Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit� de Li�ge


Cybercontestation tunisienne

20 décembre 2011
Cybercontestation tunisienne

drapeau

Les récents soulèvements arabes ont conduit nombre de journalistes et experts à se focaliser sur le rôle décisif d'Internet dans les mobilisations. Autant les usages contestataires d'Internet dans le monde arabe étaient jusque là largement ignorés, par les médias traditionnels (occidentaux ou non) mais aussi par le monde académique, autant désormais on observe une surenchère sur le rôle révolutionnaire des médias sociaux, souvent agrémentés de titres accrocheurs : « Révolution 2.0. », « Révolution Facebook », « Cyber-révolution »... À partir d'une recherche de doctorat portant sur les usages citoyens et contestataires d'Internet par les Tunisiens, je souhaiterais ici apporter un éclairage plus nuancé sur le rôle d'Internet dans ce petit pays du Maghreb où le « printemps arabe » est né, en prenant en considération à la fois son importance et ses limites. Je commencerai par poser le contexte contraignant dans lequel les internautes tunisiens devaient évoluer sous le régime de Ben Ali. Ensuite, je retracerai l'évolution des usages citoyens et contestataires d'Internet depuis la fin des années 90 jusqu'à aujourd'hui. Enfin, à la lumière de cette courte mais déjà riche histoire, je proposerai quelques éléments d'analyse du rôle d'Internet dans la conjoncture critique de décembre 2010-janvier 2011 en Tunisie.

 

Le régime de Ben Ali face à Internet: entre attraction et répulsion

Si, en Tunisie, il existe d'importantes disparités régionales concernant l'accès à Internet, ce pays n'en demeure pas moins l'un des pays les plus connectés d'Afrique et même – bien que dans une moindre mesure – du monde arabe. Cela s'explique entre autres par une volonté réelle du régime de Ben Ali de promouvoir Internet et les NTIC en général, dans une optique essentiellement économique.

Cependant, tout en souhaitant une démocratisation de l'accès à internet, le régime de Ben Ali craignait la possibilité d'une démocratisation par cet outil et exerçait ainsi depuis longtemps un sévère contrôle sur son utilisation, par l'intermédiaire d'une « police d'Internet » fortement développée. Ce contrôle s'opérait tout d'abord par une censure très large de sites et de pages Web d'opposants, d'ONG de défense des droits de l'homme et des libertés publiques, de journaux d'information étrangers (dont celui du Soir), mais aussi de citoyens ordinaires, même parfois très modérés dans leur prise de parole. Les sites de partage de vidéos (YouTube, Dailymotion, etc.) et de photos les plus connus étaient également inaccessibles depuis la Tunisie, de même que plus d'une centaine de profils, pages et groupes Facebook et les sites proposant des outils de contournement de la censure. Tout espace pouvant abriter des informations et opinions alternatives était ainsi susceptible d'être inaccessible en Tunisie.

ammar

« Ammar », personnification humoristique du censeur ou encore la célèbre page d'« erreur 404 » (s'affichant hypocritement lorsqu'un site était censuré, en lieu et place de la page d'« erreur 403 », synonyme de blocage), constituaient un sujet de discussion et d'indignation permanent au sein du Web tunisien, conduisant notamment les internautes à mettre en œuvre diverses actions collectives (longtemps circonscrites dans les limites du « cyberespace »). Le spectre de la censure, au fil des années, n'a cessé de s'élargir, suscitant de plus en plus d'incompréhension de la part des internautes tunisiens, y compris d'internautes défendant habituellement le pouvoir en place. 

 Tunivisions.net 18 janvier 2011

De nombreux comptes e-mail, sites et blogs d'opposants et autres cyberactivistes étaient également victimes de piratage. Si, jusqu'au soulèvement de l'hiver 2010-2011, la plupart des Tunisiens arrêtés pour leurs usages subversifs d'Internet étaient des journalistes professionnels et des militants de l'opposition (partis politiques, mais aussi associations de défense des droits de l'homme et des libertés), des internautes citoyens « ordinaires », malgré les précautions qu'ils prenaient habituellement (anonymat et/ou dénonciations déguisées : allusives, euphémisées, métaphoriques, etc.), ont eux aussi rencontré des problèmes avec la police politique (intimidations, convocations au Ministère de l'Intérieur, emprisonnement, etc.). Enfin, lors des dernières années du règne de Ben Ali, les Tunisiens pro-régime, les « mauves » (couleur fétiche du Président Ben Ali, à laquelle les internautes tunisiens faisaient souvent allusion), ont été de plus en plus nombreux à investir la Toile, pour y diffuser une propagande parfois légèrement plus subtile que celle qui inondait les médias traditionnels nationaux verrouillés par le pouvoir.

 

Plus d'une décennie d'usages citoyens et contestataires d'Internet

C'est donc dans et malgré ce contexte contraignant qu'ont émergé et se sont développées en ligne de nouvelles formes d'engagement et de prise de parole sur la chose publique. Des Tunisiens, pour la plupart jeunes et issus des classes moyennes, se situant en dehors des cercles traditionnels de l'opposition et résidant souvent soit à l'étranger, soit à Tunis et dans les autres villes les mieux loties du littoral, sont apparus de plus en plus nombreux à manifester leur mécontentement, vis-à-vis de la situation politique (absence de libertés publiques), mais aussi vis-à-vis de problèmes économiques, environnementaux, religieux, etc. Ces jeunes, dont la prise de distance vis-à-vis des formes traditionnelles d'engagement a parfois été un peu vite disqualifiée comme le reflet d'un manque de conscience citoyenne, d'un désintérêt pur et simple pour la chose publique, ont selon moi contribué à l'émergence d'un espace public alternatif sur Internet, se constituant en « contre-public » au sens où l'entend Nancy Fraser, « élaborant de nouveaux styles de comportement politiques et de nouvelles normes de discours public » (Fraser, 2003, 111) où l'humour, la subjectivité et la familiarité des discussions constituent des éléments centraux, où l'image (dessins, photos retouchées, vidéos remixées, etc.) constitue également un vecteur important d'expression des opinions. Un « espace public » dès lors bien différent de celui conceptualisé par Jürgen Habermas à partir du modèle bourgeois (1962), espace de type délibératif où dominerait l'échange d'arguments rationnels et la recherche du consensus. Bien différent également de l'espace oppositionnel constitué par l'opposition politique traditionnelle en Tunisie, qui jusqu'au départ de Ben Ali n'a pas réellement profité de l'opportunité offerte par Internet pour recréer un lien avec une partie de la jeunesse tunisienne.

Plus précisément, depuis la fin des années 90, je distingue dans l'évolution de cet espace public alternatif trois « âges », trois grandes périodes en fonction des dispositifs de communication existants et investis pour s'informer et s'exprimer sur la chose publique, des acteurs et des formes de la critique: l'âge de la cyberdissidence, l'âge des blogs citoyens et, enfin, l'âge des réseaux sociaux.


Les trois « âges » de l'espace tunisien de la critique en ligne

Dans un premier temps, de la fin des années 90 au milieu des années 2000, ceux qu'on appelle alors et qui s'appellent souvent eux-mêmes les « cyberdissidents » sont fortement isolés de la grande majorité des internautes tunisiens. Ils investissent un petit nombre de sites Web collectifs, de mailing lists et de forums de discussion, les débats sont fortement concentrés au sein de quelques espaces de communication. Le ton critique y est radical, du fait notamment que la plupart des « cyberdissidents » sont anonymes et résident à l'étranger. On voit ici que la diaspora tunisienne joue un rôle pionnier dans la naissance de cet espace alternatif. Comme les dénonciations du régime de Ben Ali y abondent, ces espaces numériques sont tous bloqués en Tunisie : les internautes cherchant à y accéder depuis la Tunisie tombent sur une page d'« erreur 404 », sauf à recourir à des outils de contournement de la censure, tels que les « proxys » (serveurs intermédiaires par lesquels on passe pour accéder à telle ou telle page web). De la fin des années 90 au milieu des années 2000, les espaces numériques où peuvent s'observer des discussions portant sur des problèmes publics sont donc rares et cloisonnés. La grande majorité des autres forums de discussion comportent dans leur « charte » une règle connue de tous : « les messages parlant de politique et de religion sont interdits ». Une règle que les administrateurs des forums s'appliquent à faire respecter avec beaucoup de rigueur, pour éviter la censure et parce qu'ils sont responsables de ce qui s'écrit sur l'espace qu'ils administrent. Les quelques dizaines de blogs qui ont été créés au cours de cette période évitent également toute prise de parole un tant soit peu connotée politiquement, leurs auteurs préférant se consacrer à des loisirs précis (cinéma, littérature, football, informatique, etc.) ou à leur intériorité (blogs intimistes).

Tunisian girl, ouvrage écrit par la blogueuse Lina Ben Mhenni, qui a été très active lors du soulèvement et a beaucoup servi d'informatrice pour les médias étrangers. Elle a été nominée pour le prix Nobel.

blogueusetunisiangirl
Vers le milieu des années 2000, on observe cependant un tournant important avec le succès croissant des blogs et l'émergence d'une « blogosphère citoyenne ». Cette seconde période est caractérisée par un élargissement du débat public à davantage d'internautes résidant en Tunisie et à des internautes plus modérés, développant une critique moins directe et engagée contre le régime et caractérisée également par une importante diversification des formes de la critique (davantage de caricatures, de critiques satiriques en dialecte tunisien, d'usages des images, etc.). Ce tournant de la blogosphère citoyenne permet donc un premier décloisonnement de l'espace de la critique en ligne.

Commencent à interagir au sein des blogs – ce qui était impensable auparavant – des internautes dénonçant frontalement le pouvoir en place (dont certains issus des espaces cyberdissidents de la première période) et des internautes qui, soit évitent toute prise de parole sur la chose publique, soit sont beaucoup plus modérés et prudents dans leurs propos. Au départ, ces interactions sont d'ailleurs très tendues. Avec ces blogueurs ne se considérant généralement pas – du moins au départ – comme « activistes », mais manifestant un intérêt évident pour la polis, c'est donc parallèlement à l'anonymat un autre type d'« art du déguisement politique » (James C. Scott, 1990) qui se développe, stratégie mise en œuvre par les dominés pour insinuer la résistance et la critique en « public » (visibles/audibles par les dominants), mais sous des formes déguisées afin de réduire les risques de sanction (Ibid.). Ces techniques de déguisement et de dissimulation peuvent en effet consister soit à déguiser l'acte de résistance ou la critique, soit à masquer l'acteur qui les produit, c'est-à-dire agir de façon anonyme. Dans le premier cas, « le dominé agit de manière identifiable, mais son action est probablement trop ambiguë pour être relevée et sanctionnée par les autorités » (Ibid. p.156). La critique, par exemple, ne remet pas directement en cause la légitimité des dominants. Si l'anonymat était largement répandu au sein des espaces « cyberdissidents » de la première période, le déguisement de la critique était rare, tant le ton y était radical. À partir du milieu des années 2000, on voit par contre se multiplier les blogs qui s'expriment sur des questions publiques tout en évitant de dénoncer explicitement le pouvoir en place : cibles indirectes (médias propagandistes, fonctionnaires au service de la stabilité du régime, etc.), allusions, codes et évitement de certains mots-clés (intégrés dans les logiciels de surveillance de la police d'Internet), etc. De plus en plus de blogueurs se mettent à débattre sur la chose publique et les blogs victimes de la censure se font de plus en plus nombreux. Or, non seulement cette censure manque souvent d'efficacité face aux ruses mises en œuvre par les internautes pour la contourner, mais elle contribue au contraire à mobiliser toujours plus les blogueurs tunisiens, les conduisant à agir collectivement pour dénoncer les atteintes à la liberté du net.

Enfin, une nouvelle étape est atteinte lorsque, vers 2008, Facebook commence à attirer un grand nombre de Tunisiens et qu'une partie d'entre eux se réapproprie ce dispositif à des fins contestataires. Facebook continue ensuite à drainer de plus en plus de Tunisiens jusqu'à rassembler lors du moment révolutionnaire, suivant certaines sources, environ deux millions d'internautes tunisiens sur une population totale d'un peu plus de 10 millions. Même s'il faut relativiser ces statistiques, par rapport aux blogs notamment, Facebook est incontestablement une plateforme moins élitaire. Cette popularité favorise un nouvel élargissement de l'espace public en ligne, amenant de nombreux Tunisiens, désintéressés de la politique mais ayant parfois dans leurs contacts des personnes plus politisées, à intervenir ou au moins consulter presque malgré eux, des informations occultées dans les médias traditionnels.

Z3sept2009-350  Z25oct2009-350

Dessins de Z sur Debatunisie.com, publiés le 3 septembre 2009 (à gauche) et le 25 octobre 2009 (à droite)

 

Comme le souligne le sociologue Dominique Cardon, un élément important caractérisant les espaces de communication en ligne en général, mais particulièrement Facebook, est l'élargissement de « la notion de participation à des formes d'expression beaucoup moins exigeantes socialement et culturellement » (2010, p.80), mais j'ajouterais aussi, dans le contexte autoritaire tunisien, moins exigeantes par rapport aux risques de la censure et de la répression policière. Ainsi, comme on le constate par exemple lors du soulèvement révolutionnaire, partager sur Facebook un article ou une vidéo (concernant, par exemple, des violences policières), cliquer sur le bouton J'aime (pour soutenir, par exemple, une page revendiquant le droit au travail et à la liberté), ajouter un petit commentaire d'approbation en-dessous d'un article dénonciateur, constituent des formes d'expression du mécontentement,  légères, mais qui peuvent également rendre plus visibles ces informations et des opinions alternatives.

Facebook anonyme

De même, changer l'image de son profil pour afficher un drapeau tunisien tâché de sang ou en arrière-plan derrière des mains se tenant les unes les autres, est une façon de manifester sa solidarité et de faire nombre.  Bien entendu, ces formes de participation sont parfois tellement peu exigeantes que, lorsqu'il s'agit de les actualiser hors ligne, beaucoup d'individus font défection. On constate ce problème dans nos démocraties occidentales, mais dans le contexte autoritaire tunisien de l'époque, il est d'ordinaire encore plus prononcé étant donné que les coûts possibles de l'engagement (violences policières, arrestation, perte d'emploi, etc.) sont autrement plus importants. Pour autant, et malgré aussi le piratage et la censure de pages Facebook, cette plateforme a constitué ces trois dernières années un espace de liberté important, permettant également d'échanger des photos et vidéos alors que les autres sites de partage étaient intégralement bloqués. Ces usages subversifs de Facebook sont évidemment bien éloignés du cadre d'usage prévu initialement par ses concepteurs, qui n'ont pas manqué de manifester leur étonnement vis-à-vis du rôle politique que Facebook a été amené à jouer lors du soulèvement de décembre 2010-janvier 2011. Il faut enfin noter que cet attrait important pour Facebook n'a pas conduit les internautes tunisiens à délaisser les blogs : ceux-ci ont continué et continuent encore aujourd'hui à jouer un rôle dans la configuration de cet espace public en ligne.

 

La « Révolution 2.0. » entre mythe et réalité

Une telle évolution des usages d'Internet en Tunisie, marqué par l'élargissement croissant d'un espace public en ligne largement indépendant et critique vis-à-vis du régime, ne doit pas conduire à en ignorer ses limites. Cette ignorance est fréquente dans les médias analysant le rôle révolutionnaire d'Internet qui, baignés dans l'illusion de la rétrospectivité, cherchent ou perçoivent exclusivement dans le passé les signes annonciateurs du soulèvement ayant conduit au départ de Ben Ali. Tout d'abord, comme je l'ai écrit, la participation de plus en plus large de Tunisiens à des discussions politiques, mais aussi à des actions collectives contestataires, s'est accompagnée d'une modération, d'une euphémisation importante de la dénonciation. Cette modération se constate également au niveau des motifs et des cibles des actions collectives : la plupart du temps, ces actions se focalisent avant décembre 2010 sur la question très sectorielle de la censure d'Internet et évitent d'en attribuer (explicitement) la responsabilité au pouvoir en place (dénonçant plutôt les fonctionnaires « trop zélés » de l'agence gouvernementale chargée d'exécuter la censure ou se focalisant sur le personnage fictif « Ammar », sans préciser qui se cache derrière). Ensuite, si les « actions collectives » en ligne se sont multipliées en réaction à une censure d'Internet brassant de plus en plus large, leur actualisation hors ligne, dans la rue, sont demeurées extrêmement limitées. Le seul cas notable d'action collective de rue organisée par des internautes tunisiens fut l'action Nhar 3la 3Ammar  (« sale journée/la fête à Ammar »), au printemps 2010. Cette action, mise en œuvre une demi-année avant le soulèvement révolutionnaire, illustre parfaitement l'engagement croissant mais autolimité de nombreux internautes tunisiens.

ceciestnotrearme

Première grande tentative de convertir la « cybercontestation » en une mobilisation collective dans la rue, la préparation de cette action a suscité l'implication et l'intérêt de nombreux jeunes Tunisiens sur Internet. Cependant, l'action elle-même, qui devait au départ être une manifestation en face d'un ministère, a finalement consisté à s'asseoir par petits groupes aux terrasses ensoleillées du centre-ville de la capitale, tout en étant vêtus de blanc (malgré cette modération, les participants ont été « chassés » des terrasses par les policiers quadrillant le centre-ville). De plus, les organisateurs de Nhar 3la 3Ammar ont toujours évité de dénoncer ouvertement la responsabilité évidente du gouvernement dans cette censure. Enfin, la focalisation de ces actions collectives sur la question des libertés (et, surtout, de la liberté des usages d'Internet) est également à relier au fait que les Tunisiens bénéficiant d'un accès régulier à Internet demeurent pour l'essentiel, malgré l'avancée de la Tunisie vis-à-vis de ses voisins, une frange socialement limitée de la population : des jeunes citadins des classes moyennes du littoral, jouissant d'une relative sécurité financière.

Photo extraite du blog du Syndicat des JBM, prise à Paris au moment du soulèvement populaire en Tunisie. Il est intéressant de voir combinés deux symboles de résistance : l'ordinateur et le foulard typiquement utilisé lors de l'Intifada par les Palestiniens, mais également par les jeunes Tunisiens dans les rues lors du soulèvement, leur permettant aussi de se protéger des bombes lacrymogènes.

 

L'engagement collectif encore modéré et très sectoriel des internautes tunisiens fin 2010 et les importantes disparités régionales au niveau de l'accès à Internet en Tunisie conduit à une analyse plus nuancée du rôle d'Internet lors du soulèvement populaire de l'hiver de décembre 2010-janvier 2011, né et largement mené dans les régions paupérisées de l'intérieur du pays, même si les mobilisations plus tardives dans les grandes villes du littoral et surtout dans la capitale ont finalement joué un rôle décisif. Le déclenchement du soulèvement populaire à Sidi Bouzid n'est pas lié à Internet. Le gouvernorat de Sidi Bouzid est d'ailleurs, avec celui Kasserine (où plusieurs dizaines d'habitants ont péri), le gouvernorat le moins connecté du pays (un taux d'accès à Internet dix fois inférieur à celui de la capitale, suivant une enquête nationale datant de 2008). Cette fracture numérique n'est qu'un exemple parmi d'autres des inégalités régionales qui ont constitué le véritable facteur déclencheur du soulèvement populaire tunisien.

Si l'on veut réellement bien comprendre comment le mouvement de mécontentement a pu se répandre à travers le pays, il convient de penser l'interdépendance des médias. Sans pouvoir ici entrer dans les détails, j'ai par exemple observé que de nombreux cyberactivistes tunisiens ont servi de médiateurs face à la prolifération d'informations, de témoignages, de vidéos des mobilisations et des violences policières dispersées sur la Toile (en particulier sur Facebook) et les médias étrangers, dont les chaînes satellitaires jouissant d'une large audience dans toutes les régions de la Tunisie, en particulier Al Jazeera et France 24 (version arabophone). La plupart des vidéos diffusées par Al Jazeera entre le 17 décembre 2010 (immolation de Mohamed Bouazizi) et 14 janvier (départ de Ben Ali) sont ainsi des vidéos puisées sur des sites de cyberactivistes (à l'étranger et dans la capitale) qui, eux-mêmes, ont récolté ces vidéos sur une multitude de pages et de profils Facebook, filmées à l'aide de téléphone mobiles et mises en ligne en grande partie par des jeunes Tunisiens auparavant non engagés et par des militants syndicalistes qui n'avaient jusque pas utilisé Internet, ou seulement de façon marginale, comme outil militant. Ces cyberactivistes-médiateurs ont notamment, lorsque c'était possible, contextualisé les vidéos et autres contenus qu'ils centralisaient, les ont traduits (du dialecte tunisien vers l'arabe moderne et le français, notamment) et vérifié. C'est notamment à ce niveau que l'histoire des usages contestataires d'Internet par les Tunisiens a joué un rôle important.

De façon générale, il est raisonnable d'affirmer que les blogueurs tunisiens déjà plus ou moins engagés par le passé ont joué un rôle d'accompagnateurs et d'amplificateurs du mouvement de protestation populaire, mais pas de déclencheurs ni même de « leaders d'opinion », titres dont certains médias occidentaux les ont également affublés. Enfin, une analyse fine du soulèvement et du rôle qu'y a joué Internet se doit également de saisir la dynamique des mobilisations protestataires dans leurs différentes temporalités. Par exemple, la fonction de coordination des mobilisations protestataires semble être devenue vraiment manifeste à partir de la semaine du 3 janvier, marquée notamment par la rentrée scolaire et les mobilisations de lycéens. 

Romain Lecomte
Décembre 2011

crayongris2

Romain Lecomte est sociologue. Ses recherches doctorales portent sur le rôle des usages d'Internet dans les mutations de l'espace public tunisien.


 

Bibliographie :
- Cardon Dominique, 2010, La démocratie Internet : promesses et limites, Paris, Seuil.
- Fraser Nancy, 2003, « Repenser l'espace public: une contribution à la critique de la démocratie réellement existante », dans E. Renault et Y. Sintomer (dir), Où en est la théorie critique?, Paris, La Découverte, p.103-134.
- Habermas Jürgen, 1978 [1962],  L'espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot.
- Lecomte Romain, 2009, « Internet et la reconfiguration de l'espace public tunisien : le rôle de la diaspora », tic&société, Vol. 3, n° 1-2, 2009.  URL : http://ticetsociete.revues.org/702
- Lecomte Romain, « Révolution tunisienne et Internet : le rôle des médias sociaux », L'Année du Maghreb 2011, Paris, CNRS-Éditons, 2011.
- Scott James C., 2009 [1990], La domination et les arts de résistance : fragments du discours subalterne, trad. par O. Ruchet, Paris, Ed. Amsterdam.


� Universit� de Li�ge - https://culture.uliege.be - 16 avril 2024