Robert Gernhardt

La carrière artistique de Robert Gernhardt est la carrière typique d'un « poète profane » dans la mesure où, dès le début, il est journaliste et artiste à la fois. Né en 1937 à Reval (aujourd'hui Tallinn, en Estonie), il suit des études de peinture et de littérature allemande avant d'entrer dans le comité de rédaction de la revue Pardon où il travaille entre autres avec F. K. Waechter, l'un des plus célèbres caricaturistes de la RFA. En 1979, il est l'un des fondateurs de la fameuse revue satirique Titanic qui existe encore aujourd'hui mais qui a connu sa plus brillante époque justement dans les années 1980-90. Dans les années 70, il commence à publier des poèmes, et à partir des années 80, il fait feu de tout bois : il est poète et romancier, peintre et graphiste, théoréticien et critique, conférencier et récitateur. Avec les saynètes qu'il écrit pour les émissions de télévision du comique populaire est-frison Otto Waalkes, il atteint des millions de spectateurs. À juste titre, Lutz Hagestedt voit en lui le modèle d'un artiste qui estompe les frontières entre les arts : « Certains de ses poèmes créent des images avec des mots, certains de ses dessins reposent dans les mots, sa prose ressemble à un patchwork, à une mosaïque de formes bien connues utilisées dans des contextes nouveaux, ses prestations sur scène ainsi que ses œuvres mises en notes révèlent sa musicalité. »

Wörtersee1

Bien que Gernhardt maîtrise tous les domaines de la littérature – la prose, la poésie et le théâtre –, il est surtout connu pour son œuvre poétique. Ses recueils de poèmes – Besternte Ernte (1976, avec Waechter), Wörtersee (1981), Körper in Cafés (1987), Weiche Ziele (1994), Lichte Gedichte (1997) etc. – ont rencontré un succès exceptionnel en Allemagne et lui ont valu plusieurs prix littéraires, entre autres le Heinrich-Heine-Preis. En 1973, il achète une maison de campagne en Toscane, comme bon nombre d'intellectuels de gauche le feront dix ans plus tard. Son humour satirique prend alors pour cible les « Toskana-Deutschen » qui, poursuivant le rêve d'Italie de Goethe, s'embrouillent dans les contradictions de la modernité. Ses écrits et poèmes sur la vie toscane sont également une forme d'autocritique puisque, même s'il déteste ces Allemands qui, cette fois-ci touristes, colonisent à nouveau ce pays de rêve, Gernhardt ne peut nier qu'il fait lui-même partie de ces « Toskana-Deutschen » :

Ach ja, ich bin einer von jenen, die leidend,
verkniffenen Arschs am Prosecco-Kelch nippen,
stets in der Furcht, es könnt jemand denken:
Der da ! Gehört nicht auch der da zu denen? (Deutscher im Ausland).

Hélas, je suis un de ceux-là, qui, souffrant,
le cul pincé, buvotent leur prosecco,
toujours dans la peur que quelqu'un puisse penser :
Lui là ! n'est-il pas aussi un de ceux-là ?  (Un Allemand à l'étranger)

En 1996, Gernhardt fait un infarctus. Cet accident donne naissance à un cycle de poèmes sur la maladie, le vieillissement et la mort (Herz in Not - Cœur en détresse). Quelques années plus tard, on lui diagnostique un cancer de l'intestin, maladie mortelle qui lui inspire les K-Gedichte  (K = Krebs = cancer). Il meurt en 2006, vaincu par « son » cancer, son interlocuteur dans les poèmes de ses dernières années, poèmes qui, malgré la présence de la mort dans la vie du poète, poursuivent le projet du poème comique.

Le poème comique veut faire rire mais il ne s'y limite pas, explique Gernhardt dans Zehn Thesen zum komischen Gedicht. Il ne traite pas des plaisirs et des souffrances du « moi » solitaire, il vise un « nous » qui veut participer (« mitmachen »). Malgré son attitude critique envers les « Ernstmacher » et leur poésie gonflée, Gernhardt ne les déteste pas. Ses attaques verbales visent plutôt ceux qui croient avoir le droit d'occuper le territoire entier de la poésie alors qu'ils ne représentent qu'une manière d'exprimer ce que cela signifie d'être un être humain. Dans l'un des poèmes de son cycle Spaßmacher und Ernstmacher, il se démarque clairement des « grands artistes » à qui Hölderlin sert de modèle :

Der große Künstler
sieht die Dinge größer,
nicht so, wie sie der
kleine Künstler sieht.

Der kleine, ach, sieht, statt des Kopfs nur Ohren,
statt Ohren Haut und statt der Haut die Poren –
der kleine Künstler.
Doch der große – Der große sieht statt eines Dorns die Rose,
statt einer Rose Flammen, statt der Flammen Brände [...].

Le grand artiste
voit les choses plus grandes
pas telles que le petit artiste les voit.

Le petit, hélas, ne voit pas la tête mais les oreilles,
pas les oreilles mais la peau, pas la peau mais les pores –
le petit artiste.
Le grand – Le grand ne voit pas l'épine mais la rose,
pas la rose mais les flammes, pas les flammes mais les incendies [...].

Robert Gernhardt se veut un « petit artiste », un « Spaßmacher », tout en sachant qu'en réalité, tout vrai « Spaßmacher » est aussi un « Ernstmacher » : un mélancolique qui souffre de l'injustice du monde – parfois même plus que ceux qui réclament en permanence le monopole du souffrir – et qui ne parvient à la supporter qu'en riant. Mais Gernhardt a des soupçons quand le poète « sérieux » « tente de donner une lueur infinie à l'infini », telle sa formulation dans ses Vorlesungen zur Poetik, résumé de sa lucide réflexion poétologique. Son credo de poète va dans la direction opposée : « Avant de chercher des mots pour exprimer les grands thèmes de l'humanité et de la poésie – l'amour et la mort, la nature et l'art –, le poète doit les subir dans la finitude de son existence. »

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