Plurilinguismes à la Renaissance italienne
lettre

L'Italie, les correspondances, la politique, l'art

La réflexion que j'entends mener ici se pose volontairement des limites, qui sont liées principalement à ma formation et à mes intérêts scientifiques. Mon discours se placera, en effet, à l'intérieur des champs de recherche qui me sont familiers, et sur lesquels je me sens plus ferrée : l'Italie des 15e et 16e siècles, la correspondance, le langage de la politique et celui de l'art.

Mais mon ambition est aussi de dépasser ces limites, en montrant le caractère « expérimental », tel un « laboratoire », que peut assumer l'étude de cette réalité géographique et culturelle, pendant la période ci-dessus délimitée, dans deux des domaines du savoir qui ont donné, à mon sens, la plus grande impulsion à la modernité.

C'est en effet l'Italie du Quattrocento et du Cinquecento qui voit se manifester, de manière parfois tragique, les plus vives tensions entre la volonté d'hégémonie des grandes nations émergeantes – la France et l'Espagne – et la résistance des cités-états, fortes de leurs spécificités et de leur longévité. Sur le plan linguistique et culturel, ces tensions se traduisent par une forte exigence de communication, que ce soit entre les individus ou entre les collectivités : pour resserrer les rangs, coordonner les opérations politiques et militaires à l'échelle péninsulaire et donc supranationale, pour entretenir les relations avec les étrangers, qui sont tour à tour alliés ou ennemis.

Lettre de Francesco Guicciardini, 1529

C'est par la lecture des correspondances, surtout les plus informelles3, que l'on s'aperçoit de l'effervescence plurilinguistique, de la prolifération lexicale qui accompagne et nourrit le long processus d'unification de la langue italienne. C'est aussi par les correspondances, qui relient les individus et les cultures au-delà des frontières géopolitiques, que se constitue un vaste réseau intellectuel, de portée européenne, par lequel les mots désignant des nouvelles réalités ou des nouvelles techniques surgissent, circulent, se modifient, avant de faire leur apparition dans les écrits programmatiques et prescriptifs.

C'est enfin tout particulièrement dans les domaines de la science politique et de l'art que le plurilinguisme produit des effets encore sensibles sur notre façon de concevoir et de nommer les pratiques et les objets qui s'y réfèrent. Alors que le système communal italien est menacé par les grandes puissances qui se disputent le contrôle de la Péninsule, il devient en effet crucial de répondre à des questions dont dépend la survivance des états italiens : qu'est-ce qu'un état ? de quelle manière se justifie-t-il ? quel est le ciment qui en garantit la tenue ? comment adapter l'ancien apparat théorique et sa terminologie, héritée de l'Antiquité, aux réalités changeantes de l'actualité, à la « conditione de' tempi » ? Autant de questions, dont les réponses nourrissent encore de nos jours le langage de la politique.

Le domaine de l'art, dans lequel l'Italie joue à cette époque-là un rôle-phare, voit se poser le problème de définir le statut de l'artiste, qui s'affirme comme individu, revendique son autonomie face au pouvoir politique, mais en dépend ; les savoirs artistiques circulent dans l'espace européen, les commandes dépassent les frontières, ce qui produit un effet unifiant, mais de nouveaux genres et de nouvelles techniques apparaissent, et leur diffusion exige qu'un nouveau langage de l'art et sur l'art s'affirme. Là aussi, les termes et les concepts qui répondent à ces questionnements sont ceux que nous employons encore aujourd'hui.

C'est donc à un voyage par les mots4, à une observation « in vitro » que je vous convie, avec pourtant la conviction que le cas d'espèce nous conduira à des réflexions valables par-delà le temps, le lieu et les domaines ciblés.

 

Le latin, fondement et catalyseur du langage italien de la politique

Machiavel

Dans le chapitre XV de son Prince, Machiavel souligne sa volonté de laisser de côté « les choses imaginées » et de baser son discours sur « les choses qui sont vraies » ; autrement dit, pour le grand Florentin, l'art politique est éminemment pratique, il se base sur la « verità effettuale », sur l'analyse de la « qualità dei tempi », et non sur des systèmes abstraits. De manière analogue, Guichardin, son compatriote et contemporain, affirme dans ses Ricordi qu'il est vain de vouloir enfermer le réel dans des modèles théoriques : la variété des situations, des circumstantie, est telle, que la seule possibilité pour l'individu d'appréhender le monde changeant sans cesse, c'est de se fier à l'expérience, à la pratique, et d'adapter ses choix et ses comportements aux faits tels qu'ils se présentent à lui. En d'autres mots, ces deux acteurs de l'histoire italienne entre la fin du Quattrocento et le début du Cinquecento ressentent à titre égal la nécessité de mener une critique des catégories politiques traditionnelles - véhiculées par le latin juridique et par les traités philosophiques de l'Antiquité -, qui se révèlent inadaptées à expliquer leur actualité, faite de changements soudains et de revirements de systèmes politiques, et à fournir les outils pour agir efficacement. Pour tous deux, l'écriture est un des outils les plus efficaces pour réfléchir sur le monde ; le langage, auquel ils demandent d'adhérer au plus près à la réalité, est le moyen par lequel les « idées » et les « choses » peuvent se forger réciproquement. Savoir rhétorique et pouvoir politique sont donc complémentaires dans leurs écrits, dans lesquels ne trouve pas de place la distinction, qui surviendra plus tard, entre l'intellectuel retiré dans le monde des verba et l'homme d'action.

Giucciardini
Ci-dessus :Portrait de Machiavel par Santi di Tito
Palais des Offices de Florence
 

Or, tant Machiavel que Guichardin ont écrit nombre de lettres, grâce auxquelles il est possible de voir comment se constitue matériellement le nouveau langage qu'ils appellent de leurs vœux et qu'ils contribuent grandement à façonner. Leurs correspondances constituent donc un observatoire privilégié, par lequel il est possible d'apprécier « en prise directe » le rapport entre la langue de la tradition –  le latin – et les nouveaux signifiés que la réflexion sur le présent impose aux mots hérités du passé.

À une lecture même superficielle des lettres de Machiavel et de Guichardin, il apparaît clairement que la présence du latin est encore très abondante : ceci, non seulement parce que leur formation passait essentiellement par le latin, mais aussi parce qu'il y avait entre le latin et le volgare une certaine « perméabilité », tant sur le plan de la compréhensibilité mutuelle des deux langues, que de leurs usages. Certes, le latin conserve son autorité (les lettres adressées par Guichardin aux papes, par exemple, sont toutes écrites en latin), mais la présence de cette langue est souvent inerte, presque marginalisée par l'exubérance du florentin, qui gagne de plus en plus en légitimité et en prestige, même au-delà des territoires toscans.

Mais voyons concrètement comment quelques mots hérités de la tradition font l'objet d'une véritable re-sémantisation, expérimentée précisément dans les textes qui nous intéressent.


Portrait de Francisco Giucciardini par Vincenzo Franceschini Kunsthistorisches Institut in Florenz, Fotothek des Kunsthistorischen Instituts in Florenz Max-Planck-Institut. © Europeana.eu

 



3 Je précise, en effet, que je m'occuperai ici uniquement de correspondances utilitaires, négligeant celles ayant un caractère exclusivement officiel (les correspondances des chancelleries, par exemple) et celles ayant des visées esthétiques (qui seront abondantes pendant la seconde moitié du XVIe siècle).
4 Ceux que je prends en compte ont fait l'objet d'études bien plus approfondies, que je renseigne ci-dessous.
 
 

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