Philippe Sireuil. La transmission d'une inquiétude
Sireuil Berenice

Vous vous opposez à l'idée qu'on puisse « diriger » un acteur. Voyez-vous des points communs entre la manière dont vous travaillez avec l'acteur au théâtre et la manière dont vous travaillez avec l'apprenti acteur, l'élève, dans une situation pédagogique ?

Je répugne à l'expression « diriger un acteur », oui.  Je crains ce que cela peut induire : un absolu de maîtrise, de pouvoir, – on associe trop souvent mise en scène et pouvoir –  une pratique de gourou qui fleure bon le charlatanisme. Or moi j'ai fait un grand pas en avant le jour où j'ai pu dire à un groupe d'acteurs que je ne savais pas. Mettre en scène, c'est un métier bien sûr, qui suppose comme tous les métiers, une aptitude, une érudition, un savoir-faire, une ténacité, un engagement, mais aussi un qui-vive permanent, l'acceptation constante  de l'égarement, les méandres plutôt que la ligne droite.

Répétition de Pleurez mes yeux, pleurez, d'après le Cid de Corneille, avec Janine Godinas et Edwige Baily. Photo Zvonock

Le pédagogue intermittent que je suis n'est pas différent du metteur en scène. L'exercice pédagogique accroît votre responsabilité, nécessite un plus grand devoir de clarté, de patience et d'exigence. Vous n'êtes pas devant des élèves, vous êtes devant des acteurs en devenir. Que ce soit à l'INSAS, à l'École du Théâtre National de Strasbourg, au Conservatoire de Genève, à la Manufacture de Lausanne, j'ai toujours pensé et procédé de la sorte. « On ne forme pas un acteur, tout au plus permet-on à un acteur de se former » disait Jean-Pierre Vincent, c'est une évidence, mais il est nécessaire de la rappeler, en premier lieu devant les intéressés. Qu'est-ce qu'un acteur ? Je ne le sais pas exactement, il y a cent chemins qui y conduisent, cent définitions qui le dessinent, et je sais encore moins comment, un jour, on le devient. Comment définir l'étincelle qui, un jour, allume la mèche, qui pousse un individu à s'exposer au regard des autres, au besoin irrésistible de raconter des histoires, d'incarner des figures, d'inventer des mondes ? Et  quand celui-ci ou celui-là parle et se meut, qu'est-ce qui fait que ce qui s'en dégage, vous donne l'envie d'écouter, de regarder et de suivre celui-ci plutôt que celui-là ?

L'art dramatique n'est pas une matière objective, et je ne suis pas un professeur. L'exercice pédagogique ne diffère pas de l'exercice professionnel, à l'exception du devoir de transmission qui se renforce. Face à des acteurs en devenir, j'essaie de me comporter de la même façon qu'avec des acteurs devenus, ce qui nécessite de leur part : même rigueur dans le travail, même prise de risque, même générosité à l'égard de soi, comme à l'égard du texte et des autres, même impudeur, même abandon de frilosité, et même  de savoir que demain tout sera à recommencer. La pratique pédagogique, c'est ça : induire le doute. La position du metteur en scène, aussi.

Sireuil - Savannah Bay 124 2

L'enseignement implique l'enseigné tout autant que l'enseignant. L'apprenti acteur ne peut pas se réfugier derrière des faux-semblants, il ne peut prétexter ni l'oubli du livre, ni le week-end festif, ni le manque de temps. Il faut qu'il y aille, il faut qu'il se mouille, il doit être là hic et nunc, dans la dépense de lui-même, sans souci de rentabilité immédiate. Les oncles Picsou n'ont pas leur place dans l'art dramatique (rires). L'enseignement sert aussi l'enseignant. Il lui permet de tester des interrogations, de partager des hypothèses, de croiser des univers.

Nombre de metteurs en scène ont – ou ont eu – des rêves d'école – cet espace d'utopie selon les mots Antoine Vitez – , qui allierait savoir et expérimentation, qui présiderait à la constitution d'une troupe à forte teneur identitaire et permettrait une expérience artistique pérenne basée sur un socle commun. Ce n'a jamais été mon cas, sans doute à cause de cette méfiance déjà énoncée du groupe, de la bande, du clan, de la famille ; à regarder de plus près les distributions dont je m'entoure, on peut certes y voir la fréquentation régulière des mêmes, mais aussi, et de manière récurrente, l'irruption d'autres invités qui n'ont jamais goûté à ma cuisine.  J'ai besoin de cette tension là, d'aller au contact comme je le disais plus tôt, d'être dénudé et fragile devant le texte, les acteurs. Si je sais « à l'avance », cela ne suscite pas mon intérêt, ceci sans prétention aucune. Être dans la réitération du même, être dans le «savoir faire» plutôt que dans le  «comment faire», m'inquiète plus que tout. Nous sommes tous à la merci de cela, la caricature de soi-même.

Sireuil Philippe - par Jacky Croisier250

La transmission semble être au cœur de votre pratique, dans ses dimensions aussi bien artistique que pédagogique.

J'ai beaucoup appris de mes aînés, des professeurs avec lesquels j'ai débuté à l'école, des acteurs avec lesquels j'ai eu la chance de travailler alors que j'étais encore jeune metteur en scène, et des metteurs en scène aux travaux desquels j'ai pu assister. La transmission d'un savoir, d'une pratique, me paraît comme aller de soi, et j'essaie à mon tour d'œuvrer dans ce sens. Transmettre, oui, mais non embrigader. Quand la transmission conduit à la sujétion aveugle de ceux et de celles à qui elle s'adresse, elle me fait peur. La seule chose que je peux transmettre, c'est en fait mon inquiétude. Si on s'en réfère à l'étymologie latine du mot, ne jamais être en repos, cela ne me semble pas négatif. Ne pas être en repos, ni avec soi, ni avec les autres, ni avec le métier choisi. Le doute comme boussole, on y revient sans cesse.

 

 

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