comme s'il y avait
un mot tien un mot mien
toi et moi

Ensuite, on peut observer dans les poèmes de Rose Ausländer une multitude d'oxymores. Il est ainsi question de l'« infinitude de la seconde » (Vom Leben gefressen), de « bûchers glaciaux » (In jenen Jahren), de la « patrie étrangère » (Heimat III) ou du « silence retentissant » (Schallendes Schweigen). Le nouveau style lapidaire, friable, disharmonieux, et tout particulièrement les oxymores sont un moyen d'exprimer ce paradoxe qui consiste à « dire l'indicible » (« Unsagbares / sagen », Lauschen). Ces oxymores, surtout celui du « silence retentissant », montrent que l'écriture de Rose Ausländer « se situe à la limite de ce silence qui, selon Adorno, serait l'attitude la plus justifiable du poète après la Shoah » (Tabah, 2003). En affirmant et niant simultanément, Rose Ausländer mène un jeu contradictoire, un ‘double jeu' qu'elle a exprimé de manière prégnante dans le poème suivant 

Doppelspiel

Wir verwalten
die Erde

verwandeln sie
in Gärten    Worte   Scheiterhaufen

Dieses Doppelspiel
Blumenworte
Kriegsgestammel

Double jeu

Nous gérons
la terre

la transformons
en jardins    mots    bûchers

Ce double jeu
Mots-fleurs
Balbutiements de guerre

Le double sens propre à cette poésie se marque également dans les poèmes qui traitent le thème de la patrie ou plutôt de la ‘mère patrie' ou ‘matrie'. Dans Mutterland Ma patrie est morte / ils l'ont enterrée / dans le feu // je vis / dans ma mère patrie / le mot »), Rose Ausländer décrit la langue, la poésie et le mot comme son nouveau refuge. Les mots sont évoqués à maintes reprises comme sa nouvelle maison, son nouveau royaume (« un royaume / de mots », Krone). Toutefois, de nombreux poèmes dévoilent également que cette nouvelle ‘matrie' correspond à un non-lieu, à une utopie. Il est dès lors symptomatique que ce lieu soit aussi associé au conte :

Ein Märchen I

Ein Mensch wandert
von Land zu Land
von Stadt zu Stadt

Er sucht einen Ort
ohne Streit ohne Haß

Ruhelos
wandert er
durch die Welt
und sucht

ein Märchen

Un conte I

Un homme marche
de pays en pays
de ville en ville

Il cherche un endroit
sans querelle sans haine

Inlassablement
il marche
à travers le monde
et cherche

un conte

Cette même idée est exprimée par l'expression « Eswareinmalheim » (« maison d'il-était-une-fois ») dans le poème Kindheit I. Quand ce refuge des mots n'est pas associé au monde fictionnel du conte, il est aussi souvent lié à celui du rêve. Le motif du rêve est d'ailleurs essentiel à la poésie de Rose Ausländer, comme le montre la lettre à E.R. Korn datant du 13 mars 1943 :

C'est merveilleux comme dans un rêve – et seuls les rêves sont la réalité – mais dans son uniformité insipide et sa dépersonnalisation meurtrière, la réalité est bien moins que le rêve. Le rêve, c'est l'espace sans limites. Et l'art ne commence que là où les limites sont abolies...6


 

6 Rose Ausländer dans une lettre à Ewald Ruprecht Korn du 13 mars 1943, citée d‘après : Helmut Braun, « ‚Es bleibt noch viel zu sagen‘. Zur Biographie von Rose Ausländer », in : Rose Ausländer. Materialien zu Leben und Werk, p. 11-33, ici : p. 20. (Traduction française : Céline Letawe et Valérie Leyh)

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