Bill Viola, l'espace d'un instant

 

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C'est précisément cette mécanique des émotions et la possibilité de leur révélation qui va être au cœur du travail que Bill Viola va consacrer au cycle des Passions (à la fois, les œuvres qui étaient au cœur de l'exposition « Bill Viola : The Passions » organisé par le musée J. Paul Getty à Los Angeles6, mais également tous les autres travaux antérieurs qui n'étaient pour certains que des études et des expérimentations). Depuis The Greeting (1995) qui évoque La Visitation de Pontorno, en passant par The Raft (2004) librement inspiré du Radeau de la Méduse de Théodore Géricault, ou encore Quintet of the Astonished (2003), Emergence (2003)  ou Silent Mountain (2003)  qui constituent le cœur du cycle des Passions, le travail qu'opère Bill Viola sur la matière du temps trouve un certain aboutissement. Si chaque pièce de la série revendique clairement une inspiration picturale précise, les œuvres ne se réduisent jamais à une simple reconstitution ou mise en mouvement de peintures. Ces tableaux mouvants sont plutôt le fruit d'un minutieux travail d'épure et de dépouillement qui a pour but de créer le vide autour de personnages habités par une émotion profonde.

 

C-contre : Emergence, video HD, 12', 2002. Photo Kira Perov
Ci-dessous:  Silent Mountain, diptyque vidéo HD, 2 x 15', 2001. Photo Kira Perov


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Ce noir intense sur lequel ces figures humaines suspendues par le ralenti semblent se détacher telles de véritables apparitions, redouble l'obscurité de la chambre dans laquelle sont exposées les œuvres qui projettent, elles, leur luminosité sur les spectateurs. Dans ce face à face reproduisant la relation intimiste qui naît de la contemplation d'une œuvre picturale et dont la forme correspond exactement à celle du ravissement (d'extase ou de suspension) dont parlait notamment Baudelaire dans son texte sur Richard Wagner7, le ralentit fonctionne comme le régulateur de rythmes distincts, celui du spectateur et celui de l'œuvre, mais également comme le révélateur d'une émotion intense qui se transmet et se diffuse depuis l'écran, dans l'espace d'exposition, ce que Bill Viola envisage comme l'immersion dans le réalisme des émotions et des sensations. 

 

« Emptiness gives you the possibility not to act immediately »

Ces (re)mises en scène posent encore la question que l'expression elle-même semble ici mettre en avant, à savoir celle de la fiction ou plutôt des unités fictionnelles qui structurent l'ensemble de l'œuvre de Bill Viola. Toutes mes œuvres sont narratives, indiquait-il à Raymond Bellour à l'occasion de leur grand entretien paru dans les Cahiers du Cinéma8, dans le sens où elles ont quelque chose à voir avec le drame, la catastrophe. Il semble évident en effet, depuis Swimming Pool  jusqu'aux travaux les plus récents, dont la série des Passions, que cette « fictionalité » trouve à s'incarner dans un espace ou, plus symptomatiquement encore, dans des corps suspendus, dilués, engloutis, enfermés dans les trames de l'image (et en ce sens, déjà transformés en image) dans un espace-temps minutieusement maitrisé est construit pour évoquer ce moment fugace qui précède toute catastrophe ou tout événement en mesure de déranger sensiblement l'ordre du monde.

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The Raft, Vidéo HD, 6’, 2004. Photo Kira Perov - The Quintet of the Astonished, vidéo HD, 15’, 2000. Photo Kira Perov.

 

Certaines œuvres prennent cependant le contre-pied de cette articulation, comme The Raft,  où la catastrophe, sous la forme d'un violent mur d'eau qui vient frapper les acteurs latéralement, occupe le centre de l'œuvre. Mais même dans ces compositions particulières, c'est toujours les moments de détente et de suspension, ici l'avant et l'après de la catastrophe, qui intéressent le vidéaste. La fiction chez Viola n'a donc plus rien à voir avec le développement d'un récit dans sa forme linéaire, mais avec une forme de dilatation, et parfois même de mise en boucle, d'une action qui se déroule dans un entre-deux imperceptible. The Quintet of the Astonished, pièce centrale du cycle des Passions dans laquelle Bill Viola dilate une scène d'étonnement jouée par des acteurs pendant une dizaine de secondes, sur une durée de plus de 15 minutes, reflète parfaitement cette articulation délicate qui place le spectateur devant une image qu'il perçoit d'abord comme immobile avant de se rendre compte, après un certain temps, que l'image est mouvante et que quelque chose s'est passé et continue lentement de se dérouler jusqu'à avoir complètement modifié la composition initiale. Quelque chose s'est passé, une émotion a surgi. Ce mode de structuration repose finalement sur une conception singulière de l'espace et du temps héritée de la culture japonaise à laquelle Bill Viola s'est confronté durant plusieurs années, une forme de représentation qui donne à l'intervalle une puissance expressive unique. Car le vide (ou l'emptiness), rappelle Viola, n'est pas le néant. C'est simplement l'intervalle entre deux choses, deux événements, dans lequel le cœur du monde continue de battre, le lieu d'imperceptibles mouvements. La fiction se déploie alors dans cet espace intermédiaire, s'incarnant dans des corps ou des paysages, unités fictionnelles qui supportent à elle seules le poids d'une parole toujours absente pour enfin traduire et transmettre une émotion sensible, presque palpable.

Sculptures du temps, élaborations d'espaces physiques et psychiques, les œuvres de Bill Viola, dans l'articulation qu'elles parviennent à mettre en place entre les multiples dimensions du monde, sont à la fois vertigineuses et envoûtantes, lyriques et mélancoliques. C'est certainement l'un des plus évidents enseignements du travail de Bill Viola : nous faire admettre l'impermanence des choses et les transformations perpétuelles du monde que la vidéo, lorsqu'elle est utilisée avec grâce et talent, nous permet de percevoir et de comprendre.   

 

Texte  : Jonathan Thonon
Interview : Jérémy Hamers et Jonathan Thonon
Septembre -novembre 2011

 

 

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Jonathan Thonon termine actuellement une thèse intitulée « Cinéma, art contemporain : reprise(s), retour(s), surprise(s) ». Ses recherches portent également sur les nouveaux dispositifs de l'image et les processus de migration du cinéma (en tant que forme et dispositif), de la salle au musée.

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Jeremy Hamers est chercheur à l’Université de Liège et enseignant à l’Université de Leyde, en études cinématographiques. Ses principales recherches portent sur la représentation non fictionnelle de l'histoire politique contemporaine. Il a été plusieurs fois primé comme réalisateur.

 

À propos de Bill Viola, voir aussi :

Portrait vidéo par Robert Stéphane et Dick Tomasovic
Présentation de Bill Viola par Dick Tomasovic

 


 

 
6 Bill Viola : The Passions, du 24 janvier 2003 au 27 avril 2003, J. Paul Getty Museum, Los Angeles. http://www.getty.edu/art/exhibitions/viola/index.html
7 Charles Baudelaire, « Richard Wagner et Tannhaüser à Paris », in L'art romantique. Littérature et musique, Paris, Flammarion, 1968, pp. 267-300.
« Je me souviens que, dès les premières mesures, je subis une de ces impressions heureuses que presque tous les hommes imaginatifs ont connues, par le rêve, dans le sommeil. Je me sentis délivré des liens de la pesanteur, et je retrouvai par le souvenir l'extraordinaire volupté qui circule dans les lieux hauts (notons en passant que je ne connaissais pas le programme cité tout à l'heure). Ensuite je me peignis involontairement l'état délicieux d'un homme en proie à une grande rêverie dans une solitude absolue, mais une solitude avec un immense horizon et une large lumière diffuse; l'immensité sans autre décor qu'elle-même. Bientôt j'éprouvai la sensation d'une clarté plus vive, d'une intensité de lumière croissant avec une telle rapidité, que les nuances fournies par le dictionnaire ne suffiraient pas à exprimer ce surcroît toujours renaissant d'ardeur et de blancheur. Alors je conçus pleinement l'idée d'une âme se mouvant dans un milieu lumineux, d'une extase faite de volupté et de connaissance, et planant au-dessus et bien loin du monde naturel. »
8 Bellour Raymond, « La sculpture du temps. Entretien avec Bill Viola », Cahiers du Cinéma, 1986, Janvier, no. 379, pp. 35-42.

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