Antonio Machado

En 1911, il bénéficie d'une bourse de la Junta para Ampliación de Estudios qui lui permet de se rendre à nouveau à Paris pour approfondir ses connaissances en linguistique française. Là-bas, il aura l'occasion d'assister aux cours d'Henri Bergson. C'est au cours de ce voyage que – pour reprendre les mots de Nadine Ly – « Leonor est frappée d'une hémoptysie, premier signe de la tuberculose qui l'emportera en août 1912 ».

Machado est alors désemparé, anéanti ; il avoue, dans une lettre à Juan Ramón Jiménez, avoir envisagé le suicide, puis avoir trouvé l'énergie pour surmonter la tragédie dans la publication de son nouveau livre, qui venait de sortir des presses : « Le succès de mon livre me sauva, et ce ne fut pas par vanité, Dieu le sait ! Mais parce que je pensais que je n'avais pas le droit de me supprimer s'il y avait en moi une force utile ».

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Ce livre, intitulé Campos de Castilla, révèle l'influence de la deuxième vague du symbolisme européen, obsédé par la mélancolie de la vie en province. Après la parution de ces poèmes, Machado sera surnommé souvent « le poète de Castille ». Pourtant, le recueil est loin d'être un éloge du plateau castillan et de ses habitants. Il s'agit plutôt d'une réflexion critique sur un territoire fort symbolique, sur une géographie capitale dans la définition chrétienne et monarchique du nationalisme espagnol, mais qui finalement s'avère être une incarnation des maux de la patrie : terre aride, triste (« sans danse ni chanson », écrit-il), décadente, sans élan vital, misérable et bêtement satisfaite : la Castille, en résumé, « méprise tout ce qu'elle ignore ».

La Castille représente par métonymie l'Espagne contemporaine, dont l'histoire peut être expliquée à partir du récit biblique de Caïn : voici une analogie clé et récurrente chez Machado, qui se trouve à la base de la dialectique historique présente dans plusieurs de ses textes, parmi lesquels cet autre poème, d'apparence très naïve, sur un après-midi d'école, où les collégiens récitent la leçon ; clouée au mur de la classe on trouve, pourtant, une image de « Caïn fugitif, et Abel mort, près d'une tache carmin ».

Les ouvrages que l'on considère aujourd'hui comme ses chefs-d'œuvre sont alors déjà parus. Entre les années 1910 et 1920, Machado préfère réorganiser sa production dans des Œuvres complètes que la Résidence d'Étudiants édite en 1917, et auxquelles il ajoute l'un ou l'autre poème. Pendant cette même période, deux anthologies de ses poèmes voient également le jour.

El mañana efímero (1913)

El mañana efímero

A Roberto Castrovido

La España de charanga y pandereta,
cerrado y sacristía,
devota de Frascuelo y de María,
de espíritu burlón y de alma inquieta,
ha de tener su mármol y su día,
su infalible mañana y su poeta.
El vano ayer engendrará un mañana
vacío y por ventura pasajero.
Será un joven lechuzo y tarambana,
un sayón con hechuras de bolero,
a la moda de Francia realista
un poco al uso de París pagano,
y al estilo de España especialista
en el vicio al alcance de la mano.
Esa España inferior que ora y bosteza,
vieja y tahúr, zaragatera y triste;
esa España inferior que ora y embiste,
cuando se digna usar de la cabeza,
aún tendrá luengo parto de varones
amantes de sagradas tradiciones
y de sagradas formas y maneras;
florecerán las barbas apostólicas,
y otras calvas en otras calaveras
brillarán, venerables y católicas.
El vano ayer engendrará un mañana
vacío y ¡por ventura! pasajero,
la sombra de un lechuzo tarambana,
de un sayón con hechuras de bolero;
el vacuo ayer dará un mañana huero.
Como la náusea de un borracho ahíto
de vino malo, un rojo sol corona
de heces turbias las cumbres de granito;
hay un mañana estomagante escrito
en la tarde pragmática y dulzona.
Mas otra España nace,
la España del cincel y de la maza,
con esa eterna juventud que se hace
del pasado macizo de la raza.
Una España implacable y redentora,
España que alborea
con un hacha en la mano vengadora,
España de la rabia y de la idea.

Le lendemain éphémère

À Roberto Castrovido

L'Espagne des fanfares et des tambourins basques,
sentant le renfermé, fleurant la sacristie,
dévouée à Frascuelo, à la Vierge Marie,
d'esprit narquois et d'âme tranquille,
aura son marbre, son jour de gloire,
son lendemain inéluctable et son poète.
Ce vain hier engendrera un lendemain
vide et, par chance peut-être ! passager.
Ce sera un jeune homme, noceur, écervelé,
un pénitent aux allures de danseur de boléro;
réaliste à la façon de France,
un peu mécréant à la mode de Paris,
et à la manière d'Espagne spécialiste
du vice à portée de la main.
Cette Espagne inférieure qui prie et qui bâille,
vieillie, aimant le jeu, bagarreuse et triste,
cette Espagne inférieure qui prie et fonce tête baissée,
quand elle daigne se servir de sa tête,
verra encore longtemps se produire des hommes
aimant les traditions sacrées,
les formes et manières sacrées;
fleuriront les barbes apostoliques
et d'autres calvities sur d'autres crânes
brilleront, vénérables et catholiques.
Ce vain hier engendrera un lendemain
vide et, par chance peut-être ! passager,
l'ombre d'un noceur écervelé,
d'un pénitent aux allures de danseur,
cet hier de vide ne donnera qu'un lendemain de vide.
Comme la nausée d'un ivrogne
gorgé de mauvais vin, un rouge soleil couronne
de trouble lie les cimes de granit;
il y a un lendemain écœurant écrit
dans l'après-midi pragmatique et douceâtre.
Mais une autre Espagne naît,
l'Espagne du ciseau et de la masse,
avec cette jeunesse éternelle qui se fait
à partir du passé robuste de la race.
Une Espagne implacable et rédemptrice,
une Espagne qui commence à poindre
tenant en main la hache vengeresse,
Espagne de la rage, Espagne de l'idée.

(Trad. S. Sesé-Lèger / Bernard Sesé)

Après quelques années à Baeza, ville andalouse dont il fait des descriptions impitoyables, Machado obtient son transfert à Ségovie. En 1915, il entreprend des études de Lettres. Il obtient son diplôme en 1918, à 43 ans, et décide de présenter les examens du doctorat en Philosophie. Quelques années auparavant, il avait écrit au penseur Ortega y Gasset que les seuls auteurs qui le passionnaient étaient Platon, Leibniz et Kant. Ses cahiers personnels, édités à titre posthume, témoignent de la véracité de cette affirmation, et ce n'est pas un hasard si elle était adressée a son professeur : en effet, le penseur Ortega y Gasset (dont Bénédicte Vauthier et Adéline Struvay viennent de traduire La Déshumanisation de l'art) est celui qui allait faire passer des examens au poète, de huit ans son aîné.

C'est à cette époque-là que Machado commence à inventer des personnages, des hétéronymes, tout comme ses contemporains le portugais Fernando Pessoa ou l'allemand Kurt Tucholsky l'avaient fait auparavant. Dans la Revista de Occidente paraîtront alors des essais signés Abel Martín ou Juan de Mairena. Machado invente la biographie de ces personnages, leur métier, leurs idées, et même – dans un tour de force de mise en abyme – leurs hétéronymes à eux : ainsi, Jorge Meneses est un hétéronyme de Juan de Mairena, qui est à son tour un hétéronyme d'Antonio Machado, le professeur de Ségovie, à ne pas confondre avec un autre Antonio Machado, encore un hétéronyme homonyme de ce dernier, également enseignant, décédé à Huesca. Ces écrivains imaginaires, amateurs, provinciaux, constituent la tradition inventée de Machado : ils sont en même temps ses créatures et ses maîtres.

Il élabore également certaines réflexions philosophiques, dans le sillage de Bergson, dans des poèmes des années 1920. Ce sont des réflexions brèves et pénétrantes sur le statut ontologique de la vérité, sur la complexité labyrinthique de l'identité, sur les liaisons dangereuses entre la mémoire et l'imagination, sur les frontières imprécises entre la réalité et le rêve... C'est ici que réside probablement l'intérêt principal que l'œuvre de Machado offre à ses lecteurs européens contemporains.

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