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Ernest de Bavière

17 novembre 2011
Ernest de Bavière

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S'atteler aujourd'hui à la biographie historique n'est pas tâche facile. Longtemps, trop longtemps, l'histoire ne fut que récits d'événements glorieux et portraits de grands hommes. Une histoire de piédestaux, de trônes et de couronnes. Une histoire de monuments, de lauriers... et d'idoles. L'École des Annales réagit vivement à ces coups de projecteurs inondant de lumière quelques rares figures insignes et reléguant dans l'ombre les innombrables acteurs de l'histoire. Aussi l'histoire biographique, critiquée voire ostracisée, s'est-elle faite discrète. Pourtant, il est parfois encore nécessaire de hisser sous les feux de la rampe des « grands hommes » comme le fait aujourd'hui le Musée Curtius en organisant l'importante exposition qu'elle consacre à Ernest de Bavière à l'occasion du 400e anniversaire de sa mort.

Célébrer un anniversaire comme celui d'Ernest de Bavière, en effet, ce n'est pas seulement faire œuvre de commémoration et encore moins dépoussiérer de vieilles gloires, c'est aussi – et surtout – passer par le prisme d'un prince aux multiples facettes pour traverser l'épaisseur d'une époque de transition. Le parcours politique, culturel, économique et scientifique d'Ernest de Bavière nous offre des clés pour comprendre comment, sous l'égide de ce prince, la principauté de Liège a quitté la Renaissance pour entrer dans le 17e siècle.

Le 30 janvier 1581, le Chapitre cathédral de Liège élit un nouvel évêque : Ernest de Wittelsbach, le plus jeune frère du très catholique duc de Bavière Guillaume V. Autour du diocèse, les tensions sont à leur comble : dans les Pays-Bas voisins, le condottiere Alexandre Farnese tente de reconquérir, au nom du roi d'Espagne, les villes et provinces rebelles gagnées par le calvinisme. Du côté français, si une énième paix a été signée deux mois plus tôt entre les belligérants, les guerres de religion qui secouent le royaume depuis vingt ans ont considérablement affaibli l'autorité monarchique. Le frère du roi Henri III vient par ailleurs d'accepter la proposition que lui ont faite les rebelles des Pays-Bas : celle d'être leur nouveau souverain en lieu et place de Philippe II. La principauté de Liège, qui coupe en deux les Pays-Bas espagnols, tente vaille que vaille de défendre une position de neutralité, peu aisée à tenir. Dans ce contexte extrêmement tendu, le Chapitre cathédral liégeois, influencé par un jeu diplomatique serré, installe donc à la tête de la principauté un Bavarois, membre d'une des familles européennes les plus puissantes du moment et farouche championne d'un catholicisme flamboyant. Il sera le premier de la longue lignée de Wittelsbach qui, d'oncles en neveux, domineront la principauté jusqu'en 1723, presque sans interruption.

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Ernest est né à Munich en 1554, dernier enfant du duc Albert de Bavière et d'Anne d'Autriche, fille de l'empereur Ferdinand et nièce de Charles Quint. Élevé à la très catholique cour de Bavière de ses parents et pupille des jésuites, il devient évêque de Freising à l'âge de 11 ans. Il montera sept ans plus tard sur le siège épiscopal de Hildesheim. À ces deux évêchés, Ernest ajoutera ceux de Liège et de Munster ainsi que l'archevêché de Cologne qui lui offre la prestigieuse charge de Grand Électeur. Ernest, toutefois, n'est pas pour autant confit de dévotion. Joueur, séducteur, noceur, il ne se prive pas de goûter aux plaisirs galants et aux joies mondaines. Il ressemble bien peu à la nouvelle figure d'évêque que les prélats catholiques, réunis à Trente (1545-1563), ont tenté de forger : plus prince qu'homme d'église, habile négociateur plutôt que scrupuleux responsable des âmes, préférant les attraits des femmes aux reliques des saints, Ernest est un atout politique plus que spirituel pour une principauté qui en a bien besoin comme pour la famille de Bavière qui entend, par l'intermédiaire de son rejeton, maîtriser des postes-clés de l'espace rhéno-mosan.


Puisqu'il cumule les charges et les bénéfices dans l'Empire, ce prince renaissant, cet évêque par stratégie familiale et non par vocation, cet ami des humanistes, ce grand savant, séjourne peu à Liège. Sous son règne, néanmoins, la principauté de Liège connaît de notables évolutions. Ernest fait ainsi souffler un vent de démocratie sur la cité de Liège en offrant aux métiers plus de poids dans l'élection des autorités communales. Il donne le droit de vote – qu'il rend obligatoire – à tous les bourgeois majeurs de la cité et met en place des mesures destinées à lutter contre la corruption. Le pouvoir communal, jusque là monopolisé par quelques grandes familles liégeoises, s'ouvre alors à des familles nouvelles qui prennent place sur la scène politique locale. Sur un plan international, Ernest tente de défendre la neutralité de la principauté qui se refuse à nouer une quelconque alliance avec ses voisins en guerre. Toutefois, le couloir que forme la principauté entre la France et les Provinces-Unies à travers les Pays-Bas est convoité par les belligérants : la principauté ne peut refuser le libre passage de leurs troupes et ouvre ses frontières rendant dès lors sa neutralité toute « perméable ». Elle en subit lourdement les conséquences lors de la prise de Huy en 1595 par les Hollandais et ne put récupérer la ville qu'en faisant appel au soutien de l'Espagne.

En défendant son statut de neutralité dite perméable, la principauté s'offre toutefois la possibilité de commercer avec tous les belligérants et profite des conflits pour développer une importante industrie métallurgique qu'Ernest soutient activement. Par l'édit dit de Conquête de 1582, il relance l'exploitation de la houille en autorisant quiconque sera capable d'assécher les nombreux gisements houillers submergés de les exploiter à son propre profit. Les entrepreneurs se lancent alors à la conquête des areines, ces canaux permettant l'évacuation des eaux des galeries sous-terraines, et perfectionnent les machines d'exhaure. Jean Curtius est sollicité par Ernest de Bavière pour participer à son tour aux initiatives d'assèchement. L'industriel liégeois a fait fortune comme fabricant et marchand de poudre à canon, obtenant le monopole de la collecte de salpêtre et fournissant en armements l'active armée espagnole. L'exploitation houillère vient s'ajouter aux activités économiques qui ont fait sa fortune, consolidant ainsi et son patrimoine, et son nouveau statut social, tous deux remarquablement affichés par la coûteuse érection d'un somptueux hôtel particulier en bord de Meuse.

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Ernest est par ailleurs doté d'une intelligence exceptionnelle qui profite à la principauté. À Liège, il maintient dans leurs responsabilités des humanistes de haut vol comme Dominique Lampson, son secrétaire, Jean Polit, son historiographe, ou Laevinius Torrentius, qui assure la responsabilité spirituelle du diocèse quand il n'est pas là. Mais c'est aux sciences que va la préférence d'un prince en contact avec Johann Kepler et Galilée. À Liège, Ernest patronne les travaux des astronomes Gérard Stempel et Adriaan Zelst qui, grâce à lui, publient dans la cité un traité sur la fabrication et l'usage des astrolabes. Le prince collectionne d'ailleurs les instruments scientifiques. Le grand mathématicien flamand, Adriaan van Roomen, célèbre ses connaissances arithmétiques. Ernest se passionne aussi pour la médecine et l'alchimie, accueillant à sa cour les disciples de Paracelse dont il finance l'édition des œuvres complètes au départ d'une collection de manuscrits appartenant aux comtes palatins Ottheinrich de Neuburg an der Donau mais qu'il ne daigna jamais lui rendre. Il fait en outre analyser les eaux de Spa dont on exporte déjà les bienfaits bien au-delà des frontières de la principauté. Son intérêt pour le soin des corps, sinon des âmes, est enfin manifeste dans le soutien qu'il apporte à l'hôpital de la Miséricorde, prise en charge par la confrérie charitable du même nom, où des sœurs régulières de Saint-Augustin apportent aux pauvres Liégeois malades les soins nécessaires. L'hôpital sera bientôt appelé ... l'hôpital de Bavière.

On l'a dit, Ernest est prince avant d'être évêque. Ne correspondant que fort peu à la définition épiscopale élaborée à Trente, il incarne avant tout l'idéal Wittelsbach, mettant ses privilèges d'évêque au service de la politique de conquête que mène la dynastie de Bavière. Il n'en joue pas moins un rôle actif dans la consolidation du catholicisme allemand. Certes, le cumul de charges le rend incapable d'assurer ses fonctions de bon pasteur et il est fréquent que le pontife, ou les nonces qui le représentent à Cologne, doivent le rappeler à l'ordre. Il reste néanmoins activement soutenu par le Saint-Siège qui est convaincu qu'Ernest est un réel garant du renouveau catholique dans ces terres de frontières. À Liège, s'il refuse de se heurter de front à un clergé particulièrement réfractaire aux réformes tridentines, il réussit à ériger un séminaire de formation épiscopal qu'il installe dans l'hôpital de Saint-Mathieu-à-la-Chaîne, voisin de la cathédrale Saint-Lambert. Il inaugure en outre le Collège liégeois à Louvain où sera accueillie la crème des séminaristes pour étudier à l'Université. Grâce à lui également, les prêtres, mieux formés, disposent dorénavant d'un manuel de référence pour administrer exactement les sacrements. Sous son épiscopat, enfin, la Compagnie de Jésus s'installe confortablement dans la cité : après avoir pris possession du collège des Hiéronymites – à l'emplacement notre université – pour y dispenser les « humanités », elle accueille entre ses murs les enseignements théologiques du séminaire. Il est vrai que ces efforts ne permettent guère à la réforme tridentine de s'implanter solidement à Liège : les absences d'Ernest laissent l'autorité entre les mains du chapitre cathédral qui résiste âprement aux nouvelles formes disciplinaires et ecclésiologiques imaginées à Trente. Néanmoins, l'obstination des vicaires-généraux à qui Ernest confie la direction spirituelle du diocèse ainsi que ces premières mesures ouvrent la voie d'une lente, mais certaine, tridentinisation liégeoise...

Annick Delfosse
Novembre 2011


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Annick Delfosse est chargée de cours en histoire moderne et co-directrice du centre Transitions (Centre d'Études du Moyen Âge tardif et de la première Modernité).


 

Pistes bibliographiques
 
Bruno Demoulin, Histoire de la Principauté de Liège : de l'an mille à la Révolution, Toulouse, Éditions Privat, 2002 
Emilie Corswarem, De la ville à l'église: musique et musiciens à Liège sous Ernest et Ferdinand de Bavière (1581-1650), Liège, Université de Liège [ULg], Faculté de Philosophie et Lettres, thèse de doctorat inédite, 2008.
Robert Halleux et Geneviève Xhayet (dir.), Ernest de Bavière. L'automne flamboyant de la Renaissance entre Meuse et Rhin, Turnhout, Brepols, 2011.
Jean Lejeune, La Principauté de Liège, 4e éd., Alleur, Éditions du Perron, 1996 
Eugène Polain, La vie à Liège sous Ernest de Bavière (1581-1612), 2 t., Tongres, G. Michiels-Broeders, 1938.
Geneviève Xhayet, "L'hôpital de Bavière sous l'Ancien Régime", in Culture. Le magasine culturel de l'Université de Liège, février 2010 <http://culture.ulg.ac.be/jcms/prod_195239/l-hopital-de-baviere-sous-l-ancien-regime>.
Sébastien Zanussi, La politique intérieure liégeoise sous Ernest de Bavière (1581-1612), Liège, Université de Liège [ULg], Faculté de Philosophie et Lettres, 2004.


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