Cybercontestation tunisienne

Les trois « âges » de l'espace tunisien de la critique en ligne

Dans un premier temps, de la fin des années 90 au milieu des années 2000, ceux qu'on appelle alors et qui s'appellent souvent eux-mêmes les « cyberdissidents » sont fortement isolés de la grande majorité des internautes tunisiens. Ils investissent un petit nombre de sites Web collectifs, de mailing lists et de forums de discussion, les débats sont fortement concentrés au sein de quelques espaces de communication. Le ton critique y est radical, du fait notamment que la plupart des « cyberdissidents » sont anonymes et résident à l'étranger. On voit ici que la diaspora tunisienne joue un rôle pionnier dans la naissance de cet espace alternatif. Comme les dénonciations du régime de Ben Ali y abondent, ces espaces numériques sont tous bloqués en Tunisie : les internautes cherchant à y accéder depuis la Tunisie tombent sur une page d'« erreur 404 », sauf à recourir à des outils de contournement de la censure, tels que les « proxys » (serveurs intermédiaires par lesquels on passe pour accéder à telle ou telle page web). De la fin des années 90 au milieu des années 2000, les espaces numériques où peuvent s'observer des discussions portant sur des problèmes publics sont donc rares et cloisonnés. La grande majorité des autres forums de discussion comportent dans leur « charte » une règle connue de tous : « les messages parlant de politique et de religion sont interdits ». Une règle que les administrateurs des forums s'appliquent à faire respecter avec beaucoup de rigueur, pour éviter la censure et parce qu'ils sont responsables de ce qui s'écrit sur l'espace qu'ils administrent. Les quelques dizaines de blogs qui ont été créés au cours de cette période évitent également toute prise de parole un tant soit peu connotée politiquement, leurs auteurs préférant se consacrer à des loisirs précis (cinéma, littérature, football, informatique, etc.) ou à leur intériorité (blogs intimistes).

Tunisian girl, ouvrage écrit par la blogueuse Lina Ben Mhenni, qui a été très active lors du soulèvement et a beaucoup servi d'informatrice pour les médias étrangers. Elle a été nominée pour le prix Nobel.

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Vers le milieu des années 2000, on observe cependant un tournant important avec le succès croissant des blogs et l'émergence d'une « blogosphère citoyenne ». Cette seconde période est caractérisée par un élargissement du débat public à davantage d'internautes résidant en Tunisie et à des internautes plus modérés, développant une critique moins directe et engagée contre le régime et caractérisée également par une importante diversification des formes de la critique (davantage de caricatures, de critiques satiriques en dialecte tunisien, d'usages des images, etc.). Ce tournant de la blogosphère citoyenne permet donc un premier décloisonnement de l'espace de la critique en ligne.

Commencent à interagir au sein des blogs – ce qui était impensable auparavant – des internautes dénonçant frontalement le pouvoir en place (dont certains issus des espaces cyberdissidents de la première période) et des internautes qui, soit évitent toute prise de parole sur la chose publique, soit sont beaucoup plus modérés et prudents dans leurs propos. Au départ, ces interactions sont d'ailleurs très tendues. Avec ces blogueurs ne se considérant généralement pas – du moins au départ – comme « activistes », mais manifestant un intérêt évident pour la polis, c'est donc parallèlement à l'anonymat un autre type d'« art du déguisement politique » (James C. Scott, 1990) qui se développe, stratégie mise en œuvre par les dominés pour insinuer la résistance et la critique en « public » (visibles/audibles par les dominants), mais sous des formes déguisées afin de réduire les risques de sanction (Ibid.). Ces techniques de déguisement et de dissimulation peuvent en effet consister soit à déguiser l'acte de résistance ou la critique, soit à masquer l'acteur qui les produit, c'est-à-dire agir de façon anonyme. Dans le premier cas, « le dominé agit de manière identifiable, mais son action est probablement trop ambiguë pour être relevée et sanctionnée par les autorités » (Ibid. p.156). La critique, par exemple, ne remet pas directement en cause la légitimité des dominants. Si l'anonymat était largement répandu au sein des espaces « cyberdissidents » de la première période, le déguisement de la critique était rare, tant le ton y était radical. À partir du milieu des années 2000, on voit par contre se multiplier les blogs qui s'expriment sur des questions publiques tout en évitant de dénoncer explicitement le pouvoir en place : cibles indirectes (médias propagandistes, fonctionnaires au service de la stabilité du régime, etc.), allusions, codes et évitement de certains mots-clés (intégrés dans les logiciels de surveillance de la police d'Internet), etc. De plus en plus de blogueurs se mettent à débattre sur la chose publique et les blogs victimes de la censure se font de plus en plus nombreux. Or, non seulement cette censure manque souvent d'efficacité face aux ruses mises en œuvre par les internautes pour la contourner, mais elle contribue au contraire à mobiliser toujours plus les blogueurs tunisiens, les conduisant à agir collectivement pour dénoncer les atteintes à la liberté du net.

Enfin, une nouvelle étape est atteinte lorsque, vers 2008, Facebook commence à attirer un grand nombre de Tunisiens et qu'une partie d'entre eux se réapproprie ce dispositif à des fins contestataires. Facebook continue ensuite à drainer de plus en plus de Tunisiens jusqu'à rassembler lors du moment révolutionnaire, suivant certaines sources, environ deux millions d'internautes tunisiens sur une population totale d'un peu plus de 10 millions. Même s'il faut relativiser ces statistiques, par rapport aux blogs notamment, Facebook est incontestablement une plateforme moins élitaire. Cette popularité favorise un nouvel élargissement de l'espace public en ligne, amenant de nombreux Tunisiens, désintéressés de la politique mais ayant parfois dans leurs contacts des personnes plus politisées, à intervenir ou au moins consulter presque malgré eux, des informations occultées dans les médias traditionnels.

Z3sept2009-350  Z25oct2009-350

Dessins de Z sur Debatunisie.com, publiés le 3 septembre 2009 (à gauche) et le 25 octobre 2009 (à droite)

 

Comme le souligne le sociologue Dominique Cardon, un élément important caractérisant les espaces de communication en ligne en général, mais particulièrement Facebook, est l'élargissement de « la notion de participation à des formes d'expression beaucoup moins exigeantes socialement et culturellement » (2010, p.80), mais j'ajouterais aussi, dans le contexte autoritaire tunisien, moins exigeantes par rapport aux risques de la censure et de la répression policière. Ainsi, comme on le constate par exemple lors du soulèvement révolutionnaire, partager sur Facebook un article ou une vidéo (concernant, par exemple, des violences policières), cliquer sur le bouton J'aime (pour soutenir, par exemple, une page revendiquant le droit au travail et à la liberté), ajouter un petit commentaire d'approbation en-dessous d'un article dénonciateur, constituent des formes d'expression du mécontentement,  légères, mais qui peuvent également rendre plus visibles ces informations et des opinions alternatives.

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