Cybercontestation tunisienne
Facebook anonyme

De même, changer l'image de son profil pour afficher un drapeau tunisien tâché de sang ou en arrière-plan derrière des mains se tenant les unes les autres, est une façon de manifester sa solidarité et de faire nombre.  Bien entendu, ces formes de participation sont parfois tellement peu exigeantes que, lorsqu'il s'agit de les actualiser hors ligne, beaucoup d'individus font défection. On constate ce problème dans nos démocraties occidentales, mais dans le contexte autoritaire tunisien de l'époque, il est d'ordinaire encore plus prononcé étant donné que les coûts possibles de l'engagement (violences policières, arrestation, perte d'emploi, etc.) sont autrement plus importants. Pour autant, et malgré aussi le piratage et la censure de pages Facebook, cette plateforme a constitué ces trois dernières années un espace de liberté important, permettant également d'échanger des photos et vidéos alors que les autres sites de partage étaient intégralement bloqués. Ces usages subversifs de Facebook sont évidemment bien éloignés du cadre d'usage prévu initialement par ses concepteurs, qui n'ont pas manqué de manifester leur étonnement vis-à-vis du rôle politique que Facebook a été amené à jouer lors du soulèvement de décembre 2010-janvier 2011. Il faut enfin noter que cet attrait important pour Facebook n'a pas conduit les internautes tunisiens à délaisser les blogs : ceux-ci ont continué et continuent encore aujourd'hui à jouer un rôle dans la configuration de cet espace public en ligne.

 

La « Révolution 2.0. » entre mythe et réalité

Une telle évolution des usages d'Internet en Tunisie, marqué par l'élargissement croissant d'un espace public en ligne largement indépendant et critique vis-à-vis du régime, ne doit pas conduire à en ignorer ses limites. Cette ignorance est fréquente dans les médias analysant le rôle révolutionnaire d'Internet qui, baignés dans l'illusion de la rétrospectivité, cherchent ou perçoivent exclusivement dans le passé les signes annonciateurs du soulèvement ayant conduit au départ de Ben Ali. Tout d'abord, comme je l'ai écrit, la participation de plus en plus large de Tunisiens à des discussions politiques, mais aussi à des actions collectives contestataires, s'est accompagnée d'une modération, d'une euphémisation importante de la dénonciation. Cette modération se constate également au niveau des motifs et des cibles des actions collectives : la plupart du temps, ces actions se focalisent avant décembre 2010 sur la question très sectorielle de la censure d'Internet et évitent d'en attribuer (explicitement) la responsabilité au pouvoir en place (dénonçant plutôt les fonctionnaires « trop zélés » de l'agence gouvernementale chargée d'exécuter la censure ou se focalisant sur le personnage fictif « Ammar », sans préciser qui se cache derrière). Ensuite, si les « actions collectives » en ligne se sont multipliées en réaction à une censure d'Internet brassant de plus en plus large, leur actualisation hors ligne, dans la rue, sont demeurées extrêmement limitées. Le seul cas notable d'action collective de rue organisée par des internautes tunisiens fut l'action Nhar 3la 3Ammar  (« sale journée/la fête à Ammar »), au printemps 2010. Cette action, mise en œuvre une demi-année avant le soulèvement révolutionnaire, illustre parfaitement l'engagement croissant mais autolimité de nombreux internautes tunisiens.

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Première grande tentative de convertir la « cybercontestation » en une mobilisation collective dans la rue, la préparation de cette action a suscité l'implication et l'intérêt de nombreux jeunes Tunisiens sur Internet. Cependant, l'action elle-même, qui devait au départ être une manifestation en face d'un ministère, a finalement consisté à s'asseoir par petits groupes aux terrasses ensoleillées du centre-ville de la capitale, tout en étant vêtus de blanc (malgré cette modération, les participants ont été « chassés » des terrasses par les policiers quadrillant le centre-ville). De plus, les organisateurs de Nhar 3la 3Ammar ont toujours évité de dénoncer ouvertement la responsabilité évidente du gouvernement dans cette censure. Enfin, la focalisation de ces actions collectives sur la question des libertés (et, surtout, de la liberté des usages d'Internet) est également à relier au fait que les Tunisiens bénéficiant d'un accès régulier à Internet demeurent pour l'essentiel, malgré l'avancée de la Tunisie vis-à-vis de ses voisins, une frange socialement limitée de la population : des jeunes citadins des classes moyennes du littoral, jouissant d'une relative sécurité financière.

Photo extraite du blog du Syndicat des JBM, prise à Paris au moment du soulèvement populaire en Tunisie. Il est intéressant de voir combinés deux symboles de résistance : l'ordinateur et le foulard typiquement utilisé lors de l'Intifada par les Palestiniens, mais également par les jeunes Tunisiens dans les rues lors du soulèvement, leur permettant aussi de se protéger des bombes lacrymogènes.

 

L'engagement collectif encore modéré et très sectoriel des internautes tunisiens fin 2010 et les importantes disparités régionales au niveau de l'accès à Internet en Tunisie conduit à une analyse plus nuancée du rôle d'Internet lors du soulèvement populaire de l'hiver de décembre 2010-janvier 2011, né et largement mené dans les régions paupérisées de l'intérieur du pays, même si les mobilisations plus tardives dans les grandes villes du littoral et surtout dans la capitale ont finalement joué un rôle décisif. Le déclenchement du soulèvement populaire à Sidi Bouzid n'est pas lié à Internet. Le gouvernorat de Sidi Bouzid est d'ailleurs, avec celui Kasserine (où plusieurs dizaines d'habitants ont péri), le gouvernorat le moins connecté du pays (un taux d'accès à Internet dix fois inférieur à celui de la capitale, suivant une enquête nationale datant de 2008). Cette fracture numérique n'est qu'un exemple parmi d'autres des inégalités régionales qui ont constitué le véritable facteur déclencheur du soulèvement populaire tunisien.

Si l'on veut réellement bien comprendre comment le mouvement de mécontentement a pu se répandre à travers le pays, il convient de penser l'interdépendance des médias. Sans pouvoir ici entrer dans les détails, j'ai par exemple observé que de nombreux cyberactivistes tunisiens ont servi de médiateurs face à la prolifération d'informations, de témoignages, de vidéos des mobilisations et des violences policières dispersées sur la Toile (en particulier sur Facebook) et les médias étrangers, dont les chaînes satellitaires jouissant d'une large audience dans toutes les régions de la Tunisie, en particulier Al Jazeera et France 24 (version arabophone). La plupart des vidéos diffusées par Al Jazeera entre le 17 décembre 2010 (immolation de Mohamed Bouazizi) et 14 janvier (départ de Ben Ali) sont ainsi des vidéos puisées sur des sites de cyberactivistes (à l'étranger et dans la capitale) qui, eux-mêmes, ont récolté ces vidéos sur une multitude de pages et de profils Facebook, filmées à l'aide de téléphone mobiles et mises en ligne en grande partie par des jeunes Tunisiens auparavant non engagés et par des militants syndicalistes qui n'avaient jusque pas utilisé Internet, ou seulement de façon marginale, comme outil militant. Ces cyberactivistes-médiateurs ont notamment, lorsque c'était possible, contextualisé les vidéos et autres contenus qu'ils centralisaient, les ont traduits (du dialecte tunisien vers l'arabe moderne et le français, notamment) et vérifié. C'est notamment à ce niveau que l'histoire des usages contestataires d'Internet par les Tunisiens a joué un rôle important.

De façon générale, il est raisonnable d'affirmer que les blogueurs tunisiens déjà plus ou moins engagés par le passé ont joué un rôle d'accompagnateurs et d'amplificateurs du mouvement de protestation populaire, mais pas de déclencheurs ni même de « leaders d'opinion », titres dont certains médias occidentaux les ont également affublés. Enfin, une analyse fine du soulèvement et du rôle qu'y a joué Internet se doit également de saisir la dynamique des mobilisations protestataires dans leurs différentes temporalités. Par exemple, la fonction de coordination des mobilisations protestataires semble être devenue vraiment manifeste à partir de la semaine du 3 janvier, marquée notamment par la rentrée scolaire et les mobilisations de lycéens. 

Romain Lecomte
Décembre 2011

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Romain Lecomte est sociologue. Ses recherches doctorales portent sur le rôle des usages d'Internet dans les mutations de l'espace public tunisien.


 

Bibliographie :
- Cardon Dominique, 2010, La démocratie Internet : promesses et limites, Paris, Seuil.
- Fraser Nancy, 2003, « Repenser l'espace public: une contribution à la critique de la démocratie réellement existante », dans E. Renault et Y. Sintomer (dir), Où en est la théorie critique?, Paris, La Découverte, p.103-134.
- Habermas Jürgen, 1978 [1962],  L'espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot.
- Lecomte Romain, 2009, « Internet et la reconfiguration de l'espace public tunisien : le rôle de la diaspora », tic&société, Vol. 3, n° 1-2, 2009.  URL : http://ticetsociete.revues.org/702
- Lecomte Romain, « Révolution tunisienne et Internet : le rôle des médias sociaux », L'Année du Maghreb 2011, Paris, CNRS-Éditons, 2011.
- Scott James C., 2009 [1990], La domination et les arts de résistance : fragments du discours subalterne, trad. par O. Ruchet, Paris, Ed. Amsterdam.

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