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Constantin P. Cavafy

22 février 2012
Constantin P. Cavafy

Constantin P. Cavafy : un poète grec dans l'Alexandrie décadente

Le déjà célèbre Constantin P. Cavafy que je présenterai brièvement ici fut un poète original et sensible, qui semble se tenir entre deux cultures, la grecque et l'orientale, ainsi qu'entre deux époques : l'Antiquité et les temps modernes. Cependant, il les transcende pour avancer vers un concept de l'être humain universel, au delà de toute limite de temps et d'espace, ce qui explique sans doute le succès mondial de ses vers, qui sont traduits dans plusieurs langues.

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Biographie

C. Cavafy est né en Alexandrie, en Égypte, le 29 avril 1863. Il est le neuvième enfant d'une famille de commerçants grecs, originaires de Constantinople. Son père, Petros Cavafy (dont l'initiale figurera après le prénom du poète dans la suite), meurt en 1870 et sa famille nombreuse vit ensuite pour six ans en Angleterre. Le retour en Alexandrie ne dure pas longtemps : des conflits politiques et le bombardement de la ville par les Anglais pousse les Cavafy à chercher refuge auprès des grand-parents à Constantinople pour trois ans. C'est là que le jeune Constantin écrit ses premiers poèmes, d'influence romantique, qu'il rejettera plus tard.

En 1885, Constantin retourne à Alexandrie avec sa mère et deux de ses frères. Il parle parfaitement le grec, l'anglais et le français et a fait des études commerciales, sans négliger une culture classique, littéraire et historique, au niveau européen. Au début, il exerce des métiers divers : journalisme, emplois commerciaux et financiers. Finalement, à partir de 1892, il devient fonctionnaire au Ministère des travaux publics. Il démissionnera trente ans plus tard, en 1922.

En 1932, Cavafy développe un cancer de la gorge et se rend à Athènes pour subir une opération et suivre une cure. De retour à Alexandrie, il meurt le jour de son anniversaire, le 29 avril 1933.

Son Œuvre

De 1886 à 1891, Cavafy produit quelques articles sur des sujets d'intérêt national. En 1891 il publie un poème inspiré de Baudelaire. Il continuera à écrire des vers jusqu'à la fin de sa vie. Pendant la première période de sa création artistique (1891-1911), il présente des influences du parnassisme et du symbolisme. Plusieurs de ses poèmes « didactiques », comme il les appelait, appartiennent à cette période. Cavafy publie parfois ses poèmes dans des revues et des journaux, mais le plus souvent il effectue des petites publications individuelles (de 50 copies, par exemple), qu'il distribue à ses amis.

En 1897, une publication bilingue de son poème « Murailles » voit le jour, traduit en anglais par le frère du poète, Ioannis Cavafy, une coopération étroite qui continuera plus tard pour d'autres œuvres, aussi.

En 1901, C. Cavafy voyage à Athènes pour la première fois et rencontre des représentants importants des lettres grecques, comme I. Polemis et Gr. Xenopoulos. Ce dernier présentera le poète et son œuvre au public hellénique deux ans plus tard, après leur deuxième rencontre à Athènes, avec un article dithyrambique dans la revue Panathinaia.

Cavafy gagne de nombreux autres admirateurs, mais aussi des détracteurs et des ennemis de son travail jusqu'à la fin de sa vie.

Le poète continue à écrire, en prenant tout le temps nécessaire de travailler chaque détail de ses vers, ce qui ne l'empêche pas de les modifier éventuellement plus tard, en présentant souvent de nouvelles versions. Ses poèmes sont plutôt courts et écrits dans un idiome très personnel de la langue grecque, où des mots et des expressions archaïques et modernes se côtoient, souvent modifiés par le poète d'une manière originale. La rime est parfois recherchée, mais pas nécessairement. La longueur des vers varie également.

 


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Cavafy lui-même considère 1911 comme le début de sa « maturité artistique », quand il ré-évalue son travail précédent, rejette ses créations de jeunesse et acquiert une plus grande cohérence et unité dans son style et ses intérêts thématiques. Il laisse derrière les schémas symboliques et mythologiques, se concentre sur l'Alexandrie à travers les âges et devient plus osé dans ses poèmes d'amour. Son talent est désormais bien connu et largement reconnu.

En 1912, le poète publie sa première « collection », contenant 54 de ses œuvres. En 1916, il rencontre l'auteur anglais E. M. Forster, qui le présentera pour la première fois au public anglais en 1919, dans la revue Athenaum de Londres. Des traductions de ses poèmes en anglais suivront, parmi lesquelles celle d' « Ithaque », publiée dans la revue Criterion, du poète T. S. Eliot. Notons que le seul profit financier que Cavafy a jamais tiré de ses poèmes fut la rétribution versée par ces revues anglaises.

Cavafy continue à travailler, à être publié, discuté et sujet à controverses, jusqu'à la fin de sa vie. Le corpus des poèmes reconnus par leur auteur comme acceptables arrive à un total de 154 œuvres. Ayant commenté aussi une partie de ses créations, le poète les distingue en trois larges catégories, même si quelques-unes pourraient appartenir à plus d'un genre. Il s'agit de poèmes : a) « historiques » et « mythologiques » (« En 200 av. J. Chr. », « Rois Alexandrins », « Dieu abandonne Antoine », « Thermopyles », « Dans l'attente des Barbares », « Ithaque », « Les chevaux d'Achille », etc.); b) « didactiques » (« Murailles », « Les Fenêtres », « La ville », « Chandelles », etc.)et c) « hédonistiques » (« J'ai contemplé tellement longtemps », « Au Plaisir », « Je m'en suis allé », « Le soleil de l'après-midi », etc.). Nous verrons tout de suite pourquoi.

Idées principales

Cavafy approche la vie avec la distance ironique d'un fin observateur. Il est conscient des puissances qui opèrent à l'intérieur et à l'extérieur de l'être humain et qui peuvent faire échouer nos espoirs, nos rêves et nos projets, puisque nous pouvons ne pas prêter attention à leur manière de fonctionner ou être trop faibles pour les affronter vraiment. Il y a une dimension tragique dans notre destin, exposé à tous les dangers, voué à la solitude et la mort. Les choses sont rarement ce qu'elles semblent être et le poète trouve des phrases originales, brèves et pertinentes, comme s'il souhaitait frapper par surprise la compréhension de son auditeur, en vue de le réveiller et de l'amener à voir la vérité pénible, insoupçonnée ou bien cachée.

Le point de vue cavaféen n'est pas pour autant désespéré ; le poète assume la condition humaine avec dignité. La plupart de nos faiblesses rencontrent pour le moins son sourire distant, quand ce n'est pas sa compréhension bienveillante. Il est nécessaire d'assumer aussi bien qu'on le peut ses propres choix, conscients ou inconscients, et être ainsi en paix avec soi-même.

Il y a aussi deux sources principales du plaisir, qui rendent notre vie plus agréable et plus digne d'être vécue : l'art et l'amour. Tous les deux illuminent notre triste existence terrestre avec la lumière enchanteresse de la beauté divine. Cavafy trouve dans sa poésie les moyens de cristalliser dans une forme harmonieuse immortelle ses expériences mortelles, ses émotions et ses pensées. Il peut ainsi communiquer encore plus profondément avec ses lecteurs (ses contemporains ou ses successeurs), qu'avec les concitoyens de sa bien-aimée Alexandrie. Il est vrai que ses préférences homosexuelles en amour, exprimées de plus en plus librement dans ses poèmes « hédonistiques », étaient condamnées par la société de son temps. Cavafy n'échappera jamais à un sentiment de culpabilité et à un vœu pieux de « résister » à ses tendances, stigmatisées généralement comme « éhontées », « désapprouvées », « illégales » etc., ainsi qu'il le rappelle dans ses vers. Cependant, ses « décisions sérieuses » ne dureront jamais « pour plus que deux semaines », comme il dit dans un poème, et il sera toujours tiraillé entre ses désirs érotiques et la conscience de la faiblesse de sa volonté ; un conflit interne qui le poussera à abuser assez souvent de l'alcool. D'autre part, il reconnaît que sans ces expériences tous ses poèmes d'amour exquisément sensuels ne pourraient jamais exister. Comme le note Marguerite Yourcenar (M. Yourcenar, Présentation critique de Constantin Cavafy suivie d'une traduction des Poèmes par M. Yourcenar et Constantin Dimaras, Gallimard, Paris, 1958 ; réédité en 1978 et 1994) : « la réminiscence charnelle a fait de l'artiste le maître du temps ; sa fidélité à l'expérience sensuelle aboutit à une théorie de l'immortalité ».

 

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Malgré son opposition à la moralité courante de sa cité natale, Cavafy adore Alexandrie, comme on peut facilement en déduire par ses références multiples à elle. Il la présente dans une ambiance environnante de décadence générale, d'hédonisme fluide et de fatalisme qui faiblit la volonté de se dresser pour défendre courageusement des idéaux révolutionnaires et grandioses. Dans ses poèmes « historiques », inspiré par son érudition extraordinaire, Cavafy choisit d'habitude des instants, des faits, des personnes (réels ou fictifs) appartenant à des périodes qui présentent les mêmes caractéristiques, communs à son propre temps et lieu de « désillusionnement ». Il choisit un détail le plus souvent passé inaperçu ou mentionné à peine par les historiens et le présente de son point de vue original, menant à une nouvelle interprétation et s'ouvrant à la réflexion philosophique. La période hellénistique des royaumes grecs de l'Égypte et du Proche Orient est sa préférée, à cause de sa corruption politique et éthique, combinée avec un raffinement esthétique excessif, dans un mélange culturel d'éléments helléniques et orientaux. Mais le poète fait aussi des références à l'Antiquité en général et à Byzance – plus spécialement pendant la période du conflit entre la religion « païenne » et le christianisme. Il peut être inspiré aussi par la mythologie et les vers des anciens poètes, en les traitant comme s'ils étaient de faits historiques. La manière dont il écrit l'amène à transcender les limites du temps, puisque souvent il emprunte la voix d'une personne qui vit à l'époque mentionnée, mais dans des termes qui deviennent actuels.

En fait, Cavafy circule sans limitation vers toutes les directions du flux du temps et de l'espace de l'histoire humaine et nous donne conscience des émotions et des idées que nous pouvons encore avoir en commun avec des personnes ayant vécu des siècles plus tôt, dans des sociétés différentes de la nôtre. Ses poèmes « didactiques » créent cette impression encore plus clairement, comme ils expriment des réflexions sur des questions existentielles, valides pour tout être humain. Le matériel qu'il utilise provient ici aussi souvent de détails de la vie quotidienne, transformés en symboles saisissants et inoubliables.

La production de Cavafy est plutôt réduite en quantité, mais présente l'indéniable qualité de vers qui sont profondément travaillés, dans leur contenu autant que dans leur forme. Même s'ils sont souvent liés à un espace spécifique (Alexandrie et le Moyen Orient) et son histoire (plus particulièrement la période hellénistique décadente), aussi bien qu'à une culture particulière (la culture hellénique, associée à l'esprit de l'Orient), la réflexion philosophique derrière les mots de ce Grec de la diaspora alexandrine fait de ces poèmes des œuvres universelles. C'est pourquoi ils continuent jusqu'à aujourd'hui à charmer leurs lecteurs dans le monde entier.

Un exemple représentatif : « Ithaque » (1910)

Lorsque tu te mettras en route pour Ithaque,
souhaite que le chemin soit long,
plein d'aventures, plein de connaissances.
Les Lestrygones et les Cyclopes,
le farouche Poséidon - ne les crains pas;
de telles rencontres, tu n'en feras jamais sur ton chemin,
si ta pensée reste noble, si une émotion
de haute qualité anime ton esprit et ton corps.
Les Lestrygones et les Cyclopes,
l'irascible Poséidon, tu ne les rencontreras pas,
si tu ne les portes pas dans ton âme,
si ton âme ne les dresse pas devant toi.

Souhaite que le chemin soit long.
Que nombreux soient les matins d'été
où - avec quel plaisir, quelle allégresse! -
tu entreras dans des ports que tu verras pour la première fois;
aux marchés phéniciens, arrête-toi,
pour acquérir la bonne marchandise:
des nacres et des coraux, des ambres et des ébènes
et des parfums voluptueux de toute espèce;
autant que tu peux, des parfums voluptueux en abondance;
visite de nombreuses villes égyptiennes,
afin d'apprendre, apprendre sans cesse auprès des sages.

Garde toujours Ithaque en ta pensée.
Y parvenir est ton but final.
Mais ne précipite point ton voyage.
Mieux vaut qu'il dure plusieurs années,
et que, vieillard enfin, tu abordes dans l'île,
riche de ce que tu auras gagné sur ton chemin,
sans espérer qu'Ithaque t'enrichisse.

Ithaque t'a donné le beau voyage.
Sans elle, tu ne sortirais pas sur la route.
Elle n'a plus rien à te donner.

Même si tu la trouves pauvre, Ithaque ne t'a point trompé.
Devenu si sage, avec autant d'expérience,
tu as déjà dû comprendre ce que signifient les Ithaques.

(traduction de l'auteur)

Aikaterini Lefka
Février 2012


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Aikaterini Lefka enseigne à l'ULg le grec moderne et les rapports entre morale et religion dans l'Antiquité. Elle est aussi chercheur en philosophie à l'Université du Luxembourg et à la Towson University.


 


 

Bibliographie

  • C. Cavafy, Poèmes, traduction de Théodore Grivas, Abbaye du Livre, Lausanne, 1947; Icaros, Athènes, 1973.
  • C. Cavafy, Poèmes, traduction de Georges Papoutsakis, Les Belles Lettres, Paris, 1958.
  • M. Yourcenar, Présentation critique de Constantin Cavafy suivie d'une traduction des Poèmes par M. Yourcenar et Constantin Dimaras, Gallimard, Paris, 1958 (réédition dans la collection poésie/Gallimard en 1978 et 1994).
  • C. Cavafy, Poèmes anciens ou retrouvés, traduction par Gilles Ortlieb et Poerre Leyris, Seghers, Paris, 1978.
  • C. Cavafy, Jours anciens, traduction par Bruno Roy, coll. Dioscures, Fata Morgana, Montpellier, 1978.
  • C. Cavafy, À la lumière du jour, traduction par Bruno Roy, Fata Morgana, Montpellier, 1989.
  • C. Cavafy, L'art ne ment-il pas toujours?, traduction par Bruno Roy, Fata Mogana, Montpellier, 1991, réédition en 2011.
  • C. Cavafy, Œuvres poétiques, traduction par Socrate C. Zervos et Patricia Portier, Imprimerie nationale, Paris, 1992 .
  • C. Cavafy, Poèmes, présentation et texte français par Henry Deluy, Fourbis, 1995.
  • C. Cavafy, Poèmes, préface, traduction et notes de D. Grandmont, coll. Du Monde Entier, Gallimard, Paris, 1999.
C. P. Cavafy, APANTA Poiémata en Olô, collection Logotehniki leshi, Modern Times, 2002 (en grec).
  • C. Cavafy, En attendant les barbares et autres poèmes, préface, traduction et notes de Dominique Grandmont, Gallimard, Paris, 2003.
  • C. P. Cavafy, Poiémata, Estia, Athina, 2004 (en grec).
  • C. Cavafy, Poèmes, traduits du grec par Ange S. Vlachos, éd. Héros-Limite, Genève, 2010.
  • C. P. Cavafy, Poiémata, introduction et commentaires par Dimitris Eleftherakis, collection Neoelliniki klassiki logotehnia, éd. Patakis, Athina, 2011 (en grec).


Ce texte est une reprise des points essentiels de l'introduction de la conférence sur Cavafy que j'ai présentée en anglais le 11 août 2011 à l'Université de Karnataka, à Dharwad, invitée par le Professeur Vijaya Guttal, qui vient de publier pour la première fois une traduction de quelques œuvres de C. Cavafy dans l'une des langues largement parlées dans le sud de l'Inde, le kannada. J'aimerais lui dédier cet article et saisir l'occasion de la remercier de son amour pour la culture hellénique, de son invitation et son hospitalité cordiales, ainsi que de sa fidèle amitié, qui dure depuis le temps où je lui enseignais le grec ancien et moderne alors que j'étais encore étudiante à l'Université d'Athènes.
 


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