Philippe Sireuil. La transmission d'une inquiétude

Nous venons d'aborder votre position de metteur en scène au théâtre. Comment envisagez-vous votre position à l'opéra ? Comment ce rôle prend-il sens lorsque l'on doit travailler avec une autre figure tutélaire, le directeur musical ?

Mettre en scène à l'opéra n'est pas tout à fait le même métier qu'au théâtre, même si ça y ressemble par certains aspects. Au théâtre, vous êtes le dramaturge du temps, alors qu'à l'opéra celui-ci vous est imparti par le compositeur et/ou le chef d'orchestre. Au théâtre, vous êtes à la tête de l'ouvrage et, au final, seul dépositaire de l'autorité  artistique, alors qu'à l'opéra, le réel maître d'œuvre n'est pas le metteur en scène mais le chef d'orchestre, d'où la nécessité qu'un dialogue fructueux puisse s'établir avec lui, ce qui n'est pas toujours le cas... Mettre en scène à l'opéra, c'est une école de l'humilité. Mettre en scène à l'opéra, revient, comme je l'ai souvent dit, à évoquer le combat de David contre Goliath. L'opéra est une machine lourde et délicate, ne serait-ce que parce qu'elle implique, dans le processus de travail journalier, énormément de gens – beaucoup plus qu'au théâtre tel qu'on est amené du moins aujourd'hui à le pratiquer en Belgique francophone.

 

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Anne-Catherine Gillet, dans le rôle de Suzanna, avec Mario Crasso, dans Le Nozze di Figaro,à l'Opéra Royal de Wallonie, 2011 - ©Jacky Croisier, ORW

 

Je tente d'avoir avec les chanteurs un rapport similaire à celui que j'ai avec les acteurs. Si je fais référence à Nozze di Figaro dont je viens d'assurer la reprise à l'Opéra Royal de Wallonie, j'ai pu travailler avec Anne-Catherine Gillet qui chantait Suzanna, comme je l'aurais fait avec une actrice. La presse a titré Les noces de Suzanna, à propos du spectacle, ce qui est amplement mérité : voilà une chanteuse qui prend des risques, qui prend plaisir au jeu, qui y consacre du temps, de l'essai comme de la réflexion, pour qui l'improvisation dans la répétition va de soi ; qui est là, sur le plateau, dans l'ici et maintenant, qui ne s'économise pas ; c'est une voix splendide, mais aussi un engagement de tous les instants : à l'égard de son travail, à l'égard de ses partenaires, une rare capacité d'inventivité. Quand on est metteur en scène et que l'on rencontre ce type de chanteuse, on est dans le bonheur. La quasi totalité de la distribution s'est mise au diapason et à sa suite, et, malgré les maladresses inhérentes à leur entendement ou à leur formation, je suis plutôt content du résultat. Il n'y a pas eu par contre de rencontre avec le chef d'orchestre et je garde de ce rendez-vous avorté une vive amertume. Nous sommes restés l'un et l'autre sur nos voies parallèles, un peu comme ces couples de façade où le désir n'est pas ou plus. J'ai connu des collaborations riches à l'opéra, notamment  avec Sylvain Cambreling, Patrick Davin, Louis Langrée, ou Paolo Arrivabeni, pour en nommer quelques-uns, mais ce que je viens de vivre ici n'avait aucun intérêt.


 

 

Patrice Chéreau disait récemment qu'entre l'opéra et le théâtre, il ne fait pas de différence, qu'il s'agit du même métier. J'aimerais qu'il en soit ainsi, mais, à mon niveau, c'est plus un vœu que je partage qu'une réalité, exception faite du pré carré  que nous pouvons habiter, la distribution et moi. J'essaie en tout cas de me conduire «comme si», de responsabiliser le chanteur, de faire en sorte qu'il soit actif, qu'il prenne part au processus de création, comme l'acteur de théâtre le fait ; qu'il accepte de me voir non pas comme un provocateur qui va lui demander de faire exactement le contraire de ce qui est écrit, mais bien comme un partenaire qui peut concourir à lui faire prendre d'autres chemins – plus escarpés, certes, que les boulevards du su, du vu et du connu –, mais qui permettront peut-être d'avoir sur le rôle d'autres points de vue.

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Fabriquer quelque chose ensemble sans qu'il y ait, de part et d'autre, trop de présupposés, trop de savoir. Le théâtre se construit dans l'instant où il se fait, il nécessite  bien sûr préparation et réflexion (des recherches, des lectures, des visionnements), mais à la première répétition, il faut pouvoir à la fois être riche de toute cette préparation et l'abandonner, accepter d'être nu dès l'instant où ça commence. Venir avec une bibliothèque devant un chanteur ou un acteur ne sert à rien. Ce n'est pas par que ça passe, mais bien par un partage plus physique, plus sensitif, plus émotionnel ; une façon d'aller au contact, comme on le dit à la guerre ou dans le rugby (rires) ; ici heureusement il n'y a pas de morts, il n'y a pas vraiment de danger. Si on ne fait pas ça, quelque chose ne s'opère pas. On ne vit pas ça tout le temps, malheureusement.

Répétition des Nozze à l'ORW. Photo © Jacky Croisier
 

Le metteur en scène devrait donc être à la tête du projet, dans une optique de direction, des acteurs, des collaborateurs artistiques, tout en étant réceptif à cette dynamique de groupe et ce qu'elle a à offrir...

On dit souvent du metteur en scène qu'il dirige, mot que vous venez d'employer. Je n'aime pas trop ce verbe, je n'aime pas cette sensation que je dirigerais un acteur. Face à l'acteur, c'est moins de direction que d'écoute dont il s'agit, d'envie de le surprendre, qu'il s'égare, qu'il s'inquiète, au sens où Botho Strauss dit de l'inquiétude qu'elle est le seul sentiment qui puisse remplir un homme, ce dont la joie n'est pas entièrement capable. J'aime assez être devant l'acteur en espérant pouvoir le dérouter, mais dans le même temps j'espère toujours de lui qu'il me surprenne, qu'il me mène à son tour là où je ne pensais pas pouvoir aller. L'échange, toujours.  L'attente qui est mienne : qu'on puisse être dans un rapport dénué de tout faux-semblant et toute adversité malsaine où on teste, se teste, biffe, rature, recommence, creuse, se trompe, s'interroge, sans cesse. Pröben, dit-on en allemand, pour signifier la répétition, mais qui inclut l'essai, de sorte que le spectacle naisse, soit un tout riche de plusieurs singuliers ! Peut-être mettre en scène revient-il à trouver comment relier des singularités différentes voire antagonistes ... Plus forte est la singularité,  plus délicat le lien est à inventer ; il ne faut ni qu'il serre trop, ni qu'il ne se défasse non plus.

Avec l'acteur, on escalade un texte et il ne faut pas chercher à savoir quel est le premier de cordée. La seule chose qui compte, c'est de monter ensemble, et de veiller à ce que personne ne dévisse, sans quoi la chute sera collective, pour le coup...


 

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