Plurilinguismes à la Renaissance italienne
Piero del Pollaiolo prudence220

Prenons, par exemple, le mot prudenza, ‘prudence'. Issu de pro-videre, ‘voir avant' ‘anticiper', ce mot a deux acceptions en latin : celle de ‘sagesse', considérée comme connaissance des choses humaines et de la meilleure manière de les gérer (dans ce sens, elle est distincte de la sapientia, qui est la connaissance des choses sublimes, éloignées de la dimension humaine); celle de capacité à distinguer ce qui est bon ou mauvais pour l'homme. Dans la tradition, donc, la prudence est porteuse à la fois d'un sens moral et d'un sens pratique. Chez Machiavel et Guichardin, c'est la signification « laïque » du mot qui prévaut : la prudence est souvent synonyme de ‘dextérité' (« desterità et prudentia » est un couple synonymique récurrent dans la correspondance guichardinienne), de ‘capacité de programmation rationnelle'. Mais cette capacité ne provient pas d'une sagesse innée, ni même d'une connaissance théorique apprise dans les livres : la prudence est le fruit de l'expérience, elle ne relève pas de la science, mais de l'arte, c'est-à-dire de la pratique ; elle ne prétend pas démontrer, mais pousser à l'action. Or, l'opportunité d'une action, et donc la prudenza de celui qui l'accomplit, dépend justement de la capacité de l'homme prudent de « voir » les faits, de bien les évaluer dans leur complexité, en tenant compte de toutes les circumstantie, et en les appréciant à leur juste valeur. Aucune place n'est donc laissée à des considérations d'ordre moral, seule l'adéquation de l'action à la réalité des faits compte, et le critère qui permet de juger si une action est bonne ou mauvaise, c'est l'effet qu'elle produit.

fortuna
Piero del Pollaiolo, Prudenza (1470) ,
Galerie des Offices, Florence
 
Girolamo da Carpi, Fortuna (1541)
Gemäldegalerie Alte Meister, Dresden

Le concept de fortuna fait l'objet d'un glissement sémantique analogue, et qui est pour beaucoup d'aspects lié à la signification de prudenza. Si dans la tradition humaniste la fortuna, le sort, désigne le destin, contre lequel la virtus des individus peut échouer, pour Machiavel, avant d'incriminer la mauvaise fortune lors d'un échec, il faut réellement évaluer la capacité des hommes à prévoir les faits et à agir avec prudenza. Pour Guichardin aussi, la fortuna représente l'inévitable élément d'incertitude des actions de l'homme. Les deux Florentins dépouillent le concept de fortuna de toute implication morale et même divine. Pour Machiavel, seule la hardiesse peut contrer les effets du mauvais sort : « la fortune est une femme et préfère les jeunes impétueux », écrit-il. Pour Guichardin, par contre, la prudence, les forces et la bonne fortune doivent être considérées toutes ensemble dans l'évaluation des faits : seule la conjonction de ces trois conditions peut assurer la bonne réussite d'une entreprise politique ou militaire. Quoi qu'il en soit, tant Machiavel que Guichardin font preuve d'un regard critique à l'égard de la tradition : ils balaient toute implication morale et surnaturelle du concept de fortuna, lui attribuant un sens différent, très prégnant dans leur univers conceptuel. Tous deux pensent en termes d'action à mener, ils assument une posture éthique qui prône l'analyse constante et concrète des situations accordant une grande attention aux spécificités du moment historique. On peut voir là les fondements d'une pensée politique profondément laïque, qui tient compte des « effets » et éloigne le lourd héritage providentialiste et moral de la pensée politique antérieure.

Les mots latins, très proches de leurs équivalents toscans sur les plans graphique et phonétique, deviennent alors les catalyseurs du renouvellement sémantique que je viens d'illustrer, fût-ce par un échantillonnage très restreint : l'indétermination ou l'inadéquation à la « qualité des temps » du mot hérité de la tradition pousse à préciser la signification du même mot dans les contextes vulgaires. Les nouveaux sens des vieux mots sont les témoins d'une nouvelle réalité, et d'une nouvelle façon de la penser. Mais ce renouvellement des termes et des catégories de la politique n'aurait pas été possible s'il n'y avait pas eu un terrain plurilingue, s'il n'y avait pas eu, dans le chef des nouveaux penseurs, cette interaction entre le latin et le toscan, si nécessaire à la réflexion critique qu'ils ont menée à travers leurs écrits.

 

L'italien, usine et creuset de la langue de l'art

Alors que la diffusion des pratiques artistiques de la Péninsule vers le reste de l'Europe reçoit une grande impulsion des guerres d'Italie, le vocabulaire des arts figuratifs ressent très fortement cette internationalisation du marché et des techniques, produisant des effets linguistiques centripètes et centrifuges dignes du plus grand intérêt.

Leonard de Vinci

Je prendrai comme premier exemple celui du mot chiaroscuro ‘clair-obscur', correspondant à une technique précise, portée à sa plus haute valeur par Léonard de Vinci. Cette technique n'était pas inconnue avant Léonard : dans l'Histoire naturelle de Pline, qui fut la source quasi exclusive de l'art antique pour les hommes de la Renaissance, l'invention de cette technique est décrite sur le mode de l'opposition entre la lumière et l'ombre (« Enfin l'art se distingua lui-même et inventa la lumière et les ombres [lumen atque umbras en latin] qui permettent l'évaluation réciproque des couleurs par leur contraste », Hist. Nat., XXXV, 29). Ce n'est pas un hasard si le maître de Vinci rappelle la même locution – lume et ombra – parallèlement à ce qui semble être la première attestation du mot composé chiaroscuro : « E questo è il chiaroscuro, che i pittori dimandano lume et ombra » (Trattato della pittura, 43). Plus loin dans son texte, Léonard précise : « Le clair et l'obscur, la lumière et l'ombre, ont un degré moyen, qu'on ne peut nommer ni clair, ni obscur, mais qui participe également du clair et obscur » (672). Nous savons que l'ombre était considérée par le peintre comme plus puissante que la lumière, car elle contient selon lui une unité que la variété des couleurs dans la lumière ne peut pas atteindre. Si le concept, hérité de l'Antiquité, existait déjà, c'est Léonard de Vinci qui lui donne une empreinte originale et un nom nouveau.

Léonard de Vinci,  Vierge à l'enfant avec Sainte Anne et Saint Jean-Baptiste, Lnodres, National Gallery
 

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