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Antonio Machado

23 février 2012
Antonio Machado

Antonio Machado (à ne pas confondre avec Antonio Machado)

Antonio Machado est un des plus grands poètes espagnols du 20e siècle. Son œuvre est simple et grave, empreinte de réflexion philosophique et d’une certaine spiritualité. Pendant la guerre civile de 1936-39, Il mettra son talent au service du peuple, contre l’instinct de mort des franquistes.  Plusieurs de ses œuvres, dont Campos de Castilla (1912) et Juan de Mairena (1936) ont été traduites en français.

Mi infancia son recuerdos de un patio de Sevilla,
y un huerto claro donde madura el limonero;
mi juventud, veinte años en tierras de Castilla;
mi historia, algunos casos que recordar no quiero.

Mon enfance, ce sont des souvenirs d'un patio de Séville
et d'un jardin clair où mûrit le citronnier;
ma jeunesse, vingt ans en terre de Castille ;
mon histoire, quelques épisodes dont je ne veux pas me souvenir.

 

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Voici le premier quatrain de « Portrait », poème de 1908 dans lequel Antonio Machado distille sa biographie, certains traits de sa personnalité, son projet poétique et même une affirmation qui, malheureusement, s'avérera prophétique.

En effet, le poète Antonio Machado a passé les quatre premières années de sa vie dans l'enceinte du Palais de las Dueñas de Séville, appartenant jusqu'à nos jours aux ducs d'Alba. Sa famille, pourtant, ne faisait nullement partie de la noblesse, mais d'une bourgeoisie libérale et instruite qui avait connu des jours meilleurs. Machado avait un lien de parenté éloigné avec le folkloriste Agustín Durán, autrefois directeur de la Bibliothèque Nationale espagnole : sa grand -mère était en effet la nièce de Durán. Son grand-père fut professeur universitaire de Sciences naturelles, vulgarisateur de Darwin, mais également maire de Séville et, finalement, gouverneur de la province. Son père, Antonio Machado Álvarez, fut aussi un folkloriste relativement connu ; sa mort, trop précoce, laissa sa famille accablée de soucis financiers.

Les premières contributions littéraires de Machado furent des proses satiriques publiées sous pseudonyme dans La Caricatura, en 1893. Ses voyages à Paris, en 1899 et 1902, lui permirent de faire la connaissance d'Anatole France, d'Oscar Wilde et de Rubén Darío. Ses lectures se multiplièrent, ainsi que ses poèmes : à son retour en Espagne, il en écrivit plusieurs pour les revues de l'école que l'on appelle modernismo, en particulier pour Helios, dirigée par Juan Ramón Jiménez.

Son premier livre, Soledades (1903), qui fit l'objet d'une diffusion très modeste, reprend plusieurs de ces poèmes. Ce recueil révèle un vaste monde intérieur : des endroits mythifiés – parmi lesquels la cour du Palais de las Dueñas –, des personnages sans identité précise, des dialogues avec le Soir ou la Nuit personnifiés. Ce sont des poèmes qui ont un air naturel, simple, et qui renferment pourtant un contenu cryptique, parfois d'une rare beauté.

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Ce fut apparemment son ancien instituteur, Francisco Giner de los Ríos (une personnalité alors célèbre et très respectée, fondateur de l'Institution Libre de l'Enseignement) qui lui proposa de passer le concours d'enseignant dans le secondaire. En 1907, Machado est nommé professeur de français dans le lycée de Soria. « La ville, nous dit Manuel Tuñón de Lara, est froide, grise, perchée sur des montagnes pelées, sans rien de particulier, si ce n'est la tour Renaissance du Gouvernement civil. Le Douro coule entre deux collines surmontées l'une d'un château, l'autre de l'ermitage de la Vierge du Mirón. Il descend souvent au bord du fleuve, la vieille demeure des Templiers est son but de promenade préféré. De là, il prend le chemin qui monte vers San Saturio, l'ermitage du patron de la ville ». Machado loue une chambre dans une pension modeste. Les propriétaires ont une fille, âgée de 15 ans, dont Machado – qui en a alors 33 – tombe amoureux. Elle s'appelle Leonor Izquierdo. Le mariage aura lieu un an plus tard, chahuté par les jeunes gens de Soria. Entretemps, il sillonne cette vaste région du plateau castillan, source d'inspiration pour les nouveaux poèmes qu'il est déjà en train d'écrire, qui s'éloignent de la poésie intimiste de son premier livre.

 

Retrato

Mi infancia son recuerdos de un patio de Sevilla,
y un huerto claro donde madura el limonero;
mi juventud, veinte años en tierras de Castilla;
mi historia, algunos casos que recordar no quiero.

Ni un seductor Mañara1, ni un Bradomín2 he sido
-ya conocéis mi torpe aliño indumentario-,
mas recibí la flecha que me asignó Cupido,
y amé cuanto ellas puedan tener de hospitalario.

Hay en mis venas gotas de sangre jacobina,
pero mi verso brota de manantial sereno;
y, más que un hombre al uso que sabe su doctrina,
soy, en el buen sentido de la palabra, bueno.

Adoro la hermosura, y en la moderna estética
corté las viejas rosas del huerto de Ronsard;
mas no amo los afeites de la actual cosmética,
ni soy un ave de esas del nuevo gay-trinar.

Desdeño las romanzas de los tenores huecos
y el coro de los grillos que cantan a la luna.
A distinguir me paro las voces de los ecos,
y escucho solamente, entre las voces, una

¿Soy clásico o romántico? No sé. Dejar quisiera
mi verso, como deja el capitán su espada:
famosa por la mano viril que la blandiera,
no por el docto oficio del forjador preciada.

Converso con el hombre que siempre va conmigo
-quien habla solo espera hablar a Dios un día-;
mi soliloquio es plática con ese buen amigo
que me enseñó el secreto de la filantropía

Y al cabo, nada os debo; debeisme cuanto he escrito.
A mi trabajo acudo, con mi dinero pago
el traje que me cubre y la mansión que habito,
el pan que me alimenta y el lecho en donde yago

Y cuando llegue el día del último vïaje,
y esté al partir la nave que nunca ha de tornar,
me encontraréis a bordo ligero de equipaje,
casi desnudo, como los hijos de la mar.



Portrait

Mon enfance, ce sont des souvenirs d'un patio de Séville
et d'un jardin clair où mûrit le citronnier;
ma jeunesse, vingt ans en terre de Castille;
mon histoire, quelques épisodes dont je ne veux pas me souvenir.

Je n'ai pas été un don Juan de Mañara1 ni un Bradomin2,
- vous connaissez bien mon accoutrement maladroit -
mais j'ai reçu la flèche qui m'a décochée Cupidon
et j'ai aimé des femmes tout ce qu'elles avaient d'accueillant.

Il y a dans mes veines des gouttes de sang jacobin,
mais mon vers jaillit d'une source sereine;
et plus qu'un homme averti qui possède sa doctrine
je suis, dans le bon sens du mot, bon.

J'adore la beauté et dans la moderne esthétique
j'ai coupé les vieilles roses du jardin de Ronsard;
mais je n'aime pas les fards de l'actuelle cosmétique
et je ne suis pas un de ces oiseaux du nouveau gay-piaillement.

Je dédaigne les romances des ténors creux
et le chœur des grillons qui chantent à la lune.
Par contre, je m'efforce de distinguer les voix de leurs échos
et parmi les voix je n'en écoute qu'une.

Suis-je classique ou romantique ? Je ne sais. Je voudrais poser
ma rime comme le capitaine pose son épée:
plus fameuse par la main virile qui la sert
que par tout l'art du forgeron.

Je parle avec celui qui toujours m'accompagne
- qui parle seul espère un jour parler à Dieu -
mon soliloque rhétorique avec ce bon ami
qui m'enseigna le secrret de la philanthropie.

Enfin, je ne vous dois rien; vous me devez tout ce que j'ai écrit.
Je me rends à mon travail et je paie avec mon argent
le costume que je porte et la demeure que j'habite,
le pain qui me nourrit et le lit de mes repos.

Et quand viendra le jour de l'ultime voyage,
quand le navire, qui ne doit jamais revenir, sera sur le point de partir,
vous me trouverez à bord, léger de tout bagage,
presque nu, comme les fils de la mer.


(Trad. Alice Gascar)


 
 
1 Le séducteur Miguel de Mañara, connu pour sa vie dissolue à Séville au 17e siècle, est à la base de la légende de Don Juan Tenorio, rendue célèbre par la pièce de théâtre de José Zorrilla.
2 Le marquis de Bradomín est un personnage de Ramón del Valle-Inclán, sorte de Don Juan sceptique (cf. Ly, 1194-1195).

 

En 1911, il bénéficie d'une bourse de la Junta para Ampliación de Estudios qui lui permet de se rendre à nouveau à Paris pour approfondir ses connaissances en linguistique française. Là-bas, il aura l'occasion d'assister aux cours d'Henri Bergson. C'est au cours de ce voyage que – pour reprendre les mots de Nadine Ly – « Leonor est frappée d'une hémoptysie, premier signe de la tuberculose qui l'emportera en août 1912 ».

Machado est alors désemparé, anéanti ; il avoue, dans une lettre à Juan Ramón Jiménez, avoir envisagé le suicide, puis avoir trouvé l'énergie pour surmonter la tragédie dans la publication de son nouveau livre, qui venait de sortir des presses : « Le succès de mon livre me sauva, et ce ne fut pas par vanité, Dieu le sait ! Mais parce que je pensais que je n'avais pas le droit de me supprimer s'il y avait en moi une force utile ».

machado

Ce livre, intitulé Campos de Castilla, révèle l'influence de la deuxième vague du symbolisme européen, obsédé par la mélancolie de la vie en province. Après la parution de ces poèmes, Machado sera surnommé souvent « le poète de Castille ». Pourtant, le recueil est loin d'être un éloge du plateau castillan et de ses habitants. Il s'agit plutôt d'une réflexion critique sur un territoire fort symbolique, sur une géographie capitale dans la définition chrétienne et monarchique du nationalisme espagnol, mais qui finalement s'avère être une incarnation des maux de la patrie : terre aride, triste (« sans danse ni chanson », écrit-il), décadente, sans élan vital, misérable et bêtement satisfaite : la Castille, en résumé, « méprise tout ce qu'elle ignore ».

La Castille représente par métonymie l'Espagne contemporaine, dont l'histoire peut être expliquée à partir du récit biblique de Caïn : voici une analogie clé et récurrente chez Machado, qui se trouve à la base de la dialectique historique présente dans plusieurs de ses textes, parmi lesquels cet autre poème, d'apparence très naïve, sur un après-midi d'école, où les collégiens récitent la leçon ; clouée au mur de la classe on trouve, pourtant, une image de « Caïn fugitif, et Abel mort, près d'une tache carmin ».

Les ouvrages que l'on considère aujourd'hui comme ses chefs-d'œuvre sont alors déjà parus. Entre les années 1910 et 1920, Machado préfère réorganiser sa production dans des Œuvres complètes que la Résidence d'Étudiants édite en 1917, et auxquelles il ajoute l'un ou l'autre poème. Pendant cette même période, deux anthologies de ses poèmes voient également le jour.

El mañana efímero (1913)

El mañana efímero

A Roberto Castrovido

La España de charanga y pandereta,
cerrado y sacristía,
devota de Frascuelo y de María,
de espíritu burlón y de alma inquieta,
ha de tener su mármol y su día,
su infalible mañana y su poeta.
El vano ayer engendrará un mañana
vacío y por ventura pasajero.
Será un joven lechuzo y tarambana,
un sayón con hechuras de bolero,
a la moda de Francia realista
un poco al uso de París pagano,
y al estilo de España especialista
en el vicio al alcance de la mano.
Esa España inferior que ora y bosteza,
vieja y tahúr, zaragatera y triste;
esa España inferior que ora y embiste,
cuando se digna usar de la cabeza,
aún tendrá luengo parto de varones
amantes de sagradas tradiciones
y de sagradas formas y maneras;
florecerán las barbas apostólicas,
y otras calvas en otras calaveras
brillarán, venerables y católicas.
El vano ayer engendrará un mañana
vacío y ¡por ventura! pasajero,
la sombra de un lechuzo tarambana,
de un sayón con hechuras de bolero;
el vacuo ayer dará un mañana huero.
Como la náusea de un borracho ahíto
de vino malo, un rojo sol corona
de heces turbias las cumbres de granito;
hay un mañana estomagante escrito
en la tarde pragmática y dulzona.
Mas otra España nace,
la España del cincel y de la maza,
con esa eterna juventud que se hace
del pasado macizo de la raza.
Una España implacable y redentora,
España que alborea
con un hacha en la mano vengadora,
España de la rabia y de la idea.

Le lendemain éphémère

À Roberto Castrovido

L'Espagne des fanfares et des tambourins basques,
sentant le renfermé, fleurant la sacristie,
dévouée à Frascuelo, à la Vierge Marie,
d'esprit narquois et d'âme tranquille,
aura son marbre, son jour de gloire,
son lendemain inéluctable et son poète.
Ce vain hier engendrera un lendemain
vide et, par chance peut-être ! passager.
Ce sera un jeune homme, noceur, écervelé,
un pénitent aux allures de danseur de boléro;
réaliste à la façon de France,
un peu mécréant à la mode de Paris,
et à la manière d'Espagne spécialiste
du vice à portée de la main.
Cette Espagne inférieure qui prie et qui bâille,
vieillie, aimant le jeu, bagarreuse et triste,
cette Espagne inférieure qui prie et fonce tête baissée,
quand elle daigne se servir de sa tête,
verra encore longtemps se produire des hommes
aimant les traditions sacrées,
les formes et manières sacrées;
fleuriront les barbes apostoliques
et d'autres calvities sur d'autres crânes
brilleront, vénérables et catholiques.
Ce vain hier engendrera un lendemain
vide et, par chance peut-être ! passager,
l'ombre d'un noceur écervelé,
d'un pénitent aux allures de danseur,
cet hier de vide ne donnera qu'un lendemain de vide.
Comme la nausée d'un ivrogne
gorgé de mauvais vin, un rouge soleil couronne
de trouble lie les cimes de granit;
il y a un lendemain écœurant écrit
dans l'après-midi pragmatique et douceâtre.
Mais une autre Espagne naît,
l'Espagne du ciseau et de la masse,
avec cette jeunesse éternelle qui se fait
à partir du passé robuste de la race.
Une Espagne implacable et rédemptrice,
une Espagne qui commence à poindre
tenant en main la hache vengeresse,
Espagne de la rage, Espagne de l'idée.

(Trad. S. Sesé-Lèger / Bernard Sesé)

Après quelques années à Baeza, ville andalouse dont il fait des descriptions impitoyables, Machado obtient son transfert à Ségovie. En 1915, il entreprend des études de Lettres. Il obtient son diplôme en 1918, à 43 ans, et décide de présenter les examens du doctorat en Philosophie. Quelques années auparavant, il avait écrit au penseur Ortega y Gasset que les seuls auteurs qui le passionnaient étaient Platon, Leibniz et Kant. Ses cahiers personnels, édités à titre posthume, témoignent de la véracité de cette affirmation, et ce n'est pas un hasard si elle était adressée a son professeur : en effet, le penseur Ortega y Gasset (dont Bénédicte Vauthier et Adéline Struvay viennent de traduire La Déshumanisation de l'art) est celui qui allait faire passer des examens au poète, de huit ans son aîné.

C'est à cette époque-là que Machado commence à inventer des personnages, des hétéronymes, tout comme ses contemporains le portugais Fernando Pessoa ou l'allemand Kurt Tucholsky l'avaient fait auparavant. Dans la Revista de Occidente paraîtront alors des essais signés Abel Martín ou Juan de Mairena. Machado invente la biographie de ces personnages, leur métier, leurs idées, et même – dans un tour de force de mise en abyme – leurs hétéronymes à eux : ainsi, Jorge Meneses est un hétéronyme de Juan de Mairena, qui est à son tour un hétéronyme d'Antonio Machado, le professeur de Ségovie, à ne pas confondre avec un autre Antonio Machado, encore un hétéronyme homonyme de ce dernier, également enseignant, décédé à Huesca. Ces écrivains imaginaires, amateurs, provinciaux, constituent la tradition inventée de Machado : ils sont en même temps ses créatures et ses maîtres.

Il élabore également certaines réflexions philosophiques, dans le sillage de Bergson, dans des poèmes des années 1920. Ce sont des réflexions brèves et pénétrantes sur le statut ontologique de la vérité, sur la complexité labyrinthique de l'identité, sur les liaisons dangereuses entre la mémoire et l'imagination, sur les frontières imprécises entre la réalité et le rêve... C'est ici que réside probablement l'intérêt principal que l'œuvre de Machado offre à ses lecteurs européens contemporains.

* * *


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La deuxième République affecte Antonio Machado au nouveau lycée madrilène « Calderón de la Barca » : il peut enfin s'installer à la capitale. Très proche du parti de Manuel Azaña, il devient un défenseur visible du régime démocratique instauré depuis 1931. Pendant la guerre il participe à la propagande, en faisant toujours preuve d'un raisonnement passionné, mais jamais irrationnel, contrairement à bien d'autres camarades qui avaient du mal à rester sereins dans un Madrid assiégé et bombardé par les avions allemands. La plupart des articles qu'il écrit pendant la guerre sont signés Juan de Mairena : des articles marqués par un humanisme profond, et enracinés dans un socialisme chrétien, dans la lignée de celui de Tolstoï.

L'écrivain Andrés Trapiello, cependant, dénonce ce qu'il considère une manipulation opportuniste de l'engagement sincère du poète, et cite, parmi d'autres, le témoignage du journaliste républicain Carlos Sampelayo, qui se souvient de « Don Antonio à un banquet qu'avaient donné pour lui les communistes avant la fin de la guerre à Barcelone. Il paraissait déjà tout à fait vieux. Il semblait fatigué de vivre, comme absent à ce qui se passait là-bas, qui pourtant était très important. On célébrait l'entrée du poète dans le parti [communiste], la signature et la remise de la carte du parti. Je crois qu'il ne se rendait pas compte de ce qu'il signait, et s'il s'en rendait compte, alors il s'en moquait. Il aurait signé de la même façon une carte du Parti Radical, si on l'avait mise sous ses yeux, et on ne pouvait pas manquer l'occasion de montrer au monde cet atout publicitaire que représentait la catéchèse de Machado. Les discours, les hymnes, les louanges l'ont étourdi. Il était une ombre qui devenait un symbole. Certains spectateurs neutres ressentaient de la peine. Ensuite on l'emmena d'un côté à l'autre en faisant de la politique avec son nom et sa poésie, mais quand vint l'heure de courir, ces communistes le laissèrent seul avec sa mère ».

Son frère Manuel, camarade d'aventures et très proche collaborateur, se trouve par hasard à Burgos le jour du coup d'État, c'est-à-dire, dans une ville qui fut tout de suite contrôlée par les militaires rebelles. Manuel Machado a supporté le nouveau régime et écrit des poèmes en hommage à Franco. Trapiello se demande ce qui se serait passé si Manuel avait été à Madrid à ce moment-là ; et, inversement, quelle aurait été la réaction d'Antonio Machado s'il avait accompagné son frère dans la visite de famille qui l'a amené à Burgos à la mi-juillet 1936.

Machado se réfugie d'abord à Valence, et ensuite à Barcelone, mais en janvier 1939, tout est perdu. Il gagne alors la frontière pyrénéenne et s'installe avec sa mère et quelques amis dans une pension de la localité de Collioure. C'est là qu'il meurt le 22 février, épuisé, « léger de tout bagage », au bord de la Méditerranée. On retrouve dans la poche de sa veste un dernier vers, un alexandrin : « Estos días azules y este sol de la infancia », « ces jours bleus, ce soleil de l'enfance ». Lors de ces derniers jours sur la frontière française, bercé – littéralement – par sa mère qui l'accompagne, et qui a alors 90 ans, l'esprit du poète se trouvait apparemment au Palais des Dueñas de Séville, près du citronnier.

Sa mort dans des circonstances tragiques a fait de Machado un mythe à la hauteur de celui de García Lorca. Pour les républicains exilés, il est le poète qui a su prendre parti pour le peuple, le représentant de cette Espagne « de l'idée », assassinée, d'après un célèbre poème, par l'Espagne de fanfares et de sacristie : Abel tué par Caïn, le « poète du peuple », comme le surnommait le titre d'un livre de Tuñón de Lara et comme le voulait l'orthodoxie communiste. Néanmoins il a été également revendiqué par certains membres de la Falange dans les années 40, et sa lecture fut tolérée dans l'Espagne franquiste à partir de 1949 à travers des versions censurées, bien entendu, dépourvues des textes engagés. (Javier Muñoz Soro et Hugo García Fernández viennent de publier un article fondamental sur les différentes images du poète diffusées pendant ces années-là.) Depuis 1969, la vulgate de Machado sont les quelques poèmes que Joan Manuel Serrat a enregistrés dans un disque incontournable d'une année par ailleurs prodigieuse pour la musique populaire. Musique aux arrangements sophistiqués, souvent émouvante, qui ne doit pas nous faire oublier que les textes ont été découpés, remaniés, entremêlés. Le Machado de Serrat est le représentant de la troisième Espagne revendiqué pendant la Transition, la synthèse de cette opposition – qu'il avait créée – entre deux pays opposés et fratricides.

* * *

Pierre Bayard a attiré notre attention sur le fait que nous ne gardons de nos lectures que des « souvenirs approximatifs », qu'une image imprécise, parfois seulement une vague sensation. D'autant plus partielle sera l'image que nous gardons d'une vie passée, construite à partir d'un récit biographique que notre mémoire réduit à son tour à une ou deux anecdotes inexactes. La vie d'Antonio Machado que nous venons de résumer pourrait alors être recomposée autrement, à partir d'une autre série de passages, fort discordants avec les jalons que nous venons d'évoquer. Le résultat en serait une figure superposée, un double sinistre (ou vulgaire) de cette espèce de Peter Falk poète que nous imaginons parfois quand nous pensons à Machado.

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La biographie rédigée par Ian Gibson laisse entrevoir en filigrane, précisément, cet autre Machado (encore un autre !) qui doit être invoqué comme antidote contre la mythomanie fréquente de l'historiographie espagnole contemporaine, surtout lorsqu'elle parle des protagonistes de la guerre civile. Machado fut aussi un homme à la personnalité farfelue, dont la négligence était proverbiale, à tel point que ses élèves l'appelaient Antonio Manchado (taché). À Ségovie il reçut le sobriquet de « Charlot », à cause de sa façon maladroite de marcher. Il n'eut son baccalauréat qu'à 24 ans, parce qu'il avait du mal à réussir l'examen de français, la langue qu'il allait désormais enseigner. Toute sa vie il fut hanté par des phobies – la peur des chiens, par exemple. On se souvient aussi du jour où, voyant que la place de Neptune, au centre de Madrid, était vide, il ressentit le besoin irrésistible de se jeter par terre. D'autres détails sont plus épineux, comme la lettre dans laquelle il demande à son maître Giner de los Ríos de tirer les ficelles pour lui procurer le transfert à Madrid, ou le témoignage d'après lequel Machado aurait fréquenté, à la fin des années 1920, une prostituée presque  sosie de Leonor Izquierdo.

Les déclarations de ses amis de jeunesse nous restituent ces épisodes dont il ne voulait pas se souvenir, et nous rendent le portrait de quelqu'un  « vêtu d'un pardessus décoloré très vieux, qui n'avait plus qu'un ou deux boutons, qu'il fermait toujours avec une corde, de même que les manches, attachées avec des morceaux de laine au lieu de boutons de manchettes ». D'après le souvenir de Juan Guerrero Ruiz, « quand partait Antonio Machado, il fallait balayer l'endroit où il avait été assis à cause des traces qu'il laissait, de mies de pain, de tabac et de cendre, de papiers mâchés qu'il mangeait souvent ».

La description que Rafael Cansinos Assens nous fait de l'appartement qu'il habita dans sa jeunesse, sur les hauteurs de la rue Fuencarral de Madrid, semble tirée d'un roman de Murger : « La chambre, délabrée, sans meubles, mis à part quelques chaises dépareillées, avec un sol de briques, parsemé de mégots de cigarettes, et les murs nus, tout avait l'aspect d'un grenier bohème. Il y avait si peu de chaises que certains restaient debout ». Juan Ramón Jiménez, le futur prix Nobel de littérature, raconte que, la première fois qu'il est allé chez Machado, celui-ci l'a invité à s'installer mais qu'il n'a vu qu'« un fauteuil troué, qui ne servait pas à s'asseoir, une chaise sur laquelle il y avait une chatte avec ses petits chatons, et une autre chaise où il y avait un œuf sur le plat datant de plusieurs jours, tout sec et tout collé ». Mariano Grau évoque la chambre que le poète occupa à Ségovie : « Des livres sur les chaises, des livres sur la table, par terre, sur la commode, dans les coins et jusque sur le lit. Livres dont les feuillets avaient été, en grande partie, découpés impatiemment avec les doigts et dont on voyait les déchirons pendre en franges inégales. D'autres livres, que le poète oubliait d'ouvrir, venus de tous les coins de l'Espagne, avec des dédicaces plus ou moins chaleureuses ». Ces livres dédicacés, il les vendait aux bouquinistes à vil prix.

Cet homme, en somme, avoue dans une lettre de 1903 ce qui suit : « J'ai emporté chez moi l'article épistolaire pour le corriger, et je ne sais plus où je l'ai mis, je crois que je l'ai mangé, mais j'ai en mémoire les concepts les plus utilisables ». Il ne s'agit pas d'une image poétique : nombreux sont les témoignages qui nous sont parvenus à propos de la papyrophagie du poète. Guerrero Ruiz, par exemple, se rappelle que parfois Machado « sortait de sa poche un papier sale, tout froissé, il le dépliait et au centre il y avait un grand trou, parce qu'il l'avait mangé sans s'en rendre compte, et il ne pouvait plus lire ce qu'il voulait lire ». Certains documents de Juan Ramón Jiménez, qui étaient restés inédits jusqu'en 2002, le confirment : « Un soir il m'a dit, comme un secret, qu'il allait me lire un poème, qui initiait pour lui une nouvelle vision des choses. Soigneusement, il sortit de sa poche un papier plié et, quand il l'ouvrit, à la place d'un poème il y avait un trou. Il resta sans voix, plus que moi. Il l'avait mangé. Je savais, par les livres que je lui prêtais, qu'il rongeait le papier, mais dans les livres, ce qu'il rongeait c'était les marges, qu'il laissait comme du papier d'éventail. Dans son poème, il avait mangé le poème ».

Voici donc un Antonio Machado qui a aussi bel et bien existé, un Machado débraillé et fantasque, qu'il ne faut pas confondre avec le poète du peuple des histoires de la littérature, et surtout pas avec son homonyme, cet obscur professeur de français, mort à Collioure en février 1939.

Álvaro Ceballos Viro
Février 2012

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Álvaro Ceballos Viro enseigne la langue et la littérature espagnoles à l'Université de Liège. Ses principales recherches portent sur l'histoire de l'édition et la littérature populaire espagnole entre 1850 et 1970.


 
 
Je remercie Marie Vandermeulen d'avoir corrigé ce texte. La strophe citée de « Portrait » procède de la traduction d'Alice Gascar. Les citations espagnoles restantes ont été traduites par Alizé Taormina.
Toute la poésie d'Antonio Machado est disponible en traduction française chez Gallimard. Les textes de Juan de Mairena ont été récemment traduits chez Anatolia / Éditions du Rocher.


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