Juan Gelman

Une poésie intrinsèquement liée au destin de son auteur : les années d'exil et de souffrance 

opération

En 1975, Gelman, talonné par l'Alliance Anti-communiste Argentine, quitte le pays. C'est alors que commence pour lui un long pèlerinage en Europe, à New-York et Mexico, ville où il élit finalement domicile. Un an après son départ, la junte militaire s'empare du pouvoir par un coup d'État ; 1976 marque le début de la guerre sale en Argentine, dictature qui durera jusqu'en 1983. La tristesse de l'expatrié qui voit son pays décimé par les sévices de l'armée se double d'une douleur encore plus grande lorsqu'il apprend la mort de son fils Marcelo Ariel et de sa belle-fille, torturés et tués. La production poétique de cette époque est profondément imprégnée par cette souffrance qui prend deux directions principales : d'une part, la mélancolie face à l'éloignement de son pays d'origine et, d'autre part, le chagrin, l'incompréhension et la colère devant le massacre de son peuple et des êtres qui lui sont chers.

Pour ce qui est de son mal du pays, un recueil se dégage par la force des sentiments qu'il manifeste ainsi que par sa recherche. Il s'agit de l'œuvre Citas y Comentarios (1982), traduite en français en 2006 sous le titre de L'opération d'amour. Dans celle-ci, Gelman s'applique à converser avec sa patrie en utilisant le langage du tango et celui de deux mystiques du 16e siècle, Sainte Thérèse d'Avila et Saint Jean de la Croix. En effet, quoi de plus évocateur que les plaintes d'un musicien esseulé qui pleure la femme qui l'a quitté ou encore les appels déférents et remplis d'ardeur des mystiques à Dieu afin que celui-ci, dans sa miséricorde, se réunisse avec eux ? La plupart des poèmes indiquent, dès le titre, de quels auteurs ils sont le tribut et orientent, de cette manière, la façon qu'a le lecteur d'appréhender des vers qui suggèrent un amour, d'un côté, passionné, parfois charnel et, de l'autre, platonique et fervent.

Commentaire XVIII (gardel et lepera)

il y a que / de jour / de nuit / je suis
le châtié de ton absence / toi belle comme un soleil /
tu as de petits pieds comme douce espérance
qui vont par ma salive comme

tes yeux / qui me rêvent / m'oublient /
qui me saignent d'adieu / ou comme
le ruisseau de tes cheveux que
je porte caché comme un feu

illuminant ce monde si petit
pour mon humble amour / j'écoute la vie
en toi / soleilleuse / fleurie / petit chemin
toi qui brûles comme un œillet

du ciel / ruelle
où je mure la peine et tu montes /
nid très doux argot / courage / mystère
qui me recompose le cœur

Extrait de L'opération d'amour, 2006

On le voit, Gelman persévère dans la subversion formelle : le rejet de toute ponctuation au profit des enjambements et barres obliques permet une agglutination arbitraire des idées qui s'égrènent suivant un rythme irrégulier et haletant. Il s'agit moins ici d'un jeu que d'une réelle nécessité de verbaliser une expérience neuve et le ressenti qui l'accompagne par un langage qui diffère de celui de tous les jours. Néanmoins, pire que le sentiment d'éloignement est la perte d'un fils. Une telle souffrance, proprement indescriptible, se traduira, dans Carta abierta (1980), Lettre ouverte en français, par une parole déconstruite et hermétique malgré une rigoureuse régularité métrique. L'accumulation verbale de ce recueil poignant mime les cris d'incompréhension et de colère d'un père qui s'étouffe dans son chagrin.

X

la souffrance/est-elle défaite ou bataille ?/
réalité qui broies/es-tu compagne?        
tant de perfection te sauve de quoi?/
ne te fais-je pas mal ?/ne te juané-je ?/

te gelmané-je ?/ ne te chevauché-je
comme fou de toi ?/tien poulain qui passe
dévalorisant la mort malheureuse ?/
celle qui pleure au pied de mes mouroirs?/       

ne suis-je pas là pour te paterner?/
vas-tu m'excuser de tant te filier ?/
réel que tu subis comme accouchant/
ton souffroir/chante-t-il pour/contre moi ?/

me révèles-tu ce que je peux être ?/
m'ailes-tu/toi aile de ma fureur ?/
te dé-pouponnes-tu comme colombe
qui recherche un œil aveugle pour voir ?

Extrait de Lettre ouverte, 2011

La dictature militaire prend officiellement fin en 1983. C'est alors qu'un nouveau combat commence pour que justice soit faite et vérité révélée au sujet des disparus. Gelman ne remettra les pieds en Argentine qu'en 1988, disposera de la dépouille de son fils en 1990 et retrouvera, en 2000, sa petite fille, conçue sept mois avant la disparition de ses parents et adoptée par une famille protégée par le Gouvernement militaire en Uruguay. Ayant pu commencer à faire son deuil en donnant une sépulture à son enfant, le poète continue à hisser son écriture, au ton et à la langue plus apaisés malgré une voix désormais divisée entre la tristesse des événements passés et l'espoir d'un bonheur futur, en protection de son peuple, dans un moment où l'État amnistie les bourreaux, passant sous silence les atteintes perpétrées par l'armée à l'encontre des droits de l'homme.

La traduction comme préoccupation

Dans le cadre d'un projet qui se propose de faire connaître des poètes étrangers à un public francophone qui pourra découvrir certaines de leurs œuvres traduites en français, il est intéressant de souligner le grand intérêt de Juan Gelman pour la question de la traduction. Celle-ci se trouve au cœur de certaines œuvres et acquiert sa réponse la plus aboutie avec Com/posiciones (1986), recueil dans lequel le poète met en application sa propre conception de l'acte traducteur. En effet, une réflexion de plus de trente ans l'a amené à envisager cet acte comme réécriture : « traduire est inhumain : aucune langue ou visage ne se laisse traduire. Il faut laisser cette beauté intacte et en mettre une autre pour l'accompagner »2. Une telle affirmation est significative dans le domaine de la poésie qui envisage la traduction comme résultat d'une série de choix – respect du lexique, respect de la métrique, respect du sens,...–, actualisation particulière d'un nombre infini de possibilités mais surtout, comme œuvre d'art à part entière.

D'un bout à l'autre de sa production poétique, Juan Gelman fait montre d'un double engagement, pour la cause humaine et la poésie elle-même, adage typique de La Nouvelle Poésie Hispano-américaine.

Céline Mees
Février 2012

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Céline Mees est étudiante en 2e Master langues et littératures françaises et romanes.

 


 

Œuvres traduites en français :
Le silence des yeux, trad. Michèle Goldstein, Éditions du Cerf, 1981.
Les poèmes de Sidney West
, trad. Collective revue par Claude Esteban, Éditions Créaphis, « Les cahiers de Royaumont », 1997.
Obscur ouvert. Anthologie
, trad. Jean Portante, Éditions PHI/Écrits des Forges, 1997.
Lettre à la mère
, trad. François-Michel Durazzo, Éditions Myriam Solal, 2002.
Salaires de l'impie et autres poèmes
, trad. Jean Portante, Éditions PHI/ Écrits des Forges, 2002.
L'opération d'amour
, trad. Jacques Ancet, Éditions Gallimard, 2006.
Lumière de mai. Oratorio
, trad. Monique Blaquière Roumette, Le Temps des Cerises, 2007.
Lettre ouverte suivie de Sous la pluie étrangère
, trad. Jacques Ancet, Éditions Caractères, 2011.

2 « Traducir es inhumano: ninguna lengua o rostro se deja traducir. Hay que dejar esa belleza intacta y poner otra para acompañarla », extrait d'«Exergo» de Com/posiciones dans J. GELMAN (2006): Interrupciones 2. Buenos Aires: Seix Barral, p. 163.

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