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Juan Gelman

23 février 2012
Juan Gelman

À l'heure actuelle, Juan Gelman, cet auteur argentin à la riche production poétique, jouit d'une reconnaissance internationale. En effet, en plus de la traduction de plusieurs de ses recueils en français, anglais, italien ou encore en portugais, l'auteur, depuis 1980, et surtout à partir de 1997, voit son œuvre couronnée par de nombreux prix comme, pour ne citer que quelques exemples, le Prix National de Poésie (1997), le Prix de Littérature Latino-Américaine et Caribéenne Juan Rulfo (2000), le Prix Reina Sofía de Poésie Ibéro-Américaine (2005) et le Prix Cervantes (2007). On le voit, cette œuvre qui s'étend sur plus de cinq décennies fait parler d'elle. Penchons-nous, l'espace de quelques instants, sur cette production particulière, reflet du lien intime qu'un homme remarquable entretient avec sa poésie.

guelman

Né à Buenos Aires, le 3 mai 1930 au sein d'une famille pauvre d'immigrés judéo-ukrainiens, Juan Gelman publie son premier poème à l'âge de onze ans. Cet amour et cette disposition précoces pour la poésie ainsi qu'un engagement dans l'actualité sociale et politique de son temps pousseront le jeune homme vers le journalisme et la poésie. Bien qu'évoluant en fonction des grandes étapes de la vie du poète – jeunesse militante, exil, reconstruction post-traumatique –, la poésie de Juan Gelman est marquée, dans sa totalité, au sceau de plusieurs grands thèmes de réflexion : l'amour, l'automne, l'enfance, la révolution (et la nation), la mort et la poésie elle-même. Au niveau du style, on observe un hermétisme progressif lié, d'une part, à l'expérimentation formelle de plus en plus poussée à laquelle l'auteur s'adonne et, d'autre part, à la volonté de faire face, par l'écriture, au caractère proprement inhumain et donc indicible de la dictature militaire qui sévit en Argentine de 1976 à 1983. Que le lecteur soit averti : une telle œuvre le touchera au plus profond de sa sensibilité pour peu qu'il abandonne, le temps de la découverte, sa vision conventionnelle de la poésie.

 

 

« La poésie était comme une hypnose : d'un côté m'attiraient les sons, et de l'autre, le mystère de quelques mots incompréhensibles »1

C'est dès l'adolescence que commence le combat de Gelman contre les problèmes et souffrances du peuple argentin. Il intègre le parti communiste et après avoir décidé de se consacrer exclusivement à l'écriture, il prend la plume pour défendre ses idéaux humanistes et sociaux aussi bien dans la sphère journalistique que dans le domaine de la poésie. Celle-ci, loin de pouvoir être qualifiée de proprement engagée dans la mesure où jamais le poète n'utilisera ses vers comme lieu d'un plaidoyer explicite de ses valeurs socialistes, ne cessera de refléter l'attention, l'empathie et la préoccupation de l'auteur pour l'autre et pour sa patrie.

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La production poétique de cette étape de la vie du poète argentin, qui va de 1956, date de publication de son premier livre Violín y otras cuestiones, à 1975 environ, moment où il se voit forcé de quitter son pays, débute par des recueils clairs et chantants avec un ton emprunté au langage quotidien et des motifs enveloppés d'innocence – l'oiseau, l'enfant, les arbres, la pluie, une jeune fille, la douceur ou la tristesse. C'est avec cette tendresse dans l'expression que le poète aborde, avec émotion, des thèmes comme la relation amoureuse, les conditions de vie sociales et économiques de ses semblables, la poésie, situant l'ensemble dans une ambiance urbaine. Cette voie suivie par Gelman trouve son accomplissement avec Gotán (1962), tango aux syllabes inversées.  Les poèmes du recueil, fidèles au titre, sont dotés d'une musique chaude et passionnée à l'image du poète lorsqu'il parle de sa relation avec trois êtres féminins essentiels à ses yeux : l'amante, la poésie, la nation (et, avec elle, la révolution).

À la suite de Gotán, Juan Gelman entreprend une exploration des ressources du langage et de la poésie pour atteindre des formes d'expressivité nouvelles. Cette recherche prendra deux directions différentes. Tout d'abord, l'auteur se livrera à la création d'hétéronymes – l'Anglais John Wendell, le Japonais Yamanokuchi Ando et l'Américain Sidney West – ces doubles imaginaires qui permettent au poète de changer d'environnement et de thèmes, en plus de réfléchir à ses habitus en matière de style. Parallèlement à l'hétéronymie et dans une perspective proprement formelle, Juan Gelman s'attaquera aux normes syntaxiques et lexicales en supprimant les signes de ponctuation et en introduisant néologismes et barbarismes dans ses vers. Une telle expérimentation n'est pas pour favoriser la transparence des poèmes. Néanmoins, à y regarder de plus près, le lecteur se rendra vite compte de leur force nouvelle : une parole qui a retrouvé, au-delà des restrictions imposées par la raison humaine, sa qualité adamique – son flux naturel, ses sonorités et la puissance évocatrice de ses mots. À partir de Cólera buey (1971), cette langue inédite sera celle par laquelle s'exprimera désormais le poète.

Par la parole tu me connaîtras

tout l'avalanche les peines les oublis
les pénombres la chair la mémoire
la politique le feu le soleil d'oiseaux
les plumes les plus violentes les astres
les repentirs près de la mer
les visages la houle la tendresse
parfois à peine pénombrent
oublient brûlent raillent astrent
politisent ensoleillent oisellement
plument se repentent et mémorisent maréent
s'envisagent et houlent ou s'attendrissent
se cherchent et se lèvent quand ils tombent
meurent comme des substances naissent comme des substances
s'entrechoquent sont la cause de mystères
balbutient bavent se mangent se boivent
se pleuvent pour dedans aux fenêtres
se voient venir circulent dans leurs bras
finissent par donner dans la parole comme morts
ou comme vivants tournent cillent
libres dans le son pris dans le son
ils arpentent le monde humainement
n'appartiennent à personne astres mers
comme des repentirs comme des oublis
peines en feu ou politiques
pénombres de la chair oiseaux de ce visage
et l'avalanche la mémoire la houle

Extrait d'Obscur ouvert, 1997

 


 
 
1 « La poesía era como una hipnosis: me atraían los sonidos por un lado, y por el otro, el misterio de algunas palabras incomprensibles », extrait de ELOY MARTÍNEZ, T. (1992): «La voz entera. Entrevista a Juan Gelman», dans N. Giraldi Dei-Cas et M. Guillemont (dirs.) (2006) : Juan Gelman : écriture, mémoire et politique. Actes de la journée d'études du 29 octobre 2004. Université Lille 3. Paris: Indigo et Côté femmes, p. 186.

Une poésie intrinsèquement liée au destin de son auteur : les années d'exil et de souffrance 

opération

En 1975, Gelman, talonné par l'Alliance Anti-communiste Argentine, quitte le pays. C'est alors que commence pour lui un long pèlerinage en Europe, à New-York et Mexico, ville où il élit finalement domicile. Un an après son départ, la junte militaire s'empare du pouvoir par un coup d'État ; 1976 marque le début de la guerre sale en Argentine, dictature qui durera jusqu'en 1983. La tristesse de l'expatrié qui voit son pays décimé par les sévices de l'armée se double d'une douleur encore plus grande lorsqu'il apprend la mort de son fils Marcelo Ariel et de sa belle-fille, torturés et tués. La production poétique de cette époque est profondément imprégnée par cette souffrance qui prend deux directions principales : d'une part, la mélancolie face à l'éloignement de son pays d'origine et, d'autre part, le chagrin, l'incompréhension et la colère devant le massacre de son peuple et des êtres qui lui sont chers.

Pour ce qui est de son mal du pays, un recueil se dégage par la force des sentiments qu'il manifeste ainsi que par sa recherche. Il s'agit de l'œuvre Citas y Comentarios (1982), traduite en français en 2006 sous le titre de L'opération d'amour. Dans celle-ci, Gelman s'applique à converser avec sa patrie en utilisant le langage du tango et celui de deux mystiques du 16e siècle, Sainte Thérèse d'Avila et Saint Jean de la Croix. En effet, quoi de plus évocateur que les plaintes d'un musicien esseulé qui pleure la femme qui l'a quitté ou encore les appels déférents et remplis d'ardeur des mystiques à Dieu afin que celui-ci, dans sa miséricorde, se réunisse avec eux ? La plupart des poèmes indiquent, dès le titre, de quels auteurs ils sont le tribut et orientent, de cette manière, la façon qu'a le lecteur d'appréhender des vers qui suggèrent un amour, d'un côté, passionné, parfois charnel et, de l'autre, platonique et fervent.

Commentaire XVIII (gardel et lepera)

il y a que / de jour / de nuit / je suis
le châtié de ton absence / toi belle comme un soleil /
tu as de petits pieds comme douce espérance
qui vont par ma salive comme

tes yeux / qui me rêvent / m'oublient /
qui me saignent d'adieu / ou comme
le ruisseau de tes cheveux que
je porte caché comme un feu

illuminant ce monde si petit
pour mon humble amour / j'écoute la vie
en toi / soleilleuse / fleurie / petit chemin
toi qui brûles comme un œillet

du ciel / ruelle
où je mure la peine et tu montes /
nid très doux argot / courage / mystère
qui me recompose le cœur

Extrait de L'opération d'amour, 2006

On le voit, Gelman persévère dans la subversion formelle : le rejet de toute ponctuation au profit des enjambements et barres obliques permet une agglutination arbitraire des idées qui s'égrènent suivant un rythme irrégulier et haletant. Il s'agit moins ici d'un jeu que d'une réelle nécessité de verbaliser une expérience neuve et le ressenti qui l'accompagne par un langage qui diffère de celui de tous les jours. Néanmoins, pire que le sentiment d'éloignement est la perte d'un fils. Une telle souffrance, proprement indescriptible, se traduira, dans Carta abierta (1980), Lettre ouverte en français, par une parole déconstruite et hermétique malgré une rigoureuse régularité métrique. L'accumulation verbale de ce recueil poignant mime les cris d'incompréhension et de colère d'un père qui s'étouffe dans son chagrin.

X

la souffrance/est-elle défaite ou bataille ?/
réalité qui broies/es-tu compagne?        
tant de perfection te sauve de quoi?/
ne te fais-je pas mal ?/ne te juané-je ?/

te gelmané-je ?/ ne te chevauché-je
comme fou de toi ?/tien poulain qui passe
dévalorisant la mort malheureuse ?/
celle qui pleure au pied de mes mouroirs?/       

ne suis-je pas là pour te paterner?/
vas-tu m'excuser de tant te filier ?/
réel que tu subis comme accouchant/
ton souffroir/chante-t-il pour/contre moi ?/

me révèles-tu ce que je peux être ?/
m'ailes-tu/toi aile de ma fureur ?/
te dé-pouponnes-tu comme colombe
qui recherche un œil aveugle pour voir ?

Extrait de Lettre ouverte, 2011

La dictature militaire prend officiellement fin en 1983. C'est alors qu'un nouveau combat commence pour que justice soit faite et vérité révélée au sujet des disparus. Gelman ne remettra les pieds en Argentine qu'en 1988, disposera de la dépouille de son fils en 1990 et retrouvera, en 2000, sa petite fille, conçue sept mois avant la disparition de ses parents et adoptée par une famille protégée par le Gouvernement militaire en Uruguay. Ayant pu commencer à faire son deuil en donnant une sépulture à son enfant, le poète continue à hisser son écriture, au ton et à la langue plus apaisés malgré une voix désormais divisée entre la tristesse des événements passés et l'espoir d'un bonheur futur, en protection de son peuple, dans un moment où l'État amnistie les bourreaux, passant sous silence les atteintes perpétrées par l'armée à l'encontre des droits de l'homme.

La traduction comme préoccupation

Dans le cadre d'un projet qui se propose de faire connaître des poètes étrangers à un public francophone qui pourra découvrir certaines de leurs œuvres traduites en français, il est intéressant de souligner le grand intérêt de Juan Gelman pour la question de la traduction. Celle-ci se trouve au cœur de certaines œuvres et acquiert sa réponse la plus aboutie avec Com/posiciones (1986), recueil dans lequel le poète met en application sa propre conception de l'acte traducteur. En effet, une réflexion de plus de trente ans l'a amené à envisager cet acte comme réécriture : « traduire est inhumain : aucune langue ou visage ne se laisse traduire. Il faut laisser cette beauté intacte et en mettre une autre pour l'accompagner »2. Une telle affirmation est significative dans le domaine de la poésie qui envisage la traduction comme résultat d'une série de choix – respect du lexique, respect de la métrique, respect du sens,...–, actualisation particulière d'un nombre infini de possibilités mais surtout, comme œuvre d'art à part entière.

D'un bout à l'autre de sa production poétique, Juan Gelman fait montre d'un double engagement, pour la cause humaine et la poésie elle-même, adage typique de La Nouvelle Poésie Hispano-américaine.

Céline Mees
Février 2012

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Céline Mees est étudiante en 2e Master langues et littératures françaises et romanes.

 


 

Œuvres traduites en français :
Le silence des yeux, trad. Michèle Goldstein, Éditions du Cerf, 1981.
Les poèmes de Sidney West
, trad. Collective revue par Claude Esteban, Éditions Créaphis, « Les cahiers de Royaumont », 1997.
Obscur ouvert. Anthologie
, trad. Jean Portante, Éditions PHI/Écrits des Forges, 1997.
Lettre à la mère
, trad. François-Michel Durazzo, Éditions Myriam Solal, 2002.
Salaires de l'impie et autres poèmes
, trad. Jean Portante, Éditions PHI/ Écrits des Forges, 2002.
L'opération d'amour
, trad. Jacques Ancet, Éditions Gallimard, 2006.
Lumière de mai. Oratorio
, trad. Monique Blaquière Roumette, Le Temps des Cerises, 2007.
Lettre ouverte suivie de Sous la pluie étrangère
, trad. Jacques Ancet, Éditions Caractères, 2011.

2 « Traducir es inhumano: ninguna lengua o rostro se deja traducir. Hay que dejar esa belleza intacta y poner otra para acompañarla », extrait d'«Exergo» de Com/posiciones dans J. GELMAN (2006): Interrupciones 2. Buenos Aires: Seix Barral, p. 163.


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