Philippe Sireuil. La transmission d'une inquiétude

La pédagogie est-elle pour vous un besoin, un désir, une nécessité ? Ou les trois à la fois ?

Ni besoin, ni désir, ni nécessité, juste une occasion d'autres horizons, d'autres rencontres, d'autres cadres. La pédagogie n'est ni un acte de philanthropie, ni une mission doctorale, ni une expérience de laboratoire in vitro. Les individus qui acceptent d'être cobayes pour faire avancer la science sont rémunérés, les apprentis acteurs paient, eux, pour apprendre, et leur apprentissage coûte à la collectivité. Le savoir doit toujours, pour se ressourcer, se confronter à sa remise en cause, mais je tente toujours d'être attentif à ce que le projet d'exercice ne pénalise pas ceux à qu'il s'adresse en premier lieu, ces acteurs en devenir, comme je les appelle. Il est donc nécessaire, à mes yeux, de trouver un équilibre entre la transmission d'un savoir et l'expérimentation d'un apprentissage. Expérimenter à l'école des positionnements qu'on n'ose pas prendre en dehors d'elle me semble dangereux et non fondé. Il n'y a bien sûr pas d'obligation de résultat immédiat  à l'égard de l'étudiant, c'est une question d'éthique. Une bonne pédagogie, c'est une pédagogie qui enrichit à la fois l'enseignant et l'enseigné, dans laquelle les deux parties trouvent de quoi abreuver leur soif de savoir et leur besoin de liberté.

Par quelles circonstances avez-vous été amené à vous investir dans la pédagogie ?

Je suis entré, en tant que chargé de cours en 1982 à l'INSAS, six années après en être sorti en tant que lauréat de la section mise en scène. Raymond Ravar, le directeur de l'école à cette époque, très attentif aux soubresauts esthétiques qui agitaient alors le monde du théâtre, s'inscrivait résolument du côté des pratiques contemporaines et souhaitait que d'anciens étudiants prennent peu à peu place en tant que pédagogues à côté de ceux qui les avaient formés, puis le temps aidant, leur succèdent de plein exercice.

Ce retour à école, cette fois en tant que pédagogue, c'était un creuset idéal ; j'y débutais mon nouveau métier tout en croisant dans les couloirs, les ateliers et les réunions, ceux dont j'avais été l'étudiant quelques années plus tôt. Il y avait des frottements bien entendu entre les nouveaux et les anciens, nous n'étions pas toujours d'accord les uns avec les autres ; il n'y avait pas une unicité de point de vue, mais par contre beaucoup de respect entre les générations, comme si nous étions conscients qu'au delà de nos différences, nous appartenions néanmoins tous à une certaine façon d'envisager la place de l'acteur dans le théâtre, la place du théâtre dans la société, façon de penser et de pratiquer qui n'était autre que le résultat de la transmission des savoirs et pratiques que nos aînés nous avaient prodigué et qu'à notre tour, avec nos inflexions turbulentes et résolument subjectives, nous cherchions à transmettre à ceux qui nous suivaient.

La transmission est-elle un élément important du spectacle Savannah Bay, adaptation de Marguerite Duras, sur lequel vous travaillez actuellement ?

Au centre de Savannah Bay, il y a deux femmes, une dame âgée et une jeune fille, et une énigme qui les relie ; la mort volontaire d'une jeune femme qui s'est jetée dans les flots tumultueux de la mer pour y mourir, et ceci, le lendemain du jour où elle venait d'accoucher du fruit d'une passion, d'un amour sublime avec « l'homme de la pierre blanche », d'un crime comme l'écrit Marguerite Duras ; vingt cinq ans ont passé depuis cet acte insensé, inexplicable, scandaleux. La dame âgée ne se souvient plus, ou plutôt refuse de se souvenir, et dénie au passé le pouvoir d'expliquer, la jeune fille, elle, veut savoir, et demande à l'histoire, aux histoires de lui donner la clé de son identité. Flux et reflux d'un même mouvement. La jeune fille, avec opiniâtreté, va conduire la dame âgée à rejouer, à déjouer l'énigme du geste insensé de Savannah, à se réapproprier la douleur d'une histoire qu'elle avait voulu enfouir. La jeune fille, in fine, comprendra qu'il n'y a pas d'explication à ce qu'il s'est passé, qu'il ne peut y avoir que des hypothèses ou des incertitudes, qu'il n'y a jamais une vérité, mais des vérités. Transmission sans doute, mais surtout travail de la mémoire et quête d'identité. Comme toujours chez Duras, rien n'est totalement dit, « rien n'est totalement joué » comme elle le fait dire à la dame âgée, tout est dans les filigranes de l'écrit : il faut sans cesse creuser dans les mots et entre eux pour retrouver comment l'histoire s'est tissée au travers des différents possibles de l'écriture, qui use (et ruse) du glissement constant des temps grammaticaux : présent ou passé, futur ou conditionnel ; du passage tout aussi soudain du vouvoiement au tutoiement.

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Jacqueline Bir et Edwige Baily, dans Savannah Bay. Photos © Svonock

Dans le numéro d'Alternatives Théâtrales qui vous est consacré, vous mettez en évidence qu'il est nécessaire pour vous d'avoir « un chemin à faire vers le texte », un « obstacle à surmonter ». Quel est le chemin que vous avez dû effectuer, l'obstacle à franchir pour réaliser cette adaptation de Savannah Bay ? Comment avez-vous réussi à trouver cette problématique au centre de cette pièce ?

Sireuil - par Jacky Croisier

En préambule à sa Bérénice, Racine écrit qu'il a voulu « faire quelque chose à partir de rien » ; la formule est ambitieuse et humble à la fois, magnifique. J'ai mis en scène Bérénice, comme première étape de ce cycle du théâtre de l'intimité que je poursuis au Théâtre de la Place des Martyrs depuis trois saisons, dans lequel j'ai monté aussi Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce, et auquel la pièce de Marguerite Duras appartient aussi. Ce sont des textes dont on pourrait dire à première vue qu'il ne s'y passe rien, ou à peu près rien, en terme d'actions ou de rebondissements, ce sont des textes qui sont à la marge du théâtre tel que l'imaginaire collectif le définit ou tel que la télévision en programme la plupart du temps.

Ces textes à forte consonance littéraire voire poétique qui sont bien évidemment des textes dramatiques, sont des textes à la première lecture desquels on se retrouve bouleversé, émerveillé, mais, comment dire, démuni, déstabilisé, émoustillé aussi, quand on songe qu'il va falloir les porter à la scène, les faire découvrir à d'autres. Face à eux, le chemin vers le texte, l'obstacle à surmonter que j'évoque ailleurs est d'évidence (il l'est, à mon sens, pour une grande part de la littérature dramatique, celle qui échappe aux recettes boulevardières et au théâtre dialogué de bon aloi). Ces textes sont des textes qui ne se laissent pas faire, qui résistent, qui imposent leur singularité, et qui proposent, à la scène qui s'en empare, de sérieux défis. 

Je n'ai pas choisi de mettre en scène Savannah Bay pour cette seule raison, bien entendu. Les déclics qui s'imposent à vous de mettre en scène tel ou tel texte sont multiples ; dans le cas présent, il y avait Jacqueline Bir avec qui j'avais déjà fait le monologue du Récit de la servante Zerline d'Hermann Broch et vers qui je voulais revenir, l'envie de lui donner un rôle à la mesure de l'immense actrice qu'elle est, la nécessité d'une petite forme pour des raisons budgétaires, puis in fine la sensation que le couple qu'elle pourrait former avec Edwige Baily qui joue la jeune fille permettrait de faire entendre la pièce de Duras et son énigme de la meilleure des façons, la plus appropriée à la manière dont je lisais la pièce.

Votre geste de metteur en scène reviendrait-il à faire en sorte que le spectateur parvienne à faire le même voyage que vous vers le texte ?

Pas forcément le même, mais un voyage. Qu'il accepte, le temps de la représentation, la proposition que nous lui faisons, la distribution et moi, même si elle le déconcerte, qu'il soit un spectateur curieux, en alerte et inventif – il faut toujours parier sur l'intelligence du spectateur, disait Jean Vilar –, qu'il prenne plaisir et émotion dans l'objet que nous lui proposons.

Quand je mets en scène, je ne me pose pas a priori la question du spectateur : elle est induite, évidemment. Nous faisons ce métier pour toucher, interpeller, provoquer, alerter, capter, passionner, bouleverser, surprendre, déranger, étonner. C'est tout bête, ce n'est que ça, rien que ça.

Propos recueillis par Kevin Jacquet
Décembre 2011

 

Savannah Bay

Le 7 décembre 2011 à la Maison de la Culture de Tournai

Le 8 décembre 2011 au Centre Culturel de Huy

 

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Kevin Jacquet est diplômé en Arts du Spectacle de l'Université de Liège. Il débute une thèse de doctorat concernant le théâtre.

 

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