La complexité linguistique de l'Europe occidentale au Moyen Âge
norrois

 echecs

À gauche : Manuscrit  islandais ca. 1300
consultable ici 

Ci-dessus  : Chrétien et musulman jouant aux échecs,
Libros de juegos d'Alphonse X (1251-1283)

Le bas Moyen âge se caractérise ainsi par une sorte de « diglossie à paliers », en combinaison avec une répartition diamésique et diastratale différenciée, entre le « latin médiéval » et les « langues vernaculaires » de l'Europe occidentale. Ces dernières se différencient et se profilent « textuellement » du 10e au 13e siècle, à l'intérieur des groupes linguistiques qui étaient déjà en place : langues celtiques (à côté du vieil-irlandais, attesté dès le 7e/8e siècle, apparaissent le cornique et le gallois – l'apparition textuelle du breton est nettement plus tardive), langues romanes (le français devance l'occitan, qui toutefois atteint son apogée littéraire avant la langue d'oïl ; suivent alors le francoprovençal, le sarde, l'espagnol, l'italien, le galicien-portugais, le rhéto-roman, le catalan), langues germaniques (vieil-islandais, anglo-saxon, vieux-haut-allemand, vieux-frison et vieux-néerlandais).

Il faut mentionner deux langues qui s'introduisent en Europe occidentale entre le 8e et le 10e siècle : (a) l'arabe, introduit dès le 8e siècle dans la péninsule Ibérique, où le contact intense avec des variétés ibéro-romanes donnera lieu à une langue mixte, le mozarabe10, vrai témoignage d'un bilinguisme très répandu, et (b) le norrois11, introduits par les Vikings dans les îles Britanniques et en Normandie, aux 9e-10e siècles, et en Sicile, au 11e siècle, où il évincera le superstrat arabe, qui s'y était introduit au 9e siècle.


ChansonRoland

Dans leurs premiers siècles d'existence (ou, plutôt : d'attestation textuelle), ces langues « vernaculaires en émergence » maintiennent des liens étroits avec le latin : la plupart des plus « anciens monuments » sont des calques, des imitations, adaptations ou traductions de textes (ou de formules) en latin ; ou il s'agit de gloses12. Et dans les premiers siècles, le latin prédomine – ou s'utilise en alternance avec le vernaculaire – dans la rédaction de documents juridiques. Dans le domaine gallo-roman, une véritable « littérature » n'apparaît qu'au 11e siècle (Chanson de Roland, pour le domaine d'oïl ; Boecis, pour l'occitan). D'autres langues romanes (espagnol ; italien ; catalan) suivront au 12e ou au 13e siècle.

Chanson de Roland, Manuscrit d'Oxford

Cette époque – celle du bas Moyen Âge, celle de « la création de villes en Europe» – se caractérise, du point de vue linguistique et culturel, par les traits suivants :

  • une première poussée de standardisation, visible au plan de l'écrit dans la constitution de scriptae13, face à une fragmentation dialectale (ainsi, par exemple, l'espace gallo-roman septentrional comporte de très nombreux patois, qu'on peut classer en groupes dialectaux : picard, wallon, normand, champenois, lorrain... ; dans le Midi, où la langue des troubadours témoigne de l'existence précoce d'une koinè littéraire qui sera exportée en Catalogne, en Aragon et dans le nord de l'Italie, se dessine la division entre gascon, languedocien, provençal, auvergnat et limousin) ;
  •  l'existence de nombreux contacts linguistiques et culturels, émanant d'abord du domaine occitan (12e-13e siècles), ensuite du domaine d'oïl (13e-14e siècles), par le rayonnement de la littérature troubadouresque d'abord, ensuite de la littérature « française » ;
  •  l'apparition, souvent en l'absence même d'une unité « nationale », d'une conscience politico-linguistique, qui vise à codifier et à « illustrer » la langue vernaculaire du pays. Il faut mentionner ici le pamphlet rédigé en 1303-1304 par Alighieri Dante dans le but d'instaurer une langue vernaculaire prestigieuse, capable de rivaliser avec le latin et devant être utilisée comme langue officielle et littéraire. On notera en même temps que le texte de Dante, De vulgari eloquentia, fut rédigé en ... latin (médiéval)14.

 

Dans l'Europe occidentale du bas Moyen Âge, le multilinguisme – abondamment attesté dans les chansons de geste –  de certaines régions et de certaines sociétés, se reflète, au plan microscopique, dans le plurilinguisme d'auteurs littéraires, qui écrivent dans une langue autre que leur langue littéraire (comme Brunetto Latini15) ou qui réussissent des exploits littéraires « polyphoniques » où plusieurs langues se côtoient (l'exemple le plus connu étant le Descort plurilingue du troubadour Raimbaut de Vaqueiras16).

 

 

 

Pierre Swiggers
Janvier 2012

 

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Pierre Swiggers enseigne la linguistique générale et la linguistique romane à l'ULg. Ses recherches portent, entre autres, sur l'histoire de la linguistique occidentale, sur des problèmes de linguistique historique et descriptive, sur des questions de linguistique générale et sur l'histoire et la comparaison des langues romanes

 

 

 


 

10 Le mozarabe fut utilisé aussi comme langue littéraire dans la poésie lyrique hispano-arabe, où est attesté un code-switching complexe, entre ancien espagnol, mozarabe et arabe classique.
11 L'influence de la langue des Vikings dans les territoires romanisés se limite essentiellement à des traces toponymiques et lexicales ; il n'est pas sûr qu'on puisse attribuer certains faits phonétiques au superstrat normand.
12 C'est par exemple le cas pour l'espagnol (plus anciens textes : gloses provenant des monastères S. Millán de Cogolla et S. Domingo de Silos, 10e siècle) et pour le romanche (fragment d'Einsiedeln, texte d'un sermon latin pseudo-augustinien avec traduction interlinéaire, 11e/12e siècle).
13 Par scripta, on désigne des pratiques normalisées et homogénéisantes, qui s'appuient sur un mélange de « traits dialectaux » (éventuellement transposés sous une forme hybride), dans l'établissement de textes écrits.
14 Le texte de Dante est intéressant à plus d'un égard : il contient un panorama linguistique de l'Europe et fournit une classification (rudimentaire) des langues romanes (d'après le mot servant pour exprimer l'affirmation : oïl / oc / si) ; de plus, le texte contient d'intéressantes remarques sur la situation dialectale et sociolinguistique de l'Italie et sur la diversification linguistique à l'intérieur d'une même ville. Pour une édition moderne, avec traduction italienne et commentaire, du texte de Dante, voir C. Marazzini & C. Del Popolo, Dante : De vulgari eloquentia (Milano, 1990).
15 Celui-ci rédigea en français, entre 1260 et 1270, dans deux rédactions successives, son Livres dou Tresor.
16 Le Descort de ce troubadour provençal (fl. vers 1200) comporte des strophes en occitan (provençal), en italien (génois), en ancien français, en gascon et en galicien-portugais. Voir J.-M. D'Heur, Troubadours d'oc et troubadours galiciens-portugais. Recherches sur quelques échanges dans la littérature de l'Europe au Moyen Âge (Paris, 1973), p. 151-194.

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