Antonio Machado
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La deuxième République affecte Antonio Machado au nouveau lycée madrilène « Calderón de la Barca » : il peut enfin s'installer à la capitale. Très proche du parti de Manuel Azaña, il devient un défenseur visible du régime démocratique instauré depuis 1931. Pendant la guerre il participe à la propagande, en faisant toujours preuve d'un raisonnement passionné, mais jamais irrationnel, contrairement à bien d'autres camarades qui avaient du mal à rester sereins dans un Madrid assiégé et bombardé par les avions allemands. La plupart des articles qu'il écrit pendant la guerre sont signés Juan de Mairena : des articles marqués par un humanisme profond, et enracinés dans un socialisme chrétien, dans la lignée de celui de Tolstoï.

L'écrivain Andrés Trapiello, cependant, dénonce ce qu'il considère une manipulation opportuniste de l'engagement sincère du poète, et cite, parmi d'autres, le témoignage du journaliste républicain Carlos Sampelayo, qui se souvient de « Don Antonio à un banquet qu'avaient donné pour lui les communistes avant la fin de la guerre à Barcelone. Il paraissait déjà tout à fait vieux. Il semblait fatigué de vivre, comme absent à ce qui se passait là-bas, qui pourtant était très important. On célébrait l'entrée du poète dans le parti [communiste], la signature et la remise de la carte du parti. Je crois qu'il ne se rendait pas compte de ce qu'il signait, et s'il s'en rendait compte, alors il s'en moquait. Il aurait signé de la même façon une carte du Parti Radical, si on l'avait mise sous ses yeux, et on ne pouvait pas manquer l'occasion de montrer au monde cet atout publicitaire que représentait la catéchèse de Machado. Les discours, les hymnes, les louanges l'ont étourdi. Il était une ombre qui devenait un symbole. Certains spectateurs neutres ressentaient de la peine. Ensuite on l'emmena d'un côté à l'autre en faisant de la politique avec son nom et sa poésie, mais quand vint l'heure de courir, ces communistes le laissèrent seul avec sa mère ».

Son frère Manuel, camarade d'aventures et très proche collaborateur, se trouve par hasard à Burgos le jour du coup d'État, c'est-à-dire, dans une ville qui fut tout de suite contrôlée par les militaires rebelles. Manuel Machado a supporté le nouveau régime et écrit des poèmes en hommage à Franco. Trapiello se demande ce qui se serait passé si Manuel avait été à Madrid à ce moment-là ; et, inversement, quelle aurait été la réaction d'Antonio Machado s'il avait accompagné son frère dans la visite de famille qui l'a amené à Burgos à la mi-juillet 1936.

Machado se réfugie d'abord à Valence, et ensuite à Barcelone, mais en janvier 1939, tout est perdu. Il gagne alors la frontière pyrénéenne et s'installe avec sa mère et quelques amis dans une pension de la localité de Collioure. C'est là qu'il meurt le 22 février, épuisé, « léger de tout bagage », au bord de la Méditerranée. On retrouve dans la poche de sa veste un dernier vers, un alexandrin : « Estos días azules y este sol de la infancia », « ces jours bleus, ce soleil de l'enfance ». Lors de ces derniers jours sur la frontière française, bercé – littéralement – par sa mère qui l'accompagne, et qui a alors 90 ans, l'esprit du poète se trouvait apparemment au Palais des Dueñas de Séville, près du citronnier.

Sa mort dans des circonstances tragiques a fait de Machado un mythe à la hauteur de celui de García Lorca. Pour les républicains exilés, il est le poète qui a su prendre parti pour le peuple, le représentant de cette Espagne « de l'idée », assassinée, d'après un célèbre poème, par l'Espagne de fanfares et de sacristie : Abel tué par Caïn, le « poète du peuple », comme le surnommait le titre d'un livre de Tuñón de Lara et comme le voulait l'orthodoxie communiste. Néanmoins il a été également revendiqué par certains membres de la Falange dans les années 40, et sa lecture fut tolérée dans l'Espagne franquiste à partir de 1949 à travers des versions censurées, bien entendu, dépourvues des textes engagés. (Javier Muñoz Soro et Hugo García Fernández viennent de publier un article fondamental sur les différentes images du poète diffusées pendant ces années-là.) Depuis 1969, la vulgate de Machado sont les quelques poèmes que Joan Manuel Serrat a enregistrés dans un disque incontournable d'une année par ailleurs prodigieuse pour la musique populaire. Musique aux arrangements sophistiqués, souvent émouvante, qui ne doit pas nous faire oublier que les textes ont été découpés, remaniés, entremêlés. Le Machado de Serrat est le représentant de la troisième Espagne revendiqué pendant la Transition, la synthèse de cette opposition – qu'il avait créée – entre deux pays opposés et fratricides.

* * *

Pierre Bayard a attiré notre attention sur le fait que nous ne gardons de nos lectures que des « souvenirs approximatifs », qu'une image imprécise, parfois seulement une vague sensation. D'autant plus partielle sera l'image que nous gardons d'une vie passée, construite à partir d'un récit biographique que notre mémoire réduit à son tour à une ou deux anecdotes inexactes. La vie d'Antonio Machado que nous venons de résumer pourrait alors être recomposée autrement, à partir d'une autre série de passages, fort discordants avec les jalons que nous venons d'évoquer. Le résultat en serait une figure superposée, un double sinistre (ou vulgaire) de cette espèce de Peter Falk poète que nous imaginons parfois quand nous pensons à Machado.

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La biographie rédigée par Ian Gibson laisse entrevoir en filigrane, précisément, cet autre Machado (encore un autre !) qui doit être invoqué comme antidote contre la mythomanie fréquente de l'historiographie espagnole contemporaine, surtout lorsqu'elle parle des protagonistes de la guerre civile. Machado fut aussi un homme à la personnalité farfelue, dont la négligence était proverbiale, à tel point que ses élèves l'appelaient Antonio Manchado (taché). À Ségovie il reçut le sobriquet de « Charlot », à cause de sa façon maladroite de marcher. Il n'eut son baccalauréat qu'à 24 ans, parce qu'il avait du mal à réussir l'examen de français, la langue qu'il allait désormais enseigner. Toute sa vie il fut hanté par des phobies – la peur des chiens, par exemple. On se souvient aussi du jour où, voyant que la place de Neptune, au centre de Madrid, était vide, il ressentit le besoin irrésistible de se jeter par terre. D'autres détails sont plus épineux, comme la lettre dans laquelle il demande à son maître Giner de los Ríos de tirer les ficelles pour lui procurer le transfert à Madrid, ou le témoignage d'après lequel Machado aurait fréquenté, à la fin des années 1920, une prostituée presque  sosie de Leonor Izquierdo.

Les déclarations de ses amis de jeunesse nous restituent ces épisodes dont il ne voulait pas se souvenir, et nous rendent le portrait de quelqu'un  « vêtu d'un pardessus décoloré très vieux, qui n'avait plus qu'un ou deux boutons, qu'il fermait toujours avec une corde, de même que les manches, attachées avec des morceaux de laine au lieu de boutons de manchettes ». D'après le souvenir de Juan Guerrero Ruiz, « quand partait Antonio Machado, il fallait balayer l'endroit où il avait été assis à cause des traces qu'il laissait, de mies de pain, de tabac et de cendre, de papiers mâchés qu'il mangeait souvent ».

La description que Rafael Cansinos Assens nous fait de l'appartement qu'il habita dans sa jeunesse, sur les hauteurs de la rue Fuencarral de Madrid, semble tirée d'un roman de Murger : « La chambre, délabrée, sans meubles, mis à part quelques chaises dépareillées, avec un sol de briques, parsemé de mégots de cigarettes, et les murs nus, tout avait l'aspect d'un grenier bohème. Il y avait si peu de chaises que certains restaient debout ». Juan Ramón Jiménez, le futur prix Nobel de littérature, raconte que, la première fois qu'il est allé chez Machado, celui-ci l'a invité à s'installer mais qu'il n'a vu qu'« un fauteuil troué, qui ne servait pas à s'asseoir, une chaise sur laquelle il y avait une chatte avec ses petits chatons, et une autre chaise où il y avait un œuf sur le plat datant de plusieurs jours, tout sec et tout collé ». Mariano Grau évoque la chambre que le poète occupa à Ségovie : « Des livres sur les chaises, des livres sur la table, par terre, sur la commode, dans les coins et jusque sur le lit. Livres dont les feuillets avaient été, en grande partie, découpés impatiemment avec les doigts et dont on voyait les déchirons pendre en franges inégales. D'autres livres, que le poète oubliait d'ouvrir, venus de tous les coins de l'Espagne, avec des dédicaces plus ou moins chaleureuses ». Ces livres dédicacés, il les vendait aux bouquinistes à vil prix.

Cet homme, en somme, avoue dans une lettre de 1903 ce qui suit : « J'ai emporté chez moi l'article épistolaire pour le corriger, et je ne sais plus où je l'ai mis, je crois que je l'ai mangé, mais j'ai en mémoire les concepts les plus utilisables ». Il ne s'agit pas d'une image poétique : nombreux sont les témoignages qui nous sont parvenus à propos de la papyrophagie du poète. Guerrero Ruiz, par exemple, se rappelle que parfois Machado « sortait de sa poche un papier sale, tout froissé, il le dépliait et au centre il y avait un grand trou, parce qu'il l'avait mangé sans s'en rendre compte, et il ne pouvait plus lire ce qu'il voulait lire ». Certains documents de Juan Ramón Jiménez, qui étaient restés inédits jusqu'en 2002, le confirment : « Un soir il m'a dit, comme un secret, qu'il allait me lire un poème, qui initiait pour lui une nouvelle vision des choses. Soigneusement, il sortit de sa poche un papier plié et, quand il l'ouvrit, à la place d'un poème il y avait un trou. Il resta sans voix, plus que moi. Il l'avait mangé. Je savais, par les livres que je lui prêtais, qu'il rongeait le papier, mais dans les livres, ce qu'il rongeait c'était les marges, qu'il laissait comme du papier d'éventail. Dans son poème, il avait mangé le poème ».

Voici donc un Antonio Machado qui a aussi bel et bien existé, un Machado débraillé et fantasque, qu'il ne faut pas confondre avec le poète du peuple des histoires de la littérature, et surtout pas avec son homonyme, cet obscur professeur de français, mort à Collioure en février 1939.

Álvaro Ceballos Viro
Février 2012

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Álvaro Ceballos Viro enseigne la langue et la littérature espagnoles à l'Université de Liège. Ses principales recherches portent sur l'histoire de l'édition et la littérature populaire espagnole entre 1850 et 1970.


 
 
Je remercie Marie Vandermeulen d'avoir corrigé ce texte. La strophe citée de « Portrait » procède de la traduction d'Alice Gascar. Les citations espagnoles restantes ont été traduites par Alizé Taormina.
Toute la poésie d'Antonio Machado est disponible en traduction française chez Gallimard. Les textes de Juan de Mairena ont été récemment traduits chez Anatolia / Éditions du Rocher.

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