Robert Gernhardt
Photo © Sven Paustian
Gernhardt,Robert 03

Comment cette conviction s'exprime-t-elle dans ses poèmes ? La réponse est simple : à travers la présence du corporel. Quand Gernhardt parle de l'amour, il parle toujours du corps de l'amant ; au lieu de décrire le sublime, il décrit la réalité concrète de l'amour physique. Le poème Ermunterung, qui fait partie du cycle Körper in Cafés, prouve que Gernhardt, tout en utilisant un langage poétique contemporain, s'inscrit dans une tradition littéraire qui remonte jusqu'au Moyen Âge. Ici, il évoque la « niedere Minne » (le pendant non-sublimé de l'amour courtois), par exemple certains poèmes écrits par Walther von der Vogelweid

Hallo, süße Kleine,
komm mit mir ins Reine!

Hier im Reinen ist es schön,
viel schöner als im Schmutz zu stehn.

Hier gibt es lauter reine Sachen,
die können wir jetzt schmutzig machen.

Schmutz kann man nicht beschmutzen,
laß uns die Reinheit nutzen,

Sie derart zu verdrecken,
das Bettchen und die Decken,

Die Laken und die Kissen,
daß alle Leute wissen:

Wir haben alles vollgesaut
und sind jetzt Bräutigam und Braut. 

Bonjour, jolie petite,
viens au propre avec moi 1

Ici au propre il fait beau
bien plus beau que dans la boue.

Ici, il y a plein de choses propres,
nous pouvons les salir toutes.

On ne peut pas salir le sale,
profitons de la propreté,

Pour les encrasser,
le lit et l'édredon,

les draps et les coussins,
tellement que tous saurons :

Nous avons tout encochonné
et nous voilà fiancé et fiancée.

En abordant le côté "sale" du sexe avec volupté, Gernhardt démasque tous ceux qui cherchent à sublimer la sexualité et à cacher sa part de « saleté » sous une couche de bienséance bourgeoise.

Dans le cycle Herz in Not, sous-titré « Journal d'une intervention chirurgicale en cent inscriptions », le corps prend une dimension encore plus importante :

Wofür hält sich mein Körper?
Was glaubt er eigentlich,
mit wem er's zu tun hat?
Eine Stunde fürs Pinkeln!
Hab schließlich meine / Zeit nicht – ‘Doch. Hast.
Husch, husch, zurück aufs Töpfchen! '   
Pour qui il se prend, mon corps ?
Mais à qui croit-il
qu‘il a affaire ?
Une heure pour pisser !
Je n'ai pas tout mon temps – ‘Si, tu l'as.
Allez, hop ! On retourne sur le pot !'
K Gedichte2

Les poèmes de ses derniers recueils, intitulés K-Gedichte (2004) et Später Spagat (2006), n'épargnent pas le lecteur,  qui peut y découvrir le moindre détail des souffrances du malade, de la chimiothérapie et la diarrhée jusqu'à l'angoisse mortelle. Loin d'être larmoyant, Gernhardt fait preuve d'une légèreté poétique extraordinaire qui lui permet d'inscrire sa souffrance dans une tradition multiséculaire sans pour autant la sublimer. Le Krebsfahrerlied, qui joue sur les mots « Krebsfahrer » (un néologisme signifiant quelque chose comme « cancéreux en route ») et « Kreuzfahrer » (le chevalier à l'époque des croisades) est un autre exemple de cet art poétique qui lie de manière virtuose les différentes traditions de la littérature allemande. Par son vocabulaire, ses rimes et son rythme, ce poème fait allusion à la chanson populaire « Durch die Wälder, durch die Auen / fuhr ich leichten Sinns dahin » et juxtapose le langage romantique au vocabulaire de la chimiothérapie :

Durch die Auen,
durch die Triften
reise ich, mich zu vergiften. 

Winde säuseln.
Strahlen blitzen,
bald werd ich am Gifttopf sitzen. 

Hügel locken,
Berge blauen,
schon kann ich das Gifthaus schauen.

Durch die Flure2,
durch die Weiten
sieht man mich zum Giftraum schreiten,

Um dort über viele Stunden
an dem Gifte zu gesunden. 

Oder auch nicht.

À travers les prairies,
à travers les herbages,
je voyage pour m'empoisonner.

Les vents chuchotent,
les rayons ruissèlent,
bientôt, je serai au poisonnier.

Les collines charment,
les montagnes bleuissent,
je contemple déjà la maison de poison,

À travers les couloirs,
à travers les plaines,
on me voit m'avancer vers la salle des poisons

afin que, buvant le poison des heures durant,
je recouvre la santé.

Ou pas.

Gernhardt ne guérira pas, il le sait bien. À l'occasion du décès du poète, le critique Ulrich Greiner écrit dans le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung : « Les poètes ne peuvent pas changer le monde ? Parfois si. Robert Gernhardt, en tout cas, a bien changé le monde, en changeant ses lecteurs – et ses lecteurs, il faut les compter par millions. » On peut se demander pourquoi l'œuvre d'un poète tant apprécié du public mais aussi du monde universitaire n'a pas été couronnée par le Georg-Büchner-Preis, le prix le plus important en littérature allemande. L'explication est simple : Robert Gernhardt est un « Spaßmacher » et, aujourd'hui tout comme à l'époque de Heine, les « Spaßmacher » sont les « outsiders » de la littérature allemande. On peut aussi se demander pourquoi ses poèmes n'ont pas été traduits malgré la place exceptionelle qu'ils occupent dans la poésie allemande contemporaine. Je vois ici deux explications. Premièrement, Gernhardt est un joueur au sens général – il joue avec les mots, les formes et même les traditions. Traduire sa poésie est donc une tâche extrêmement difficile. Bon nombre de ses poèmes sont même quasiment intraduisibles. Ensuite, l'image de l'Allemagne à l'étranger est toujours celle du peuple des « Dichter und Denker », de la sériosité et de la gravité, de la tragédie et du désespoir. Comment imaginer les Allemands joyeux ?! Mais il y a tout une tradition humoristique en poésie allemande, une tradition qui remonte au Moyen Âge, qui est ensuite portée par Lessing, Heine et Wilhelm Busch et qui se poursuit jusqu'à nos jours. Dans la poésie du 20e et du 21e siècles, elle est représentée par Gernhardt, mais aussi par Kästner, Tucholsky, Ringelnatz, Jandl, Kaléko, Rühmkorf, etc. Ils ont en commun qu'ils se réfèrent tous explicitement ou implicitement à Heine, le « outsider » par excellence du 19e siècle. En attendant les traductions de la poésie des « Spaßmacher » modernes, lisez ou relisez donc les poèmes de leur « aїeul » Heine – Gernhardt vous l'aurait conseillé lui aussi.

Vera Viehöver
Février 2012

Les poèmes ont été traduits en collaboration avec Céline Letawe.

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Vera Viehöver étudie la littérature allemande du 18e siècle et contemporaine, et la littérature judéo-allemande. Dans le cadre du Centre d'Études Allemandes , elle organise avec Céline Letawe un salon littéraire consacré aux nouvelles publications en allemand.


 

1 Gernhardt joue ici sur le double sens de l'allemand "mit jemandem ins Reine kommen", littéralement « venir au propre avec quelqu'un », mais aussi une locution qui veut dire « se réconcilier avec quelqu'un ».
2 Il y a ici un jeu de mots typique de Gernhardt entre der Flur/die Flure = le couloir et die Flur/die Fluren = les prés, les campagnes, jeu de mots hélas impossible à rendre en français.
 

 

Conseils lecture (en allemand)

Robert Gernhardt: Gesammelte Gedichte 19542006. Frankfurt/Main : Fischer 2008.
Robert Gernhardt: Toscana mia. Frankfurt/Main: Fischer 2011 (textes posthumes du journal toscan de Gernhardt).
Lutz Hagestedt (éd.): Alles über den Künstler. Zum Werk von Robert Gernhardt. Frankfurt/Main : Fischer 2002.
Oliver Marias Schmitt: Die schärften Kritiker der Elche. Die Neue Frankfurter Schule in Wort und Strich und Bild. Berlin : Fest 2001.

À écouter :

CD « Robert Gernhardt Ernstmacher - Spaßmacher », CD, Langen Müller Audio Books, 2006.

Pour ceux qui souhaitent lire les poèmes de Heine (en français) :

L'édition Heinrich Heine chez Cerf (Collection : Bibliothèque franco-allemande), elle comporte entre autres Le livre des Chants, Romancero et Poèmes tardifs.


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