Même mort. Le deuil, fraternellement.
Friedrich

Laurent Demoulin, Prix Marcel Thiry 2009 pour son recueil Trop Tard, vient de faire paraître un livre bouleversant qui trouve son origine dans la mort de la mère et celle du père, ou plutôt dans trois moments liés à ces disparitions survenues à quelques semaines  d'intervalle.

« Même mort ». On s'interroge sur ce titre – en tout cas sur le sens de « même » et sur sa fonction. Adverbe ? Déterminant ? Est-ce le début d'une phrase interrompue ?  Comme on dirait « même mort, je t'aimerai ou  te parlerai » ?  Même, ici, désigne-t-il l'identique, le semblable, malgré la différence des mots essayant de nommer ces morts, qui se confondent dans la douleur vécue, remémorée ?

Mais à peine a-t-on ouvert le  recueil qu'on est frappé par une autre paronomase, qui fait écho à la première : « maman mère ».  Et l'on se prend à penser qu'au-delà du sens, ces bilabiales se rapportent à une forme de rumination, à  ce processus élémentaire (alimentaire, aussi bien) où la bouche ouvre un passage entre soi et le monde, à l'origine même de la parole. Et sans doute la formule  –  « même mort » – renvoie-t-elle tout à la fois à l'identité, sa perte, la phrase interrompue, et le mouvement de l'écriture qui tente de faire revivre, vainement, éperdument, vaillamment, le moment révolu. C'est le propre de la poésie que d'établir les conditions d'une polysémie cohérente.

Dans sa postface, Gérald Purnelle explique le principe de composition qui se répète dans les trois parties du recueil. Un souvenir précis donne lieu à un texte en vers libre, dont la matière est reprise dans une série de poèmes à forme fixe (ballade, pantoum, sonnet...), avant de déboucher sur un  récit en prose.

Et l'auteur lui-même s'interroge sur son art poétique :

« Est-il possible d'écrire ce texte impossible ? D'en faire des poèmes ou de la prose, une série de textes poétiques obsédants, des vers libres, des sonnets, un pantoum ou que sais-je encore ? Les sentiments – et surtout les bons sentiment – ne sont-ils pas prescrits ? »

Un tel exercice pourrait rapidement tourner au formalisme, et l'entreprise dès lors serait de peu d'intérêt. Mais si exercice il y a, il faut l'entendre au sens d'un entraînement de l'esprit et du cœur, la pratique régulée d'une ascèse,  un exercice spirituel.

Le travail,  dans un premier temps,  consiste à opérer une forme de décantation qui permettra de ne retenir que les éléments susceptibles de s'intégrer dans les diverses formes fixes. Eléments techniques (rimes qui doivent s'agencer de telle façon, nombre de syllabes déterminé, etc.) mais surtout sémantiques : il faut que les fragments choisis aient assez de force évocatrice pour faire renaître le souvenir tout entier.

(On pourrait en dire autant du très beau dessin d'Antoine Demoulin, frère du poète, qui figure en frontispice du recueil : une main d'homme décharnée dont ne sont visibles que quatre doigts et qui, à elle seule, rappelle quelques-uns des principaux thèmes du recueil.)

La première partie du recueil illustre bien l'exigence de la démarche, puisqu'il s'agit, paradoxalement, d'exprimer la teneur d'un  silence – silence qui a réuni, aux côtés de la mère sur son lit d'agonie, ses quatre enfants lui tenant les mains.            

L'auteur explique ainsi son intention :

« Me sera-t-il permis de traduire en mots la force de ces quelques minutes silencieuses ? Sa force déroutante et splendide, aussi banale qu'extraordinaire, extraordinairement banale, banalement extraordinaire ? Ne rien omettre du caractère commun de cette expérience – l'hôpital, sa lumière âcre et son odeur, la mère moribonde, la mère aimante, les enfants devenus adultes – et en même temps témoigner de l'aspect ineffable qu'il a revêtu pour nous. »

Demoulin

Ce moment est évoqué dans six textes successifs comme, à la télévision, on reverrait la même séquence sous six angles différents, et chaque fois de nouveaux détails apparaissent. La répétition, en soi, a de puissants effets. En obligeant le lecteur à revenir en boucle sur la même situation, elle fige le temps pour amplifier la portée émotionnelle de la scène évoquée. En outre, par le ressassement des mêmes signifiants, elle ajoute à la musicalité propre aux poèmes la force incantatoire d'une litanie. La série devient elle-même une unité. Il faut dès lors envisager un second niveau de lecture, qui fait dialoguer entre elles les différentes composantes de ce texte global.

On mesure la richesse symbolique du procédé en examinant les métaphores successives par lesquelles la fratrie est  désignée d'un texte  à  l'autre. Individuellement, chacune d'elles procède d'une rhétorique assez classique. Par les correspondances qu'elles instaurent en formant un réseau, elles esquissent toutes ensemble une cosmologie, où les êtres s'inscrivent dans un ordre global.

Ainsi, on trouve dans le premier poème, en vers libres :

« Nous le feu qui s'éparpille
Nous la glace qui fend la pierre
Nous l'automne nous le printemps
En raison de nos différences
Par toi égalitairement aimés
Nous devenions le végétal unique,
Formé du roseau et du murier
De l'églantine et de la pâquerette
 »

Dans le texte suivant, une autre image végétale exprime le  rapport des individus à une entité plus vaste, qui les relie :

« et que nous soyons fleur
fruit feuille racine liés
à un grand chêne unique »

Les deux ballades qui se succèdent se réfèrent l'une à la flore... :

« Et qui que nous soyons, fruit vert, fruit déjà mûr,
Erable, aster, lilas, chêne ouvrant sa ramure,
Nous devenions la flore unique et éphémère »

... l'autre à la faune ;

« Et que nous soyons paon, faucon, singe ou lémure
Daim, faon, biche ou cerf à la belle empaumure,
Nous devenons la faune unique et éphémère »

Enfin, le texte en prose qui termine la série revient à cet élément premier de distinction entre les enfants au sein de la famille, leurs prénoms :

«  On eût dit que les lettres de nos prénoms « Valentine », « Antoine », « Charlotte », « Laurent », structurellement façonnés pour opposer des graphèmes, se mariaient soudain et formaient un prénom unique – celui de ton enfant infini. »

Liens de la nature et liens du langage. C'est par ces deux modes que l'homme se rattache à l‘ordre cosmique.

Comme en passant, l'auteur s'abandonne au gré des textes à des rêveries sur l'organisation de l'univers, réflexions  brèves mais d'une grande densité. La vision du monde qui s'en dégage en filigrane est empreinte de pensée scientifique. En témoignent de façon éloquente deux comparaisons qui figurent dans la troisième partie du recueil.  Le père est transformé en corps machine, en corps du 21e siècle, par l'appareillage complexe qui le maintient en vie, mais il n'est plus capable d'accomplir ce qu'avaient réussi « le  premier périophtalme sortant de l'océan » (respirer sans aide)  ou « le premier australopithèque sortant de la forêt » (se relever). Par l'espèce de récapitulation phylogénétique que permettent ces comparaisons, la mort imminente est rapportée aux origines du vivant, aux phases successives de l'évolution.

Et quand il s'agit de décrire l'irrémédiable dégradation physique du père, ravagé à la fois par la maladie et par la mort de sa femme, c'est encore une image cosmique qui surgit,  celle d'un « astre désaxé » :

« Et aurait-ce été toi cet homme qui se serait réveillé dans une autre chambre avec pour mission d'affronter à nouveau, sans arme et sans armure, seul comme un astre désaxé, un désastre intérieur ? »

 

Mais l'écriture n'est-elle pas elle aussi reprise,  récapitulation, retravail de l'histoire littéraire ?  À la fois par l'utilisation de formes consacrées par d'autres, mais aussi par la citation explicite ou non de certains auteurs et textes de référence : Dante et sa forêt obscure, Baudelaire et Les fleurs du mal, Rimbaud  qui fit asseoir « la Beauté sur (s)es genoux », d'autres encore, références délibérées ou simples réminiscences.

L'obsession de l'écriture, qui amène le poète à travailler la langue jusque dans les pires moments, peut être vécue comme une forme d'aliénation, qui vous tient à distance de cela même que vous vivez le plus intensément, comme l'écrit Laurent Demoulin dans un passage de la deuxième partie : 

« je courais sans effort dans un sentier en légère pente, et j'écrivais le poème de ma course, extérieur à moi-même, étranger à mon corps, exilé de l'intérieur, mercenaire de la xéniteia »

Le mot grec xéniteia renvoie à l'exil. Chez les moines coptes d'Égypte, il désigne le fait de se sentir dans le monde comme un étranger de passage, mais aussi une démarche d'exil volontaire, d'expatriation, étape ascétique nécessaire à la sanctification.

Chez Demoulin c'est par l'écriture que l'ascèse s'accomplit.  Dans le travail sur soi  que permettent les outils rhétoriques offerts par la littérature, l'écrivain trouve une forme de salut et de consolation. Une expérience qu'il nous invite à partager, fraternellement.

 

Carmelo Virone
Toussaint 2011

 

crayongris2Carmelo Virone est écrivain et critique littéraire


 

Laurent Demoulin, Même mort , Liège, Le Fram, 2011. Frontispice d'Antoine Demoulin. Postface de Gérald Purnelle.