La complexité linguistique de l'Europe occidentale au Moyen Âge

Cette situation complexe de l'Europe occidentale entre le 4e et le 9e siècle pose un problème de conceptualisation : à quel type de réalité linguistique a-t-on à faire ? D'un côté, si l'on excepte la production littéraire en vieil-irlandais (langue celtique utilisée dans une partie des îles Britanniques, territoire qui n'avait été latinisé que partiellement et de façon peu approfondie), l'Europe occidentale apparaît, jusqu'au 9e siècle, comme une Europe « latine » ou « latinoïde » : c'est bien là le témoignage des textes. Mais, de l'autre côté, on peut admettre une certaine survivance, sur le continent, d'anciennes langues celtiques, ibères ou rhétiques – l'exemple du basque, qui s'est maintenu à travers le temps, renforce la plausibilité d'une telle hypothèse –, et on doit surtout relever (a) la différenciation géographique et chronologique du latin attesté textuellement dans la période du haut Moyen Âge ; (b) l'utilisation de ce latin à des fins presque exclusivement juridiques ou religieuses, et, conjointement (c) la restriction sociale de cet usage à un groupe réduit de lettrés.

L'Europe occidentale du haut Moyen Âge se caractérise ainsi par son « mono-textualisme » latin (si l'on excepte la littérature en vieil-irlandais), qui manifeste une variation dans l'espace et dans le temps et qui dissimule, en la « surplombant », une (grande) variété linguistique à l'oral (l'exemple le plus représentatif de la survie d'une ancienne littérature orale en Europe occidentale est celui de la littérature bardique). Le latin écrit du haut Moyen Âge était donc une langue « de toiture » (Dachsprache), dont la fonction diamésique4 était scripturaire, dont l'usage diastratal était très restrictif et dont l'effet « documentaire » a été celui de refouler le multilinguisme (au sens de : ‘présence de plusieurs variétés ne ressortissant pas au même « système » linguistique') sur le territoire de l'ancien Empire romain occidental.

Clovis

Dans le territoire romanisé, où une forme évoluée de latin s'est maintenue, il faut admettre, pour les premiers siècles du Moyen Âge, une relative unité linguistique (s'accommodant d'un certain polymorphisme, au plan phonétique, au plan grammatical et au plan lexical) : la propagation du christianisme – facteur culturel de très grande importance pour l'évolution linguistique de l'Europe occidentale5 – ne semble pas s'être heurtée, jusqu'à l'époque carolingienne, à des obstacles communicatifs insurmontables6. On peut donc définir la latinité du haut Moyen Âge comme un « diasystème » flexible, rendant possible la communication « verticale » entre l'élite lettrée et les masses de population ne recourant qu'au seul registre oral.

Baptême de Clovis

Dans les deux siècles qui s'étendent entre les années 700 et 900, cette situation changera, de façon profonde, mais selon une ligne évolutive continue. C'est l'époque à laquelle le latin passe aux premiers stades des langues romanes, qui iront se différenciant dans les siècles suivants. C'est aussi l'époque à laquelle les langues germaniques occidentales se profilent comme entités linguistiques à part. Mais, avant tout, c'est l'époque à laquelle la communication « verticale » en latin (tardif) entre lettrés et illettrés se rompt : d'abord en Gaule, ensuite dans le monde ibérique et plus tard en Italie. Cette rupture communicative aura des conséquences directes pour la prédication, qui a dû « se vernaculariser ». C'est ce que confirme la recommandation du Concile de Tours de 813, selon laquelle les sermons doivent être transposés in rusticam Romanam linguam aut theotiscam (« dans la langue romane ou tudesque [germanique] populaire »).

serment strasbourg

Le texte emblématique qui scelle la naissance de « l'Europe des vernaculaires » et, surtout, le partage linguistique fondamental entre le roman et le germanique est celui que nous a transmis un petit-fils de Charlemagne, abbé de Saint-Riquier et guerrier : Nithard. Dans son « Histoire des fils de Louis le Pieux », texte rédigé en latin, Nithard a inséré un fragment en langue vulgaire : les « Serments de Strasbourg », prononcés le 14 février 842 par Charles le Chauve et Louis le Germanique lors de leur alliance contre leur frère Lothaire.

Serments de Strasbourg

Le premier recourt au germanique (il s'agit d'une forme ancienne de vieux-haut-allemand) pour s'adresser aux soldats germaniques de Louis, le second recourt au roman (une forme de « proto-français ») pour s'adresser aux soldats de Charles. Le texte des Serments a fait l'objet de nombreuses études philologiques et historico-comparatives portant sur la forme et le contenu, mais pour notre propos il importe de mettre en relief la valeur politico-linguistique du texte, qui instaure la légitimité de deux espaces vernaculaires, l'un vis-à-vis de l'autre7 et les deux face au latin. Première « attextation8 » du roman (en l'occurrence une forme transdialectale de gallo-roman septentrional), le serment prêté par Louis le Germanique9, tout en utilisant des formules repérables dans des textes juridiques latins (mérovingiens), sanctionne le clivage linguistique entre la Neustrie et l'Austrasie.

charlemagne

Si l'architecture linguistique de l'Europe moderne se met ainsi en place à l'époque carolingienne, le latin connaît un nouvel élan : la « renaissance carolingienne », qui s'érige sur le constat d'un écart très net entre le latin classique et les formes évoluées du latin vulgaire, réinstaura une pratique, en premier lieu écrite, du latin, donnant lieu au « latin médiéval ». Le latin médiéval – langue apprise, et non langue maternelle – connaîtra une longue évolution, non continue, à travers les siècles, du 9e au 14e/15e siècle. Il sera majoritairement, et parfois même exclusivement, utilisé comme langue des écrits officiels, comme langue de l'enseignement universitaire, comme « langue savante ».

Lettrine du manuscrit de Éginhard, Vita Caroli magni imperatoris
représentant Charlemagne (vers 1050)



4 Par "diamésique" on entend ce qui relève du paramètre sociolinguistique de la voie (medium) de communication ; l'opposition entre l'écrit et l'oral est une opposition diamésique fondamentale.
5 Le terme de « latin chrétien », qui est parfois utilisé comme synonyme de « latin vulgaire / latin tardif », désigne en fait une forme évoluée de latin, utilisée d'abord par les groupes sociaux convertis au christianisme et plus tard, à l'écrit, par les Pères de l'Église (d'où l'emploi du terme « latin ecclésiastique » pour ce latin chrétien utilisé par une élite sociale) ; ce « latin chrétien/ecclésiastique » se particularise, du point de vue lexico-stylistique, par l'utilisation de néologismes et d'emprunts (au grec et à l'hébreu). L'ouvrage de référence est toujours celui de Ch. Mohrmann, Études sur le latin des chrétiens (4 vols, Roma, 1961-1977).
6 Les Gloses de Reichenau (texte rédigé au 8e siècle dans le Nord de la France), où des mots latins de la Vulgate devenus incompréhensibles pour les lecteurs de la Bible latine sont glosés par des formes romanes (ou d'un caractère mixte : latino-roman), témoignent de l'évolution du latin parlé vers les premiers stades de langues romanes.
7 Cette opposition est textuellement attestée aussi par les Gloses de Cassel (= Kassel), petit glossaire rédigé, à la fin du 8e ou au début du 9e siècle en Bavière ; dans ce glossaire, conçu à des fins pratiques, des formes ou expressions romanes (ou plutôt latino-romanes, vu leur caractère hybride) sont glosées par des formes germaniques (vieux-bavaroises).
8 Nous empruntons ce néologisme à B. Cerquiglini, La naissance du français (Paris, 1991), un ouvrage qui propose et expose une interprétation « glottopolitique » des Serments de Strasbourg.
9 Début du texte : Pro deo amur et pro christian poblo et nostro commun salvament d'ist di in avant in quant deus savir et podir me dunat si salvarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa.

 

 

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