Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit� de Li�ge


Philippe Sireuil. La transmission d'une inquiétude

06 décembre 2011
Philippe Sireuil. La transmission d'une inquiétude

Sireuil300

Quelques jours avant les représentations de son spectacle Savannah Bay, de Marguerite Duras, à Tournai et à Huy les 7 et 8 décembre, rencontre avec le metteur en scène Philippe Sireuil autour des notions de mise en scène, de pédagogie, de transmission et de son souci constant du doute et du renouvellement.

 

Lors de la répétition de Bérénice.
Photo © Lorenzo Chiandotto

 

 

Dans l'entretien « Histoires Belges », que vous accordez à Jean-Marie Piemme et  à Bernard Debroux et qui revient sur votre parcours artistique, vous mentionnez votre choix de vous détourner des créations collectives pour affirmer davantage votre point de vue d'artiste. Quelle est votre vision du rôle du metteur en scène ? Comment peut-il trouver sa place entre l'individuel et le collectif ?

Ce choix-là ne date pas d'hier... Jeune metteur en scène, à peine vingt-cinq années, j'étais « le plus jeune » des gens avec qui je travaillais. J'avais été –  toujours été –  « le plus jeune de », dans l'adolescence, dans mes amitiés, à l'INSAS, j'avais toujours fréquenté des gens plus âgés que moi, des aînés auprès de qui j'avais conscience d'apprendre, et dans mes premiers spectacles, face aux acteurs et conseillers de qui je m'étais entouré, cette situation perdurait, qui comprenait intérêt et fascination, mais aussi « sujétion » face à la parole des aînés. Il m'a fallu briser ce que j'ai considéré alors comme un carcan, une entrave à ma façon brouillonne et instinctive de vouloir faire du théâtre, qui soit en accord intime avec ce que j'étais, pensais et ressentais. Nous étions dans les années septante, les idéologies primaient, imprimaient chez certains leurs comportements artistiques, et moi qui étais dans les flux et reflux d'un certain nombre de questions, d'hypothèses, de travers, de rêves, j'ai décidé de ne plus inféoder mes décisions au collectif, d'œuvrer seul – du moins de façon totalement subjective. Il ne s'agissait pas de rapport au pouvoir, mais bien de sauvegarde personnelle.

La mise en scène est un travail extrêmement solitaire, paradoxalement. Vous êtes tout au long des répétitions face au groupe des acteurs et aux collaborateurs artistiques que vous avez invités, non seulement face à eux, mais avec eux, parmi eux, et pourtant vous occupez une position solitaire, c'est à vous qu'il advient de transmettre, de faire partager, de gagner la confiance, l'écoute, de catalyser, de pousser, d'obliquer ou de faire obliquer, et en dernier ressort, de décider. Vous êtes seul, oui, mais vous devez vous défendre de l'être, vous vous devez, même si la tentation est là parfois, de vous refuser le moindre comportement autistique. Mettre en scène, c'est arriver à faire partager un espace intellectuel et sensible commun, d'abord aux acteurs et collaborateurs dont vous vous entourez, ensuite aux spectateurs auxquels vous souhaitez vous adresser. Le metteur en scène n'est pas détenteur d'un savoir particulier, il est simplement à une place où des gens attendent quelque chose de lui. C'est flippant, parfois. Je suis à chaque fois comme le maçon au pied du mur, il faut faire en sorte que la maison à construire tienne debout, mais aussi que l'ensemble du chantier y contribue. Les bandes, les groupes m'inquiètent, je m'y sens très rapidement mal à l'aise, de par l'absence de recul qu'ils peuvent induire, comme une sensation d'étouffement. Et pourtant je n'ai pas le choix, de par le rôle et la fonction qui sont miens. Le concours des autres est capital, et dans le même temps, je me dépeins comme un misanthrope à la truelle (rires). Entre le collectif du groupe et le singulier du sujet, se niche une tension qui habite, je pense, tout metteur en scène.

Une position sous tension ? Pourrait-on parler de paradoxe ?

D'une position sous tension, plutôt, tension, oui, entre différents éléments, que vous devez vous efforcer de faire coïncider de telle sorte à ce qu'ils ne coincent pas, qu'ils coïncident au contraire et libèrent une énergie qui permette à la machine de bien tourner. La solitude de la fonction s'inscrit dès le départ, quand vous êtes face au texte ou au projet que vous voulez porter à la scène : des hypothèses, des questions, des songes, des idées naissent. Vous savez à l'avance que seul vous ne pourrez rien, qu'il vous faudra chercher dans le tamis des autres comment fabriquer votre fourbi. On peut ruser bien entendu, mais vient toujours le moment où se dévoiler est nécessaire, de sorte que les autres puissent vous suivre, vous accompagner sur les chemins que vous leur proposez. Vous menez, oui, mais vous êtes à la fois le bâton, l'âne et la carotte, si je puis dire. Vous ne savez pas exactement où vous allez, vous savez la route pleine d'embûches et d'impasses, mais vous vous devez de faire comme si tout allait pour le mieux ; c'est une situation très inconfortable, mensongère presque, et qui se reproduit à chaque spectacle, l'expérience ne faisant rien  – ou peu – à l'affaire.  L'instinct est donc ma boussole, la confiance des autres vis-à-vis de moi et de moi vis-à-vis des autres, mon soutien. Sans l'un, ni l'autre, le voyage au travers de l'œuvre que sont les répétitions, n'aboutira pas.

Cette tension entre l'individuel et le collectif est en effet particulièrement frappante au théâtre.

Sireuil et AC Gillet - Pélléas et Mélisande360
Sireuil et AC Gillet, - Pélléas et Mélisande267

On ne fait jamais un spectacle seul, c'est une évidence. Comme dans la plupart des sports collectifs, faire ce métier de scène, c'est d'abord constituer une équipe, puis travailler avec les personnes qu'on a réunies, et non contre elles. Il faut les séduire, au sens étymologique du mot, seducere, conduire à soi, et c'est au travers de votre capacité à procéder de la sorte que dépend en très grande partie le succès du rendez-vous pris avec les acteurs et vos collaborateurs ; mais du choix préalable de ceux-ci dépend aussi votre capacité à atteindre les objectifs que vous vous êtes assignés. Là réside la double posture de la mise en scène, d'autant plus paradoxale qu'a priori on devine les objectifs à atteindre plus que les moyens d'y parvenir. Pour en revenir à une métaphore sportive, on peut dire qu'entre l'acteur et le metteur en scène, l'enjeu, le jeu tiennent du tennis. Pour que l'intensité des échanges soit maximale, il est nécessaire que les adversaires soient de la même catégorie, qu'ils n'aient pas peur de se confronter à l'autre, qu'ils puissent se renvoyer la balle, mais en cherchant sans cesse à déborder l'autre. Coup droit, volée, passing-shot, slice, revers et smash, toutes les figures sont permises, pourvu que le match soit beau.

Philippe Sireuil et Anne-Catherine Gillet, dans les répétitions de Pelléas et Mélisande, ORW ©Jacky Croisier

Nous venons d'aborder votre position de metteur en scène au théâtre. Comment envisagez-vous votre position à l'opéra ? Comment ce rôle prend-il sens lorsque l'on doit travailler avec une autre figure tutélaire, le directeur musical ?

Mettre en scène à l'opéra n'est pas tout à fait le même métier qu'au théâtre, même si ça y ressemble par certains aspects. Au théâtre, vous êtes le dramaturge du temps, alors qu'à l'opéra celui-ci vous est imparti par le compositeur et/ou le chef d'orchestre. Au théâtre, vous êtes à la tête de l'ouvrage et, au final, seul dépositaire de l'autorité  artistique, alors qu'à l'opéra, le réel maître d'œuvre n'est pas le metteur en scène mais le chef d'orchestre, d'où la nécessité qu'un dialogue fructueux puisse s'établir avec lui, ce qui n'est pas toujours le cas... Mettre en scène à l'opéra, c'est une école de l'humilité. Mettre en scène à l'opéra, revient, comme je l'ai souvent dit, à évoquer le combat de David contre Goliath. L'opéra est une machine lourde et délicate, ne serait-ce que parce qu'elle implique, dans le processus de travail journalier, énormément de gens – beaucoup plus qu'au théâtre tel qu'on est amené du moins aujourd'hui à le pratiquer en Belgique francophone.

 

A-C Gillet1  A-C Gillet2
Anne-Catherine Gillet, dans le rôle de Suzanna, avec Mario Crasso, dans Le Nozze di Figaro,à l'Opéra Royal de Wallonie, 2011 - ©Jacky Croisier, ORW

 

Je tente d'avoir avec les chanteurs un rapport similaire à celui que j'ai avec les acteurs. Si je fais référence à Nozze di Figaro dont je viens d'assurer la reprise à l'Opéra Royal de Wallonie, j'ai pu travailler avec Anne-Catherine Gillet qui chantait Suzanna, comme je l'aurais fait avec une actrice. La presse a titré Les noces de Suzanna, à propos du spectacle, ce qui est amplement mérité : voilà une chanteuse qui prend des risques, qui prend plaisir au jeu, qui y consacre du temps, de l'essai comme de la réflexion, pour qui l'improvisation dans la répétition va de soi ; qui est là, sur le plateau, dans l'ici et maintenant, qui ne s'économise pas ; c'est une voix splendide, mais aussi un engagement de tous les instants : à l'égard de son travail, à l'égard de ses partenaires, une rare capacité d'inventivité. Quand on est metteur en scène et que l'on rencontre ce type de chanteuse, on est dans le bonheur. La quasi totalité de la distribution s'est mise au diapason et à sa suite, et, malgré les maladresses inhérentes à leur entendement ou à leur formation, je suis plutôt content du résultat. Il n'y a pas eu par contre de rencontre avec le chef d'orchestre et je garde de ce rendez-vous avorté une vive amertume. Nous sommes restés l'un et l'autre sur nos voies parallèles, un peu comme ces couples de façade où le désir n'est pas ou plus. J'ai connu des collaborations riches à l'opéra, notamment  avec Sylvain Cambreling, Patrick Davin, Louis Langrée, ou Paolo Arrivabeni, pour en nommer quelques-uns, mais ce que je viens de vivre ici n'avait aucun intérêt.


 

 

Patrice Chéreau disait récemment qu'entre l'opéra et le théâtre, il ne fait pas de différence, qu'il s'agit du même métier. J'aimerais qu'il en soit ainsi, mais, à mon niveau, c'est plus un vœu que je partage qu'une réalité, exception faite du pré carré  que nous pouvons habiter, la distribution et moi. J'essaie en tout cas de me conduire «comme si», de responsabiliser le chanteur, de faire en sorte qu'il soit actif, qu'il prenne part au processus de création, comme l'acteur de théâtre le fait ; qu'il accepte de me voir non pas comme un provocateur qui va lui demander de faire exactement le contraire de ce qui est écrit, mais bien comme un partenaire qui peut concourir à lui faire prendre d'autres chemins – plus escarpés, certes, que les boulevards du su, du vu et du connu –, mais qui permettront peut-être d'avoir sur le rôle d'autres points de vue.

sireuil-orw

Fabriquer quelque chose ensemble sans qu'il y ait, de part et d'autre, trop de présupposés, trop de savoir. Le théâtre se construit dans l'instant où il se fait, il nécessite  bien sûr préparation et réflexion (des recherches, des lectures, des visionnements), mais à la première répétition, il faut pouvoir à la fois être riche de toute cette préparation et l'abandonner, accepter d'être nu dès l'instant où ça commence. Venir avec une bibliothèque devant un chanteur ou un acteur ne sert à rien. Ce n'est pas par que ça passe, mais bien par un partage plus physique, plus sensitif, plus émotionnel ; une façon d'aller au contact, comme on le dit à la guerre ou dans le rugby (rires) ; ici heureusement il n'y a pas de morts, il n'y a pas vraiment de danger. Si on ne fait pas ça, quelque chose ne s'opère pas. On ne vit pas ça tout le temps, malheureusement.

Répétition des Nozze à l'ORW. Photo © Jacky Croisier
 

Le metteur en scène devrait donc être à la tête du projet, dans une optique de direction, des acteurs, des collaborateurs artistiques, tout en étant réceptif à cette dynamique de groupe et ce qu'elle a à offrir...

On dit souvent du metteur en scène qu'il dirige, mot que vous venez d'employer. Je n'aime pas trop ce verbe, je n'aime pas cette sensation que je dirigerais un acteur. Face à l'acteur, c'est moins de direction que d'écoute dont il s'agit, d'envie de le surprendre, qu'il s'égare, qu'il s'inquiète, au sens où Botho Strauss dit de l'inquiétude qu'elle est le seul sentiment qui puisse remplir un homme, ce dont la joie n'est pas entièrement capable. J'aime assez être devant l'acteur en espérant pouvoir le dérouter, mais dans le même temps j'espère toujours de lui qu'il me surprenne, qu'il me mène à son tour là où je ne pensais pas pouvoir aller. L'échange, toujours.  L'attente qui est mienne : qu'on puisse être dans un rapport dénué de tout faux-semblant et toute adversité malsaine où on teste, se teste, biffe, rature, recommence, creuse, se trompe, s'interroge, sans cesse. Pröben, dit-on en allemand, pour signifier la répétition, mais qui inclut l'essai, de sorte que le spectacle naisse, soit un tout riche de plusieurs singuliers ! Peut-être mettre en scène revient-il à trouver comment relier des singularités différentes voire antagonistes ... Plus forte est la singularité,  plus délicat le lien est à inventer ; il ne faut ni qu'il serre trop, ni qu'il ne se défasse non plus.

Avec l'acteur, on escalade un texte et il ne faut pas chercher à savoir quel est le premier de cordée. La seule chose qui compte, c'est de monter ensemble, et de veiller à ce que personne ne dévisse, sans quoi la chute sera collective, pour le coup...


 

Sireuil Berenice

Vous vous opposez à l'idée qu'on puisse « diriger » un acteur. Voyez-vous des points communs entre la manière dont vous travaillez avec l'acteur au théâtre et la manière dont vous travaillez avec l'apprenti acteur, l'élève, dans une situation pédagogique ?

Je répugne à l'expression « diriger un acteur », oui.  Je crains ce que cela peut induire : un absolu de maîtrise, de pouvoir, – on associe trop souvent mise en scène et pouvoir –  une pratique de gourou qui fleure bon le charlatanisme. Or moi j'ai fait un grand pas en avant le jour où j'ai pu dire à un groupe d'acteurs que je ne savais pas. Mettre en scène, c'est un métier bien sûr, qui suppose comme tous les métiers, une aptitude, une érudition, un savoir-faire, une ténacité, un engagement, mais aussi un qui-vive permanent, l'acceptation constante  de l'égarement, les méandres plutôt que la ligne droite.

Répétition de Pleurez mes yeux, pleurez, d'après le Cid de Corneille, avec Janine Godinas et Edwige Baily. Photo Zvonock

Le pédagogue intermittent que je suis n'est pas différent du metteur en scène. L'exercice pédagogique accroît votre responsabilité, nécessite un plus grand devoir de clarté, de patience et d'exigence. Vous n'êtes pas devant des élèves, vous êtes devant des acteurs en devenir. Que ce soit à l'INSAS, à l'École du Théâtre National de Strasbourg, au Conservatoire de Genève, à la Manufacture de Lausanne, j'ai toujours pensé et procédé de la sorte. « On ne forme pas un acteur, tout au plus permet-on à un acteur de se former » disait Jean-Pierre Vincent, c'est une évidence, mais il est nécessaire de la rappeler, en premier lieu devant les intéressés. Qu'est-ce qu'un acteur ? Je ne le sais pas exactement, il y a cent chemins qui y conduisent, cent définitions qui le dessinent, et je sais encore moins comment, un jour, on le devient. Comment définir l'étincelle qui, un jour, allume la mèche, qui pousse un individu à s'exposer au regard des autres, au besoin irrésistible de raconter des histoires, d'incarner des figures, d'inventer des mondes ? Et  quand celui-ci ou celui-là parle et se meut, qu'est-ce qui fait que ce qui s'en dégage, vous donne l'envie d'écouter, de regarder et de suivre celui-ci plutôt que celui-là ?

L'art dramatique n'est pas une matière objective, et je ne suis pas un professeur. L'exercice pédagogique ne diffère pas de l'exercice professionnel, à l'exception du devoir de transmission qui se renforce. Face à des acteurs en devenir, j'essaie de me comporter de la même façon qu'avec des acteurs devenus, ce qui nécessite de leur part : même rigueur dans le travail, même prise de risque, même générosité à l'égard de soi, comme à l'égard du texte et des autres, même impudeur, même abandon de frilosité, et même  de savoir que demain tout sera à recommencer. La pratique pédagogique, c'est ça : induire le doute. La position du metteur en scène, aussi.

Sireuil - Savannah Bay 124 2

L'enseignement implique l'enseigné tout autant que l'enseignant. L'apprenti acteur ne peut pas se réfugier derrière des faux-semblants, il ne peut prétexter ni l'oubli du livre, ni le week-end festif, ni le manque de temps. Il faut qu'il y aille, il faut qu'il se mouille, il doit être là hic et nunc, dans la dépense de lui-même, sans souci de rentabilité immédiate. Les oncles Picsou n'ont pas leur place dans l'art dramatique (rires). L'enseignement sert aussi l'enseignant. Il lui permet de tester des interrogations, de partager des hypothèses, de croiser des univers.

Nombre de metteurs en scène ont – ou ont eu – des rêves d'école – cet espace d'utopie selon les mots Antoine Vitez – , qui allierait savoir et expérimentation, qui présiderait à la constitution d'une troupe à forte teneur identitaire et permettrait une expérience artistique pérenne basée sur un socle commun. Ce n'a jamais été mon cas, sans doute à cause de cette méfiance déjà énoncée du groupe, de la bande, du clan, de la famille ; à regarder de plus près les distributions dont je m'entoure, on peut certes y voir la fréquentation régulière des mêmes, mais aussi, et de manière récurrente, l'irruption d'autres invités qui n'ont jamais goûté à ma cuisine.  J'ai besoin de cette tension là, d'aller au contact comme je le disais plus tôt, d'être dénudé et fragile devant le texte, les acteurs. Si je sais « à l'avance », cela ne suscite pas mon intérêt, ceci sans prétention aucune. Être dans la réitération du même, être dans le «savoir faire» plutôt que dans le  «comment faire», m'inquiète plus que tout. Nous sommes tous à la merci de cela, la caricature de soi-même.

Sireuil Philippe - par Jacky Croisier250

La transmission semble être au cœur de votre pratique, dans ses dimensions aussi bien artistique que pédagogique.

J'ai beaucoup appris de mes aînés, des professeurs avec lesquels j'ai débuté à l'école, des acteurs avec lesquels j'ai eu la chance de travailler alors que j'étais encore jeune metteur en scène, et des metteurs en scène aux travaux desquels j'ai pu assister. La transmission d'un savoir, d'une pratique, me paraît comme aller de soi, et j'essaie à mon tour d'œuvrer dans ce sens. Transmettre, oui, mais non embrigader. Quand la transmission conduit à la sujétion aveugle de ceux et de celles à qui elle s'adresse, elle me fait peur. La seule chose que je peux transmettre, c'est en fait mon inquiétude. Si on s'en réfère à l'étymologie latine du mot, ne jamais être en repos, cela ne me semble pas négatif. Ne pas être en repos, ni avec soi, ni avec les autres, ni avec le métier choisi. Le doute comme boussole, on y revient sans cesse.

 

 

La pédagogie est-elle pour vous un besoin, un désir, une nécessité ? Ou les trois à la fois ?

Ni besoin, ni désir, ni nécessité, juste une occasion d'autres horizons, d'autres rencontres, d'autres cadres. La pédagogie n'est ni un acte de philanthropie, ni une mission doctorale, ni une expérience de laboratoire in vitro. Les individus qui acceptent d'être cobayes pour faire avancer la science sont rémunérés, les apprentis acteurs paient, eux, pour apprendre, et leur apprentissage coûte à la collectivité. Le savoir doit toujours, pour se ressourcer, se confronter à sa remise en cause, mais je tente toujours d'être attentif à ce que le projet d'exercice ne pénalise pas ceux à qu'il s'adresse en premier lieu, ces acteurs en devenir, comme je les appelle. Il est donc nécessaire, à mes yeux, de trouver un équilibre entre la transmission d'un savoir et l'expérimentation d'un apprentissage. Expérimenter à l'école des positionnements qu'on n'ose pas prendre en dehors d'elle me semble dangereux et non fondé. Il n'y a bien sûr pas d'obligation de résultat immédiat  à l'égard de l'étudiant, c'est une question d'éthique. Une bonne pédagogie, c'est une pédagogie qui enrichit à la fois l'enseignant et l'enseigné, dans laquelle les deux parties trouvent de quoi abreuver leur soif de savoir et leur besoin de liberté.

Par quelles circonstances avez-vous été amené à vous investir dans la pédagogie ?

Je suis entré, en tant que chargé de cours en 1982 à l'INSAS, six années après en être sorti en tant que lauréat de la section mise en scène. Raymond Ravar, le directeur de l'école à cette époque, très attentif aux soubresauts esthétiques qui agitaient alors le monde du théâtre, s'inscrivait résolument du côté des pratiques contemporaines et souhaitait que d'anciens étudiants prennent peu à peu place en tant que pédagogues à côté de ceux qui les avaient formés, puis le temps aidant, leur succèdent de plein exercice.

Ce retour à école, cette fois en tant que pédagogue, c'était un creuset idéal ; j'y débutais mon nouveau métier tout en croisant dans les couloirs, les ateliers et les réunions, ceux dont j'avais été l'étudiant quelques années plus tôt. Il y avait des frottements bien entendu entre les nouveaux et les anciens, nous n'étions pas toujours d'accord les uns avec les autres ; il n'y avait pas une unicité de point de vue, mais par contre beaucoup de respect entre les générations, comme si nous étions conscients qu'au delà de nos différences, nous appartenions néanmoins tous à une certaine façon d'envisager la place de l'acteur dans le théâtre, la place du théâtre dans la société, façon de penser et de pratiquer qui n'était autre que le résultat de la transmission des savoirs et pratiques que nos aînés nous avaient prodigué et qu'à notre tour, avec nos inflexions turbulentes et résolument subjectives, nous cherchions à transmettre à ceux qui nous suivaient.

La transmission est-elle un élément important du spectacle Savannah Bay, adaptation de Marguerite Duras, sur lequel vous travaillez actuellement ?

Au centre de Savannah Bay, il y a deux femmes, une dame âgée et une jeune fille, et une énigme qui les relie ; la mort volontaire d'une jeune femme qui s'est jetée dans les flots tumultueux de la mer pour y mourir, et ceci, le lendemain du jour où elle venait d'accoucher du fruit d'une passion, d'un amour sublime avec « l'homme de la pierre blanche », d'un crime comme l'écrit Marguerite Duras ; vingt cinq ans ont passé depuis cet acte insensé, inexplicable, scandaleux. La dame âgée ne se souvient plus, ou plutôt refuse de se souvenir, et dénie au passé le pouvoir d'expliquer, la jeune fille, elle, veut savoir, et demande à l'histoire, aux histoires de lui donner la clé de son identité. Flux et reflux d'un même mouvement. La jeune fille, avec opiniâtreté, va conduire la dame âgée à rejouer, à déjouer l'énigme du geste insensé de Savannah, à se réapproprier la douleur d'une histoire qu'elle avait voulu enfouir. La jeune fille, in fine, comprendra qu'il n'y a pas d'explication à ce qu'il s'est passé, qu'il ne peut y avoir que des hypothèses ou des incertitudes, qu'il n'y a jamais une vérité, mais des vérités. Transmission sans doute, mais surtout travail de la mémoire et quête d'identité. Comme toujours chez Duras, rien n'est totalement dit, « rien n'est totalement joué » comme elle le fait dire à la dame âgée, tout est dans les filigranes de l'écrit : il faut sans cesse creuser dans les mots et entre eux pour retrouver comment l'histoire s'est tissée au travers des différents possibles de l'écriture, qui use (et ruse) du glissement constant des temps grammaticaux : présent ou passé, futur ou conditionnel ; du passage tout aussi soudain du vouvoiement au tutoiement.

SB1 SB2

Jacqueline Bir et Edwige Baily, dans Savannah Bay. Photos © Svonock

Dans le numéro d'Alternatives Théâtrales qui vous est consacré, vous mettez en évidence qu'il est nécessaire pour vous d'avoir « un chemin à faire vers le texte », un « obstacle à surmonter ». Quel est le chemin que vous avez dû effectuer, l'obstacle à franchir pour réaliser cette adaptation de Savannah Bay ? Comment avez-vous réussi à trouver cette problématique au centre de cette pièce ?

Sireuil - par Jacky Croisier

En préambule à sa Bérénice, Racine écrit qu'il a voulu « faire quelque chose à partir de rien » ; la formule est ambitieuse et humble à la fois, magnifique. J'ai mis en scène Bérénice, comme première étape de ce cycle du théâtre de l'intimité que je poursuis au Théâtre de la Place des Martyrs depuis trois saisons, dans lequel j'ai monté aussi Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce, et auquel la pièce de Marguerite Duras appartient aussi. Ce sont des textes dont on pourrait dire à première vue qu'il ne s'y passe rien, ou à peu près rien, en terme d'actions ou de rebondissements, ce sont des textes qui sont à la marge du théâtre tel que l'imaginaire collectif le définit ou tel que la télévision en programme la plupart du temps.

Ces textes à forte consonance littéraire voire poétique qui sont bien évidemment des textes dramatiques, sont des textes à la première lecture desquels on se retrouve bouleversé, émerveillé, mais, comment dire, démuni, déstabilisé, émoustillé aussi, quand on songe qu'il va falloir les porter à la scène, les faire découvrir à d'autres. Face à eux, le chemin vers le texte, l'obstacle à surmonter que j'évoque ailleurs est d'évidence (il l'est, à mon sens, pour une grande part de la littérature dramatique, celle qui échappe aux recettes boulevardières et au théâtre dialogué de bon aloi). Ces textes sont des textes qui ne se laissent pas faire, qui résistent, qui imposent leur singularité, et qui proposent, à la scène qui s'en empare, de sérieux défis. 

Je n'ai pas choisi de mettre en scène Savannah Bay pour cette seule raison, bien entendu. Les déclics qui s'imposent à vous de mettre en scène tel ou tel texte sont multiples ; dans le cas présent, il y avait Jacqueline Bir avec qui j'avais déjà fait le monologue du Récit de la servante Zerline d'Hermann Broch et vers qui je voulais revenir, l'envie de lui donner un rôle à la mesure de l'immense actrice qu'elle est, la nécessité d'une petite forme pour des raisons budgétaires, puis in fine la sensation que le couple qu'elle pourrait former avec Edwige Baily qui joue la jeune fille permettrait de faire entendre la pièce de Duras et son énigme de la meilleure des façons, la plus appropriée à la manière dont je lisais la pièce.

Votre geste de metteur en scène reviendrait-il à faire en sorte que le spectateur parvienne à faire le même voyage que vous vers le texte ?

Pas forcément le même, mais un voyage. Qu'il accepte, le temps de la représentation, la proposition que nous lui faisons, la distribution et moi, même si elle le déconcerte, qu'il soit un spectateur curieux, en alerte et inventif – il faut toujours parier sur l'intelligence du spectateur, disait Jean Vilar –, qu'il prenne plaisir et émotion dans l'objet que nous lui proposons.

Quand je mets en scène, je ne me pose pas a priori la question du spectateur : elle est induite, évidemment. Nous faisons ce métier pour toucher, interpeller, provoquer, alerter, capter, passionner, bouleverser, surprendre, déranger, étonner. C'est tout bête, ce n'est que ça, rien que ça.

Propos recueillis par Kevin Jacquet
Décembre 2011

 

Savannah Bay

Le 7 décembre 2011 à la Maison de la Culture de Tournai

Le 8 décembre 2011 au Centre Culturel de Huy

 

crayongris2

Kevin Jacquet est diplômé en Arts du Spectacle de l'Université de Liège. Il débute une thèse de doctorat concernant le théâtre.

 


� Universit� de Li�ge - https://culture.uliege.be - 18 avril 2024