Cendre qui se fait souffle : le deuil et la poésie
Monet

Paul-Jean Toulet a pu écrire qu'en France l'amour et la mort ne s'associaient en poésie que pour des raisons de consonance. Il n'en demeure pas moins que les deux thèmes, depuis l'Antiquité, sont au fondement du lyrisme occidental, et que le deuil, le décès d'un être cher ou proche, est une expérience intime qui les fusionne, entre affectif et métaphysique. Car si le caractère mortel de tout humain inspire aux poètes des réflexions d'ordre existentiel et personnel devant l'abîme de leur propre finitude, voir mourir ceux qu'on aime provoque au cœur même de la vie l'épreuve de la perte.

Il fut de tous temps des poètes qui usèrent du poème pour exprimer, exhausser, peut-être même exhiber leur deuil – songeons à Victor Hugo après la mort de Léopoldine –, et d'autres pour tenter de les consoler par des arguments philosophiques ou religieux  – Malherbe consolant Du Périer. Épitaphes, thrènes, élégies, éloges funèbres, tombeaux, lettres au défunt : maintes formes servent à dire ce deuil. Ces poèmes lancent dans la cité un discours qui certes, par un effet de généralisation, peut amener chacun à méditer sur la condition humaine, mais ils sont aussi, la plupart du temps, le cri, le pleur, la confidence – le témoignage – d'un individu sur la mort de l'autre et sur sa propre douleur.

Claude Monet, Camille sur son lit de mort
huile sur toile, 1879

Ainsi, les poèmes amoureux que Lesbie inspire à Catulle sont sans doute le fruit d'une expérience personnelle, mais ce sont tout autant et même davantage les pièces d'un roman amoureux, un exercice de virtuosité et de réalisme, dans lequel le nommé Catulle n'est qu'un personnage, le locuteur. En revanche, dans les deux poèmes où il pleure la mort de son frère et rapporte s'être recueilli sur sa tombe, il n'est plus possible de supposer une fiction. La mort, qui met l'homme face à sa condition, place aussi le poète devant sa douleur. Et face à un choix : user de son art, la poésie, pour la dire.

Cet usage du poème a pu traverser l'histoire jusqu'à notre siècle même. Un exemple remarquable au milieu du siècle : les deux recueils d'Éluard après la mort de Nusch, Le Dur Désir de durer et Le temps déborde, 1946-1947 (repris dans Derniers poèmes). Mais qu'en est-il de nos jours, après plusieurs décennies où le lyrisme et les thématiques traditionnelles ont été mis en doute ou en critique ? où l'expérience du poète, lorsqu'il choisit de la mettre en poèmes, relève davantage du quotidien ?

À en juger par ce que l'édition française a proposé ces trois dernières années, le thème du deuil paraît être toujours, ou à nouveau, légitime en poésie. Hors tout sentimentalisme, mais sans s'abstraire du monde des hommes, des poètes contemporains, ancrés dans la poésie de leur temps, coulent leur deuil dans une parole poétique, en élisant chacun une ou plusieurs facettes de ce deuil, un mode de contact et de dialogue avec le disparu et l'événement de sa mort. Voici deux poètes étrangers, trois français et deux belges.

Dimoula
chambaz

Chez Kiki Dimoula, c'est entre autres la contemplation répétée des photographies de son mari décédé qui traverse les poèmes de Je te salue Jamais. Jean-Luc Sarré, dans la première partie d'Autoportrait au père absent, imagine une errance à deux à travers rues et souvenirs, son père absent se prêtant à l'écoute passive, à ses côtés, du monologue du fils, en double portrait. Guy Goffette évoque dans une brève plaquette (Tombeau du Capricorne) le poète Paul de Roux, avec pour prétexte à la remémoration les réunions d'un groupe d'amis. Chez Serge Meurant (Célébration) et Laurent Demoulin (Même mort) ce sont les séjours hospitaliers et les moments de l'agonie des parents qui cristallisent la parole face à la mort. Même thème chez l'Italien Milo De Angelis (Thème de l'adieu), mêlés aux souvenirs d'une vie commune avec sa femme.

Quant à Bernard Chambaz, il s'est attaché dès 1999 au « pari d'écrire au fil d'une décennie un poème en dix chants, un par an, qui [...] répondrait au drame [de] la perte d'un fils adolescent ». Intitulé Été et Été II, ce vaste ensemble de 1001 séquences alterne souvenirs, notations, évocation de voyages partagés et parcours de la poésie internationale.

Page : 1 2 3 4 suivante