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Juan Ramón Jiménez

23 février 2012
Juan Ramón Jiménez

Juan Ramón Jiménez - Vie et œuvre d'un Prix Nobel

L'œuvre juanramonienne s'est construite sur plus d'un demi-siècle, suivant au départ des chemins déjà tracés pour rapidement trouver sa propre voie. Emprunter les sentiers battus par le poète de Moguer, c'est d'abord admirer une vie entièrement dédiée à la poésie. Juan Ramón Jiménez est certainement l'un des plus grands poètes espagnols de tous les temps mais il est aussi un auteur international récompensé pour son œuvre par un Prix Nobel de Littérature en 1956. Revenir sur le panorama dépeint par l'immensité de son œuvre revient à essayer de comprendre l'idéal d'un homme qui n'eut qu'une seule vocation : travailler le mot et trouver sa récompense dans l'encre jetée.

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La vie1

Juan Ramón Jiménez naît le 23 décembre 1881 à Moguer, petite ville de la province de Huelva, Andalousie. Il étudie le droit à l'Université de Séville et développe une passion pour la peinture. En 1900, il se rend à Madrid, répondant à l'invitation de deux maîtres du modernismo, Rubén Darío et Villaespesa. Il publie alors ses deux premiers volumes dont les titres sont suggérés par Darío et un autre grand auteur de l'époque, Ramón del Valle-Inclán : respectivement Almas de violeta et Ninfeas. Juan Ramón rentre la même année à Moguer auprès de son père mourant. Des maladies nerveuses vont affaiblir son état de santé : il vivra alors dans différentes cliniques, avant de s'installer dans la maison du docteur Simarro à Madrid. Il revient plus tard à Moguer où il vit reclus entre 1905 et 1912. Il décide enfin de retrouver la capitale espagnole où il loge cette fois à la très fameuse Résidence des Étudiants pendant trois ans.

En 1916 – année décisive pour le poète – Juan Ramón embarque pour New York, où il se marie avec Zenobia Camprubí Aymar, épouse et collaboratrice fidèle tout au long de sa vie. De 1917 à 1936, il habite à Madrid jusqu'au déclenchement de la guerre civile qui ravagera son pays tant aimé. Juan Ramón est donc contraint, comme beaucoup de ses compatriotes, à l'exil. Le poète restera peu de temps à Porto Rico avant de résider presque trois ans à La Havane pour finalement s'installer aux États-Unis en 1939. Il vit d'abord en Floride, ensuite à Washington de 1942 à 1951. Durant cette période, Juan Ramón est professeur et conférencier dans les universités de Miami, de Duke et du Maryland. En 1948, un voyage en Argentine lui permet de retrouver sa langue natale, autre expérience vitale pour le poète qui aura, comme son voyage de 1916, de grandes répercussions sur son œuvre.

Le poète passe ses dernières années à Porto Rico, donnant toujours quelques cours à l'Université. Il meurt le 29 mai 1958, deux ans après la disparition de sa femme, Zenobia, morte en 1956, l'année où Juan Ramón reçoit le Prix Nobel de Littérature.

L'œuvre poétique

La vie de Juan Ramón Jiménez ne fait qu'un avec son œuvre. En effet, on peut dire qu'il vit grâce et pour la poésie. Comme déjà mentionné, son travail s'étend sur plus de cinquante années, entre le mouvement littéraire du modernismo jusqu'aux écoles de l'avant-garde. Juan Ramón décrit sa relation avec la poésie comme celle qui unit deux amants, une histoire d'amour éternelle et passionnée qui lui donne autant qu'elle lui prend. Le poète n'a donc qu'une passion, une seule vocation : « Amour et poésie chaque jour »2.

Une autre caractéristique de l'auteur est son besoin de solitude. Il reste à l'écart du monde qui l'entoure tout en y laissant sa marque indélébile. Juan Ramón influence des groupes littéraires et des écoles sans en faire partie. Il vit dans une réclusion volontaire avec sa femme, se barricade dans un monde qu'il juge propice à l'écriture et la réflexion. Néanmoins, ses amis viennent le voir de temps à autre et il reste au courant de l'actualité littéraire. Il est aussi fondateur de différentes revues et journaux de poésie. Entre 1917 et 1936, il est l'un des écrivains les plus influents pour les nouvelles générations et son empreinte continuera de marquer la poésie espagnole tout au long du siècle. Il existe donc un véritable engouement pour la poésie de Juan Ramón ainsi qu'une reconnaissance par ses pairs, comme Pedro Salinas qui voit en lui un véritable poète « authentique » (cité par Gaos 1983 : 20) au même titre que San Juan de la Cruz ou Goethe.

La critique, suivant en cela les indications données par Juan Ramón lui-même, classe l'œuvre du poète en trois étapes distinctes qui, cependant, ne peuvent être totalement dissociées l'une de l'autre. En effet, l'auteur considère son travail comme une « Œuvre », un tout soumis à un processus de remise en question et d'évolution permanentes.

  • estio

    L'étape « sensitive » englobe deux groupes d'œuvres. Le premier se développe entre 1900 – son arrivée à Madrid – et 1907. Durant cette période qui correspond, plus ou moins, à ce qui a été appelé « modernismo intimista », Juan Ramón écrit très fructueusement sept livres : Rimas, Almas de violeta, Ninfeas, Arias tristes, Jardines lejanos, Pastorales y Baladas de primavera, tous en versification traditionnelle. Ses poèmes sont des « romances de rima asonante » qui revisitent les grands thèmes romantiques tels que la mélancolie, la solitude, la mort ou encore la fuite du temps. Le deuxième groupe, écrit entre 1908 et 1915, correspond à une phase purement « modernista » à l'exemple de recueils comme Elegías, La soledad sonora, Poemas mágicos y dolientes y Sonetos espirituales. La poésie de cette époque est pleine de couleurs et d'images. Le vers le plus fréquemment utilisé est l'« alejandrino3 » et les thèmes abordés coïncident, dans l'ensemble, avec ceux du premier groupe. Selon la critique, l'étape sensitive s'achève avec le recueil Estío, de 1915. Ce livre marque en effet la transition vers une poésie plus sobre et succincte ; Juan Ramón revient au vers octosyllabique et se sépare déjà des tendances littéraires de l'époque.

 
 


  • diario

    La deuxième étape, dite « intellectuelle », rassemble les écrits composés entre 1916 et 1936. Cet ensemble de volumes débute avec le recueil considéré comme la plaque tournante et certainement l'axe central de l'œuvre poétique de Juan Ramón : Diario de un poeta recién casado (traduit en français en 2009 : Journal d'un poète jeune marié) . C'est avec ce livre que l'auteur s'écarte définitivement du mouvement « modernista ». Plus d'anecdotes : le lexique est épuré, la poésie brève, contenue dans l'émotion, dense dans ses concepts. Le mot d'ordre est pureté. Les vers qui jaillissent de la plume du poète doivent être travaillés jusqu'à ce qu'ils se retrouvent nus, prêts à dévoiler toute leur beauté et leur complexité. De plus, Juan Ramón se met à employer le vers libre et commence à écrire des poèmes en prose. Entre 1918 et 1923, il compose Eternidades – un autre livre fondamental – Piedra y cielo, Poesía et Belleza, recueils au travers desquels le poète poursuit sa méditation dans une langue qui tend toujours un peu plus vers la pureté. L'œuvre écrite de 1923 à 1936 est rassemblée dans La estación total, publié en 1946. Avec cette compilation, Juan Ramón atteint le point culminant de l'étape intellectuelle, poussé par le désir de posséder la beauté dans son ensemble, absolument.

  • La dernière étape est appelée « suffisante » ou « véritable » et correspond à l'exil du poète. Le recueil En el otro costado reprend les poèmes écrits entre 1936 et 1942. Ces textes forment un ensemble de réflexions et d'introspections qui marquent un nouvel échelon dans la complexité de l'œuvre juanramonienne. Le travail produit durant les années 1948 et 1949 est regroupé dans le dernier livre du poète : Dios deseado y deseante, dont la très célèbre première partie est intitulée « Animal de fondo ». Le mysticisme se mêle à la méditation dans un désir toujours plus fort d'atteindre, via l'écriture, l'essence des choses. Juan Ramón n'utilise plus que le vers libre, seul capable d'exprimer une langue aussi pure qu'hermétique. C'est le cas dans le poème intitulé « Intelijencia dame... », traduit par Bernard Sesé :

¡Intelijencia, dame
el nombre exacto de las cosas!
... Que mi palabra sea
la cosa misma,
creada por mi alma nuevamente.
Que por mí vayan todos
los que no las conocen, a las cosas;
que por mí vayan todos
los que ya las olvidan, a las cosas;
que por mí vayan todos
los mismos que las aman, a las cosas...
¡Intelijencia, dame
el nombre exacto; y tuyo,
y suyo, y mío, de las cosas!
(Jiménez 2000: 20) 
Intelligence, donne-moi
le nom exact des choses !
... Que ma parole soit
la chose même,
créée par mon âme à nouveau.
Que par moi aillent tous
Ceux qui ne les connaissent, aux choses ;
que par moi aillent tous ceux
qui déjà les oublient, aux choses ;
que par moi aillent tous ceux,
les mêmes, qui les aiment, aux choses...
Intelligence, donne-moi
le nom exact, et tien,
et sien, et mien, des choses !

 



 
 
1 Cet article s'inspire en grande partie de l'introduction de Vicente Gaos à l'Antolojía Poética.
2 « Amor y poesía cada día. » (cité dans Gaos 1983: 19)
3 L' « alejandrino » espagnol comporte quatorze syllabes.

Si Juan Ramón lui-même découpe son œuvre en étapes qui soulignent les différents changements de son écriture, il la pense aussi en termes de continuité. En effet, cette continuité ne s'oppose en rien à l'idée de transformation constante, laquelle touche principalement à la forme, alors que le fond – le but et les thèmes récurrents de son œuvre – reste bien souvent inchangé. Ceci renvoie à la conception même que l'auteur a de l'écriture : le travail perpétuel du mot. Il faut donc voir aussi à travers ces différents découpages, une « œuvre en marche » (Ibid : 24), une unité.

 

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Ce changement dans la continuité est retracé par l'auteur dans un de ses poèmes les plus célèbres tiré du recueil Eternidades, aussi traduit par Sesé :

Vino, primero, pura,
vestida de inocencia.
Y la amé como un niño.

Luego se fue vistiendo
de no sé qué ropajes.
Y la fui odiando, sin saberlo.

Llegó a ser une reina,
fastuosa de tesoros...
¡Qué iracundia de yel y sin sentido!

... Mas se fue desnudando.
Y yo le sonreía.

Se quedó con la túnica
de su inocencia antigua.
Creí de nuevo en ella.

Y se quitó la túnica,
y apareció desnuda toda...
¡Oh pasión de mi vida, poesía
desnuda, mía para siempre!

(Jiménez 2000: 22)

Elle vint, d'abord, pure,
vêtue d'innocence.
Et je l'aimais comme un enfant.

Puis elle revêtit
je ne sais quels atours.
À mon insu, je la haïs.

Et elle devint une reine
aux trésors fastueux...
Quelle ire de fiel insensée !

... Mais elle alla se dénudant
Et moi je lui souriais.

Vêtue seule de la tunique
de son ancienne innocence
et de nouveau je crus en elle

Et elle enleva sa tunique,
et elle apparut toute nue...
Ô passion de ma vie, poésie
nue, mienne pour toujours !

La poésie d'abord pure, s'orne peu à peu des atours du modernismo dont Juan Ramón finit par se détourner alors que son écriture retrouve son innocence et sa pureté premières. L'écriture doit être nue complètement, essentielle, épurée par le travail constant du poète sur le mot.

Il convient à présent de signaler que peu de recueils de Juan Ramón ont été traduits en français. Néanmoins, certains traducteurs se sont déjà attardés sur le travail du poète. Ainsi, Bernard Sesé a traduit Sonetos espiritualesSonnets spirituels – en 1989, Piedra y cieloPierre et ciel – en 1990, EstíoEté – en 1997, EternidadesEternités – en 2000, PoesíaPoésie en vers – en 2002 et BellezaBeauté – en 2005. Plus récemment encore, il faut signaler la traduction de Diario de un poeta recién casadoJournal d'un poète jeune marié – par Victor Martinez en 2008 et la traduction en 2009 de la très célèbre œuvre en prose Platero y yoPlatero et moi – par Claude Couffon4. Cependant, la tâche reste immense et bien d'autres traductions seront nécessaires pour faire découvrir ce Prix Nobel de Littérature au public francophone.

 

Héritage

La vie de Juan Ramón Jiménez est indissociable de son unique vocation : la poésie. Emprunter les chemins qu'il a parcourus nous permet de redécouvrir la vie d'un passionné qui a su allier, par un travail constant, la pureté du langage à la complexité de la réflexion. La littérature espagnole a été influencée par ses écrits pendant plus d'un demi-siècle et encore aujourd'hui, son empreinte reste bien visible dans le paysage littéraire. Comme le dit Valbuena Pratt, historien de la littérature espagnole : « Contrairement à Rubén Darío, qui marque l'apothéose d'une époque révolue [...] Juan Ramón présente un grand style qui sert de modèle à une nouvelle génération [...] Juan Ramón est, par conséquent, le maitre des poètes et non pas le maitre des disciples. » (Ibid. trad. personnelle)

Antoine Dechêne
Février 2011

 

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Antoine Dechêne  est étudiant en 2e Master Langues et littératures modernes.

 


 

Bibliographie
Gaos, V. (1983): Introducción a: Jiménez, J.R.: Antolojía poética, Madrid: Cátedra (Letras hispánicas, 19).
Jiménez, J. R. (1983): Antolojía poética, ed. V. Gaos, Madrid: Cátedra (Letras hispánicas, 19).
– (1987): Selección de poemas, ed. G. Azam, Madrid: Castalia (Clásicos Castalia, 158).
– (1998): Diario de un poeta reciencasado, ed. M. P. Predmore, Madrid: Cátedra (Letras hispánicas, 439).

 
En traduction :
Fleuves qui s'en vont, trad. Claude Couffon (édition bilingue), José Corti, 1980
Espace, trad. Gilbert Azam (édition bilingue), José Corti, 1988
Pierre et Ciel, trad. Bernard Sesé (édition bilingue), José Corti, 1990
Été, trad. Bernard Sesé (édition bilingue) José Corti, 1997
Éternités, trad. B. Sesé, José Corti, 2000
Poésie en vers, trad. B. Sesé, 2002
Beauté, trad. Bernard Sesé, José Corti, 2005
Journal d'un poète jeune marié, trad et préface de Victor Martinez, La Nerthe, 2009

 

 

 
 
4 Claude Couffon avait déjà traduit Platero et moi en 1956.


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