Bill Viola, l'espace d'un instant

On comprend alors pourquoi l'installation a pris chez Bill Viola une telle importance dans la mesure où elle constitue une scène singulière sur laquelle s'entrelacent toutes les dimensions du temps et de l'espace. Ainsi, le modèle de la chambre obscure, conçue à la fois comme espace mental (The color of the inside of your head is black) et espace de déambulation au sein duquel le spectateur s'immerge totalement pour aller au contact des images qui y sont diffusées ou projetées, constitue la formule archétypale des installations de Bill Viola2. Elles s'inscrivent de cette façon dans la lignée de ses premiers travaux vidéographiques où s'élabore déjà la structure d'une œuvre qui, oscillant entre exploration de l'espace et introspection, « croit au génie des machines, pour nourrir l'intimité de sa démarche3 ».  

« I do not force my will on a space »   

Viola fig1-350

Si cette intimité transparaît à la fois au plan de la combinaison et de la disposition, c'est à dire tant au niveau des images dont la production nécessite souvent une implication physique et psychique de l'artiste, qu'à celui des espaces dans lesquels les spectateurs entrent en résonnance avec des environnements audiovisuels minutieusement construits, il apparaît que la relation qui s'établit entre Bill Viola et l'espace qu'il s'approprie ou construit est strictement du même ordre. Conscient de la nature fondamentalement allographique de toute installation vidéo, définitivement sujette à toutes les « interprétations » dans le cadre de réinstallations diverses, tenant ainsi plus du « nomadisme que de la stabilité4 », Bill Viola met néanmoins un point d'honneur à construire chacune de ses pièces dans une parfaite intégration au lieu qui doit l'accueillir, de sorte que l'environnement et les effets produits par la disposition sont à chaque fois singuliers. Cette relation entre la puissance créatrice de l'artiste et l'espace qui s'offre à elle, il la décrit comme une véritable collaboration qui s'effectue sur le mode du dialogue invisible et souterrain. Elle aboutit toujours à la constitution d'un espace architectural transfiguré par le son et l'image et dans lequel le spectateur doit trouver à y insérer son propre point de vue pour mesurer physiquement ce nouveau territoire qui s'offre à lui et dans lequel il se trouve immergé. Minuscules alcôves ou cathédrales gigantesques (comme dans Five Angels for the Millenium monté en 2000 dans le monumental gazomètre d'Oberhausen – image ci-dessus.), couloirs qui aspirent littéralement le spectateur au contact d'une image trop grande pour son regard (The Passage), dédales ou chambres closes, le lieu de l'œuvre est, chez Viola, toujours fondé sur l'alternance de vide et de plein, de mouvement et de suspension, qui entraînent le regard et l'ouïe dans un mouvement d'épanouissement et de plénitude et provoque irrémédiablement une profonde émotion chez le spectateur.

Viola fig2-KiraPerov

Cette configuration, qui oblige le spectateur à se confronter à l'œuvre (parfois de façon violente ou surprenante) « extorque » toujours également sa complicité et ouvre ainsi l'art à la dimension théâtrale de l'expérience. C'est cette théâtralité telle que l'évoquait déjà Thierry de Duve5 à propos des sculptures minimalistes de Robert Morris autour et dans lesquelles le spectateur doit déambuler pour expérimenter une durée singulière et littéralement faire exister l'œuvre tout en y prenant part, ce sont ces espaces partagés par l'image, le son et les corps en mouvement qui forment l'une des caractéristiques essentielles du travail de Bill Viola et opèrent définitivement le basculement de l'ordre du visible à celui du sensible. En fin de compte, c'est à une véritable fusion des dimensions de l'espace et du temps que mène tout le travail de Viola, une imbrication déjà au centre de l'une de ses premières installations, He Weeps for You  (1976).

 

He Weeps for You, installation, 1976. Photo Kira Perov

« Emptiness is a kind of opportunity »   

À cette problématique centrale répond naturellement chez Bill Viola la question du vide comme opportunité créatrice et dramatique. Directement emprunté à la philosophie bouddhiste, le concept d'emptiness signale en effet une forme de suspension et de ralentissement qui mène à la transformation subite et imperceptible de l'état du monde. Lorsqu'il compare le processus créatif à un rituel de destruction et de construction dans lequel l'artiste doit s'engager physiquement, il reprend la formule du bouddhisme qui demande de libérer de l'espace afin de rendre possible toute nouvelle création : emptiness is form, form is emptiness. Il apparaît alors que la forme la plus évidente de cet état trouve chez Bill viola à se manifester sous les traits hypnotiques de la suspension du temps ou du ralentissement extrême de l'image poussée ainsi à son point de quasi-immobilité. Si depuis Swimming Pool et Hatsu Yume, la suspension et l'arrêt sur image sont devenus les formes emblématiques de l'art de Viola (parmi beaucoup d'autres, notamment la réversion, l'accélération, l'ellipse, le panoramique, la répétition, la dilution), ce travail sur la décélération et la suspension du temps a pris une forme décisive dans l'installation The Passage pour atteindre son apogée dans une série d'œuvres récentes trouvant leur modèle d'inspiration formelle dans la peinture renaissante.

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The Passage, installation,  26’, 1987. Photos Kira Perov

The Passage (1987) est construit autour d'un étroit corridor menant à une petite salle où est projeté, au ralenti et sur toute la surface du mur, un film représentant l'anniversaire d'un enfant. D'une durée initiale de 26 minutes, la vidéo ici ralentie seize fois, dure désormais plus de 6 h 30. Le spectateur, qui n'aperçoit qu'un fragment de l'image à l'autre bout du corridor, est invité à le franchir pour se retrouver plongé dans un espace d'image, exigu, dans une proximité inconfortable qui l'empêche de saisir la projection dans sa globalité. Cet espace de suspension, ménagé dans l'épaisseur de l'image induit, comme souvent chez Viola, un sentiment méditatif et un questionnement sur notre rapport au temps et à l'espace guidé ici par l'idée d'un triple passage physique (le corridor), temporel (passage du temps dilaté par le ralenti) et symbolique (l'anniversaire comme passage d'un stade à un autre). Le ralenti a alors une fonction évidente, celle de rendre sensibles et visibles ces passages que le temps réel rend imperceptibles alors qu'ils constituent, dans leur fugacité même, l'ossature de notre rapport au monde et le fondement de notre mécanique émotionnelle.


 

3 Bellour  Raymond,  « La sculpture du temps. Entretien avec Bill Viola », in Cahiers du Cinéma, n°379, Janvier 1986, pp. 35-42.
4 Françoise, Vidéo: un art contemporain, Éd. du Regard, 2001, p.
5 Thierry De Duve, « L'art minimal, un plaidoyer pour un nouveau théâtre », Alternatives Théâtrales, 1981, no. n° 6 et 7, pp. 40-63.

 

 

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