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Plurilinguismes à la Renaissance italienne

23 janvier 2012
Plurilinguismes à la Renaissance italienne

MT Machiavelli, N   DT Guicciardini, F[1]. 1525 ago 03 c01-reduitr

Un voyage à travers les mots, à la recherche de ce que le passé peut nous apprendre sur notre présent. Parce que aborder le thème du plurilinguisme par la lorgnette renaissante, loin d’être une posture passéiste, c’est proposer l’expérience d’un « autre » culturel, d’une altérité dont l’appréhension peut être utile pour la compréhension de soi.

 

Multilinguisme, plurilinguisme, plurilinguismes

L’approche « plurilinguiste », on l’a dit, place au centre de l’attention le sujet parlant. Au fur et à mesure qu’il acquiert une expérience langagière s’étendant de son cercle familial à celui de la société, pour s’ouvrir à d’autres langues parlées d’autres peuples, ce sujet ne classe pas ses connaissances et ses expériences langagières dans des compartiments séparés, mais il les intègre entre elles, constituant ainsi sa compétence communicative : une compétence dans laquelle les différents éléments de son répertoire linguistique sont en étroite corrélation les uns avec les autres1.

En réalité, il est même nécessaire, à mes yeux, de parler de « plurilinguismes », en recourant au pluriel. En effet, non seulement les communautés peuvent accueillir plusieurs langues, mais toute langue est fondamentalement plurielle ; même la variété linguistique la plus homogène s’avère n’être qu’un espace de pluralité se déclinant en variations multiples. Les linguistes distinguent alors un plurilinguisme « exogène » ― le contact entre langues ne s’inscrivant pas dans une même tradition linguistique ― d’un plurilinguisme « endogène », dans lequel s’inscrit, par exemple, l’articulation entre la langue standard et les dialectes, ou entre la langue officielle et les variétés vernaculaires.

Lettre de Machiavel à Giuchardini, 1525

On l’aura compris : parler de plurilinguisme revient à réfléchir sur le rapport dynamique ― et non antinomique ― entre identité et altérité, entre unité et pluralité. Le locuteur est un individu, avec son identité personnelle, qui participe de divers réseaux et de divers groupes sociaux, dans lesquels il a des rôles multiples et de multiples appartenances, et avec lesquels il interagit par ses compétences langagières. Mais ce locuteur est aussi un vecteur de circulation entre ces groupes et ces réseaux sociaux, contribuant ainsi à façonner une manière collective « d’être aux autres, à leurs langues et à leurs cultures2 ».

 

Vous avez dit « Renaissance » ?

À l'heure où les nationalismes et les particularismes semblent refaire surface, dans une Europe qui, plus que jamais, voit ses fondements unitaires remis en discussion et même reniés, il n'est peut-être pas inopportun de se pencher sur une époque, celle de la Renaissance, qui a vu s'édifier les bases culturelles, philosophiques et matérielles de l'homo europaeus moderne. Au cours de cette période, en effet, la tension entre l'aspiration à l'uniformisation des savoirs – aboutissant plus tard au Classicisme, et passant principalement par le latin comme langue de prestige – et l'affirmation des identités nationales (voire plus étroitement locales), plurilingues et centrifuges, donna ses meilleurs fruits.

De plus, s'interroger sur les plurilinguismes à la Renaissance présente l'avantage d'un certain détachement, dû certes à la distance temporelle, mais aussi à un recul méthodologique, qui est le fruit des recherches les plus récentes sur le sujet. Le champ de notre réflexion ne sera donc pas encombré par les implications politiques et idéologiques, pour ne pas dire préjudicatives, qui contaminent presque inévitablement le discours autour du plurilinguisme, lorsqu'il s'applique à l'actualité. En revanche, aborder le thème du plurilinguisme par la lorgnette renaissante, loin d'être une posture passéiste, c'est proposer l'expérience d'un « autre » culturel, d'une altérité dont l'appréhension peut être utile pour la compréhension de soi.



 
 
1 Je paraphrase ici le texte émis par le Conseil de l'Europe en 2000 : COE 2000, § 1.3.
2 COE 2009, p. 6.

lettre

L'Italie, les correspondances, la politique, l'art

La réflexion que j'entends mener ici se pose volontairement des limites, qui sont liées principalement à ma formation et à mes intérêts scientifiques. Mon discours se placera, en effet, à l'intérieur des champs de recherche qui me sont familiers, et sur lesquels je me sens plus ferrée : l'Italie des 15e et 16e siècles, la correspondance, le langage de la politique et celui de l'art.

Mais mon ambition est aussi de dépasser ces limites, en montrant le caractère « expérimental », tel un « laboratoire », que peut assumer l'étude de cette réalité géographique et culturelle, pendant la période ci-dessus délimitée, dans deux des domaines du savoir qui ont donné, à mon sens, la plus grande impulsion à la modernité.

C'est en effet l'Italie du Quattrocento et du Cinquecento qui voit se manifester, de manière parfois tragique, les plus vives tensions entre la volonté d'hégémonie des grandes nations émergeantes – la France et l'Espagne – et la résistance des cités-états, fortes de leurs spécificités et de leur longévité. Sur le plan linguistique et culturel, ces tensions se traduisent par une forte exigence de communication, que ce soit entre les individus ou entre les collectivités : pour resserrer les rangs, coordonner les opérations politiques et militaires à l'échelle péninsulaire et donc supranationale, pour entretenir les relations avec les étrangers, qui sont tour à tour alliés ou ennemis.

Lettre de Francesco Guicciardini, 1529

C'est par la lecture des correspondances, surtout les plus informelles3, que l'on s'aperçoit de l'effervescence plurilinguistique, de la prolifération lexicale qui accompagne et nourrit le long processus d'unification de la langue italienne. C'est aussi par les correspondances, qui relient les individus et les cultures au-delà des frontières géopolitiques, que se constitue un vaste réseau intellectuel, de portée européenne, par lequel les mots désignant des nouvelles réalités ou des nouvelles techniques surgissent, circulent, se modifient, avant de faire leur apparition dans les écrits programmatiques et prescriptifs.

C'est enfin tout particulièrement dans les domaines de la science politique et de l'art que le plurilinguisme produit des effets encore sensibles sur notre façon de concevoir et de nommer les pratiques et les objets qui s'y réfèrent. Alors que le système communal italien est menacé par les grandes puissances qui se disputent le contrôle de la Péninsule, il devient en effet crucial de répondre à des questions dont dépend la survivance des états italiens : qu'est-ce qu'un état ? de quelle manière se justifie-t-il ? quel est le ciment qui en garantit la tenue ? comment adapter l'ancien apparat théorique et sa terminologie, héritée de l'Antiquité, aux réalités changeantes de l'actualité, à la « conditione de' tempi » ? Autant de questions, dont les réponses nourrissent encore de nos jours le langage de la politique.

Le domaine de l'art, dans lequel l'Italie joue à cette époque-là un rôle-phare, voit se poser le problème de définir le statut de l'artiste, qui s'affirme comme individu, revendique son autonomie face au pouvoir politique, mais en dépend ; les savoirs artistiques circulent dans l'espace européen, les commandes dépassent les frontières, ce qui produit un effet unifiant, mais de nouveaux genres et de nouvelles techniques apparaissent, et leur diffusion exige qu'un nouveau langage de l'art et sur l'art s'affirme. Là aussi, les termes et les concepts qui répondent à ces questionnements sont ceux que nous employons encore aujourd'hui.

C'est donc à un voyage par les mots4, à une observation « in vitro » que je vous convie, avec pourtant la conviction que le cas d'espèce nous conduira à des réflexions valables par-delà le temps, le lieu et les domaines ciblés.

 

Le latin, fondement et catalyseur du langage italien de la politique

Machiavel

Dans le chapitre XV de son Prince, Machiavel souligne sa volonté de laisser de côté « les choses imaginées » et de baser son discours sur « les choses qui sont vraies » ; autrement dit, pour le grand Florentin, l'art politique est éminemment pratique, il se base sur la « verità effettuale », sur l'analyse de la « qualità dei tempi », et non sur des systèmes abstraits. De manière analogue, Guichardin, son compatriote et contemporain, affirme dans ses Ricordi qu'il est vain de vouloir enfermer le réel dans des modèles théoriques : la variété des situations, des circumstantie, est telle, que la seule possibilité pour l'individu d'appréhender le monde changeant sans cesse, c'est de se fier à l'expérience, à la pratique, et d'adapter ses choix et ses comportements aux faits tels qu'ils se présentent à lui. En d'autres mots, ces deux acteurs de l'histoire italienne entre la fin du Quattrocento et le début du Cinquecento ressentent à titre égal la nécessité de mener une critique des catégories politiques traditionnelles - véhiculées par le latin juridique et par les traités philosophiques de l'Antiquité -, qui se révèlent inadaptées à expliquer leur actualité, faite de changements soudains et de revirements de systèmes politiques, et à fournir les outils pour agir efficacement. Pour tous deux, l'écriture est un des outils les plus efficaces pour réfléchir sur le monde ; le langage, auquel ils demandent d'adhérer au plus près à la réalité, est le moyen par lequel les « idées » et les « choses » peuvent se forger réciproquement. Savoir rhétorique et pouvoir politique sont donc complémentaires dans leurs écrits, dans lesquels ne trouve pas de place la distinction, qui surviendra plus tard, entre l'intellectuel retiré dans le monde des verba et l'homme d'action.

Giucciardini
Ci-dessus :Portrait de Machiavel par Santi di Tito
Palais des Offices de Florence
 

Or, tant Machiavel que Guichardin ont écrit nombre de lettres, grâce auxquelles il est possible de voir comment se constitue matériellement le nouveau langage qu'ils appellent de leurs vœux et qu'ils contribuent grandement à façonner. Leurs correspondances constituent donc un observatoire privilégié, par lequel il est possible d'apprécier « en prise directe » le rapport entre la langue de la tradition –  le latin – et les nouveaux signifiés que la réflexion sur le présent impose aux mots hérités du passé.

À une lecture même superficielle des lettres de Machiavel et de Guichardin, il apparaît clairement que la présence du latin est encore très abondante : ceci, non seulement parce que leur formation passait essentiellement par le latin, mais aussi parce qu'il y avait entre le latin et le volgare une certaine « perméabilité », tant sur le plan de la compréhensibilité mutuelle des deux langues, que de leurs usages. Certes, le latin conserve son autorité (les lettres adressées par Guichardin aux papes, par exemple, sont toutes écrites en latin), mais la présence de cette langue est souvent inerte, presque marginalisée par l'exubérance du florentin, qui gagne de plus en plus en légitimité et en prestige, même au-delà des territoires toscans.

Mais voyons concrètement comment quelques mots hérités de la tradition font l'objet d'une véritable re-sémantisation, expérimentée précisément dans les textes qui nous intéressent.


Portrait de Francisco Giucciardini par Vincenzo Franceschini Kunsthistorisches Institut in Florenz, Fotothek des Kunsthistorischen Instituts in Florenz Max-Planck-Institut. © Europeana.eu

 



3 Je précise, en effet, que je m'occuperai ici uniquement de correspondances utilitaires, négligeant celles ayant un caractère exclusivement officiel (les correspondances des chancelleries, par exemple) et celles ayant des visées esthétiques (qui seront abondantes pendant la seconde moitié du XVIe siècle).
4 Ceux que je prends en compte ont fait l'objet d'études bien plus approfondies, que je renseigne ci-dessous.
 
 

Piero del Pollaiolo prudence220

Prenons, par exemple, le mot prudenza, ‘prudence'. Issu de pro-videre, ‘voir avant' ‘anticiper', ce mot a deux acceptions en latin : celle de ‘sagesse', considérée comme connaissance des choses humaines et de la meilleure manière de les gérer (dans ce sens, elle est distincte de la sapientia, qui est la connaissance des choses sublimes, éloignées de la dimension humaine); celle de capacité à distinguer ce qui est bon ou mauvais pour l'homme. Dans la tradition, donc, la prudence est porteuse à la fois d'un sens moral et d'un sens pratique. Chez Machiavel et Guichardin, c'est la signification « laïque » du mot qui prévaut : la prudence est souvent synonyme de ‘dextérité' (« desterità et prudentia » est un couple synonymique récurrent dans la correspondance guichardinienne), de ‘capacité de programmation rationnelle'. Mais cette capacité ne provient pas d'une sagesse innée, ni même d'une connaissance théorique apprise dans les livres : la prudence est le fruit de l'expérience, elle ne relève pas de la science, mais de l'arte, c'est-à-dire de la pratique ; elle ne prétend pas démontrer, mais pousser à l'action. Or, l'opportunité d'une action, et donc la prudenza de celui qui l'accomplit, dépend justement de la capacité de l'homme prudent de « voir » les faits, de bien les évaluer dans leur complexité, en tenant compte de toutes les circumstantie, et en les appréciant à leur juste valeur. Aucune place n'est donc laissée à des considérations d'ordre moral, seule l'adéquation de l'action à la réalité des faits compte, et le critère qui permet de juger si une action est bonne ou mauvaise, c'est l'effet qu'elle produit.

fortuna
Piero del Pollaiolo, Prudenza (1470) ,
Galerie des Offices, Florence
 
Girolamo da Carpi, Fortuna (1541)
Gemäldegalerie Alte Meister, Dresden

Le concept de fortuna fait l'objet d'un glissement sémantique analogue, et qui est pour beaucoup d'aspects lié à la signification de prudenza. Si dans la tradition humaniste la fortuna, le sort, désigne le destin, contre lequel la virtus des individus peut échouer, pour Machiavel, avant d'incriminer la mauvaise fortune lors d'un échec, il faut réellement évaluer la capacité des hommes à prévoir les faits et à agir avec prudenza. Pour Guichardin aussi, la fortuna représente l'inévitable élément d'incertitude des actions de l'homme. Les deux Florentins dépouillent le concept de fortuna de toute implication morale et même divine. Pour Machiavel, seule la hardiesse peut contrer les effets du mauvais sort : « la fortune est une femme et préfère les jeunes impétueux », écrit-il. Pour Guichardin, par contre, la prudence, les forces et la bonne fortune doivent être considérées toutes ensemble dans l'évaluation des faits : seule la conjonction de ces trois conditions peut assurer la bonne réussite d'une entreprise politique ou militaire. Quoi qu'il en soit, tant Machiavel que Guichardin font preuve d'un regard critique à l'égard de la tradition : ils balaient toute implication morale et surnaturelle du concept de fortuna, lui attribuant un sens différent, très prégnant dans leur univers conceptuel. Tous deux pensent en termes d'action à mener, ils assument une posture éthique qui prône l'analyse constante et concrète des situations accordant une grande attention aux spécificités du moment historique. On peut voir là les fondements d'une pensée politique profondément laïque, qui tient compte des « effets » et éloigne le lourd héritage providentialiste et moral de la pensée politique antérieure.

Les mots latins, très proches de leurs équivalents toscans sur les plans graphique et phonétique, deviennent alors les catalyseurs du renouvellement sémantique que je viens d'illustrer, fût-ce par un échantillonnage très restreint : l'indétermination ou l'inadéquation à la « qualité des temps » du mot hérité de la tradition pousse à préciser la signification du même mot dans les contextes vulgaires. Les nouveaux sens des vieux mots sont les témoins d'une nouvelle réalité, et d'une nouvelle façon de la penser. Mais ce renouvellement des termes et des catégories de la politique n'aurait pas été possible s'il n'y avait pas eu un terrain plurilingue, s'il n'y avait pas eu, dans le chef des nouveaux penseurs, cette interaction entre le latin et le toscan, si nécessaire à la réflexion critique qu'ils ont menée à travers leurs écrits.

 

L'italien, usine et creuset de la langue de l'art

Alors que la diffusion des pratiques artistiques de la Péninsule vers le reste de l'Europe reçoit une grande impulsion des guerres d'Italie, le vocabulaire des arts figuratifs ressent très fortement cette internationalisation du marché et des techniques, produisant des effets linguistiques centripètes et centrifuges dignes du plus grand intérêt.

Leonard de Vinci

Je prendrai comme premier exemple celui du mot chiaroscuro ‘clair-obscur', correspondant à une technique précise, portée à sa plus haute valeur par Léonard de Vinci. Cette technique n'était pas inconnue avant Léonard : dans l'Histoire naturelle de Pline, qui fut la source quasi exclusive de l'art antique pour les hommes de la Renaissance, l'invention de cette technique est décrite sur le mode de l'opposition entre la lumière et l'ombre (« Enfin l'art se distingua lui-même et inventa la lumière et les ombres [lumen atque umbras en latin] qui permettent l'évaluation réciproque des couleurs par leur contraste », Hist. Nat., XXXV, 29). Ce n'est pas un hasard si le maître de Vinci rappelle la même locution – lume et ombra – parallèlement à ce qui semble être la première attestation du mot composé chiaroscuro : « E questo è il chiaroscuro, che i pittori dimandano lume et ombra » (Trattato della pittura, 43). Plus loin dans son texte, Léonard précise : « Le clair et l'obscur, la lumière et l'ombre, ont un degré moyen, qu'on ne peut nommer ni clair, ni obscur, mais qui participe également du clair et obscur » (672). Nous savons que l'ombre était considérée par le peintre comme plus puissante que la lumière, car elle contient selon lui une unité que la variété des couleurs dans la lumière ne peut pas atteindre. Si le concept, hérité de l'Antiquité, existait déjà, c'est Léonard de Vinci qui lui donne une empreinte originale et un nom nouveau.

Léonard de Vinci,  Vierge à l'enfant avec Sainte Anne et Saint Jean-Baptiste, Lnodres, National Gallery
 

Mais la vraie impulsion européenne au mot chiaroscuro est donnée par Giorgio Vasari, le premier historien de l'art italien, consulté par les collectionneurs de toute l'Europe, qui l'emploie à plusieurs reprises dans deux sens distincts : celui de peinture monochrome, en noir et blanc, mais aussi celui d'effet fondé sur l'opposition de couleurs différentes dans la lumière et dans l'ombre, pour donner du relief à une forme peinte. C'est dans cette seconde acception que le chiaroscuro aura des développements importants et multiples dans l'histoire de la peinture moderne ; c'est à partir de Vasari que le mot surgit dans d'autres langues d'Europe, qui copient ou calquent la structure italienne : clair-obscur en français, claroscuro en espagnol, chiaroscuro en anglais.

vasari

Le deuxième exemple que je voudrais évoquer ici, celui de quadro, suit une trajectoire inverse à celle de chiaroscuro. Plusieurs dictionnaires étymologiques italiens attribuent à Vasari le premier emploi du mot, avec la signification de ‘peinture réalisée sur un support autonome, souvent de forme rectangulaire'. Mais d'autres attestations, antérieures à 1550 (l'année de la première édition des Vies de Vasari) – notamment un inventaire siennois de 1500 répertoriant « un quadro de Notre-Dame posé dans le tabernacle » –, semblent plutôt indiquer une provenance espagnole du mot cuadro, attesté dès le Moyen Âge dans la péninsule ibérique dans le sens spécifique de ‘peinture'.

vite

Un témoignage intéressant, lui aussi antérieur à 1550, nous vient des lettres du Titien, qui l'emploie à partir de 1530, surtout dans sa correspondance avec la cour espagnole, aussi sous la forme quadretto. Alors donc que l'Europe de la peinture devient de plus en plus une, soit par l'unification du marché, soit par l'affirmation d'une terminologie technique uniforme à base gréco-latine, le mot italien quadro tend vers l'espagnol et s'éloigne du reste de l'Europe, qui conserve les mots traditionnels et génériques : fr. tableau, peinture, angl. picture, allem. Malerei, Gemälde.

Portrait de Giorgio Vasari par Giuseppi Dala

Le dernier exemple, tiré également de la correspondance de Titien, est celui du mot paesaggio, qui est employé dans le sens de ‘tableau dont le sujet principal est le paysage', justement dans une lettre du peintre vénitien au prince d'Espagne Philippe II, datée du 11 octobre 1552. L'expression pittura di paese, ou plus simplement paese, avait servi jusque-là à indiquer des tableaux donnant une part importante, mais non exclusive, à la description d'un paysage. Mais par le néologisme paesaggio – qui doit avoir transité par la forme française paysage – Titien élève ce type de représentation à un niveau supérieur, par sa technicité terminologique, et par la conscience du genre dont il témoigne. La reconnaissance de Titien comme « maître du paysage » est témoignée dans la lettre qui lui fut envoyée en mars 1567, depuis Liège, par Dominique Lampson, dans laquelle l'humaniste flamand parle des « selvatichezze de' vostri paesaggi », dont il dit qu'ils n'ont pas de rival.

Dans tous les cas mentionnés, qu'il s'agisse de mots tirés de la tradition, mais profondément renouvelés dans leurs sens, ou de termes importés d'autres langues, entrées en contact avec l'italien par le biais d'artistes fréquentant les milieux les plus divers, le plurilinguisme est l'humus sans lequel les racines linguistiques et culturelles de l'Europe n'auraient pas pu s'épanouir.

 

Langue de l'art et langue de la politique

Deux derniers cas illustrent très bien, à mon sens, la créativité lexicale engendrée par les « contaminations » entre domaines différents du savoir, et qui est grandement favorisée par l'attitude plurilingue et pluriculturelle de l'homme de la Renaissance.

Titien

Le premier exemple nous vient de la portée « politique » d'un terme généralement attribué au domaine artistique. Il s'agit du mot ritratto, ‘portrait' - participe passé du verbe ritrarre, ‘dégager, extraire' - qui, de nos jours, indique un genre de peinture qui a atteint son plus haut niveau esthétique et technique à la Renaissance. Dans la correspondance de Guichardin, ritratto intervient dans des expressions comme « Nous apprécions l'œuvre que vous avez menée en exécution de nos ordres, et le ritratto que vous nous avez fait de Sa Majesté [le roi d'Espagne] » (lettres de Dix de Balie à Guichardin, du 30 décembre 1512), ou bien « Votre Seigneurie pourra en juger par la nature de ce ritratto. Je vous ai écrit tous les détails, afin que vous puissiez juger de sa véridicité » (lettre de Guichardin à Goro Gheri, du 30 novembre 1516). Ici, le ritratto est le résultat d'une opération qui engage le regard et la perspicacité de l'observateur ; cette opération fait apparaître ce qui n'est pas manifeste, synthétise les éléments observés, et ce qu'on retire de l'observation - le ritratto, justement - est soumis à l'analyse des décideurs, qui sauront prendre les résolutions appropriées, en appliquant leur prudenza. Dans ses usages diplomatiques, donc, le mot ritratto désigne la quintessence de ce que l'œil attentif peut capter : c'est précisément ce que les grands auteurs de portraits, tels que Titien ou Tintoret, réussiront à faire sous leurs pinceaux, en soumettant à l'intelligence de leurs spectateurs une image déjà élaborée par leur regard perspicace, et non simplement une reproduction passive de la réalité.

Le Titien, Ritratto di Carlo Quinto con perro

Un dernier exemple : le mot licenza, tel que Vasari l'emploie, et qui sera adopté aussi en français comme terme technique du langage artistique, est directement tiré du vocabulaire de Machiavel. Pour Vasari, c'est Michel-Ange qui interprète au mieux cette nouvelle manière artistique, qui consiste à obtenir un « ordre composite », à la fois respectueux des règles et des exigences d'équilibre esthétique imposées par les pratiques anciennes – surtout en architecture –, et en même temps à dépasser la monotonie de ces règles par l'introduction de solutions plus fantaisistes, plus libres (le chef d'œuvre de cette nouvelle manière est, selon Vasari, la sacristie de l'église de San Lorenzo à Florence). La licenza michelangelesque plut aussitôt à ses contemporains, car il avait ainsi, écrit Vasari, « rompu les liens et les chaînes des choses qu'ils continuaient de faire par habitude ». Or, ce même mot se retrouve dans les lettres de Guichardin et dans les écrits de Machiavel, avec une acception particulière, surtout chez ce dernier : dans la vie des états, la licenza, la liberté excessive, est portée par le peuple, souvent incontrôlable ; mais devient extrêmement fort un gouvernement bien ordonné par les règles, et dont les institutions prennent en compte la nécessité de gérer cette licenza. Vasari transfère donc cette notion politique dans le domaine de l'art : la licenza est potentiellement une force désagrégeante ; mais lorsqu'elle est encadrée par les lois de la régularité et de l'équilibre, elle permet le dépassement des habitudes qui n'ont plus aucune vitalité, et conjure la décadence : la seule décadence possible viendrait de l'artiste qui arrêterait de progresser et qui se contenterait de suivre pédantesquement la tradition. Dans ce sens, Vasari rejoint Machiavel et Guichardin lorsqu'ils affirment la nécessité d'adapter le jugement – historique et politique pour eux, artistique pour lui – à la « qualità dei tempi ».

 

Retour vers le futur

 

carte-vinci

Si je devais, par un bond chronologique, revenir à notre présent, et tirer les conclusions de cette observation « in vitro », je dirais que l'Italie de la Renaissance nous montre à quel point peut être fructueuse une attitude ouverte vers le plurilinguisme.

Sur le plan scientifique, je crois avoir montré qu'étudier les effets du plurilinguisme sur l'évolution des langues et de la pensée n'est pas uniquement l'affaire des linguistes et des historiens de la langue. Seule une approche interdisciplinaire, qui ne se soucie guère des clivages académiques, mais se préoccupe de comprendre les mots et les discours, l'évolution de leur sens et la portée de leurs usages, peut rendre compte de la complexité et de la richesse des phénomènes que j'ai trop brièvement épinglés.

Léonard de Vinci, Codex Madrid.
Canal de Florence - mer Tyrhénienne
© RMN France

 

Sur le plan sociétal, ne pas prendre en charge la diversité des langues et des cultures, et la richesse non seulement culturelle, mais aussi matérielle, qui peut en résulter, c'est faire preuve de myopie. L'histoire nous l'enseigne : l'identité plurielle de l'homme de la Renaissance a produit les plus beaux fruits de la culture européenne et a posé les bases de notre identité actuelle. Ce n'est pas parce qu'ils ont accueilli les mots provenant d'une autre langue que le toscan, que les discours de Machiavel et de Guichardin en sont devenus moins cohérents, ou moins puissants : même, ces mots, dont le sens a été précisé et adapté aux nouveaux temps, ont eu la force de distiller une lymphe revigorante dans d'autres champs du savoir. C'est parce que leur genèse était plurilingue que les mots employés par Titien ont pu essaimer à nouveau dans le reste de l'Europe, chargés de significations nouvelles.

Garder un œil tourné vers le passé nous permet de vivre le présent comme un défi, que nous pouvons relever en étant confiants : dans l'histoire que j'ai esquissée, l'exclusion de l'« autre » n'aurait pas permis les courts-circuits sémantiques, les innovations et les métamorphoses que nous avons observés dans notre « éprouvette ».

Il importe de conserver et de transmettre les valeurs de la diversité. Mais ce n'est pas seulement aux enseignants de proposer une approche formative prônant ces valeurs. À l'heure où j'écris, l'Europe se rend compte que la fermeture dans les limites – idéologiques, économiques, culturelles – du « chez soi » peut conduire à la fin. La transmission de savoir-faire et de savoir-être qui permettent de reconnaître, de comprendre, d'interpréter et d'accepter les autres doit être assumée par tout un chacun, dans l'intérêt de la collectivité. Il en va de la survie de l'homo europaeus.

Paola Moreno
Janvier 2012

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Paola Moreno enseigne la langue et la littérature italiennes à l'ULg. Éditrice de la correspondance de Francesco Guicciardini, historiographe et homme d’état contemporain de Machiavel, elle s’intéresse à l’étude de la langue et des textes de la politique à la Renaissance italienne. Elle est un membre actif de Transitions, Centre d’études du Moyen Âge tardif & de la première Modernité.


 

Bibliographie

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COE 2009 : M. Cavalli, D. Coste, A. Crişan et P.-H. van de Ven, « L'éducation plurilingue et interculturelle comme projet »,  Conseil de l'Europe, 2009 ].
 
G. Folena, Il linguaggio del caos. Studi sul plurilinguismo rinascimentale, Torino, Bollati Boringhieri, 1991.
 
J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, La grammaire de la république. Langages de la politique chez Francesco Giucciardini, Genève, Droz, 2009.
 
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