Désirer les figures
christine500

Comme chacun sait, Jacques Dubois fit jadis partie du fameux Groupe µ, auquel on doit entre autres une Rhétorique générale qui, en 1970, proposait une nouvelle théorie des figures dites « de style ». À la lecture de ses Figures du désir, on peut se dire que l'auteur ne s'est pas éloigné tant que ça du projet rhétoricien, voire que ce dernier opus lui donne un prolongement qui en radicalise les propositions – si c'est encore possible.

À suivre Jacques Dubois, on se convainc en effet que la critique littéraire gagne à être elle-même figurale, c'est-à-dire à pratiquer cet art de l'écart par rapport aux attentes de lecture. Car que fait le critique ici sinon malmener le rapport de places institué entre un lecteur et un texte, entre un auteur et un personnage, pour se désirer lui-même tout à la fois auteur, lecteur, personnage, voire carrément texte ? Au fil des neuf figures du désir qu'il égrène, Dubois se coule dans le flux du romanesque, fait mine de l'objectiver, puis soudain s'exclame, s'interroge, s'étonne – les « ? » et « ! » signalent chez Dubois l'enclenchement du régime désirant, et donc figural, de la critique –, pour finalement décider le plus souvent de reprendre ce flux romanesque à son compte.

« Suppression/adjonction » disait le Groupe µ, « inversion » répond Dubois, qui fait de ce motif la clé de voûte de sa critique figurale : le personnage secondaire devient capital, l'hypothèse de lecture devient fait textuel, le masculin se féminise et le fantasme du lecteur prend le pas sur l'intention de l'auteur, cette éternelle chimère de la critique littéraire qui trouve ici son chant du cygne. Derrière toutes ces figures de l'inversion, le critique apparaît souvent sous le masque d'un justicier littéraire : « tel » personnage « mérite mieux », nous dit-il, et voilà son potentiel romanesque libéré des chaînes de ses déterminismes narratifs. On comprend dès lors quel goût de la dépense interprétative il faut avoir : un bon critique figural est aussi un flambeur, qui entre L'œuvre ouverte et Les Limites de l'interprétation, choisit les limites, mais pour mieux pratiquer l'ouverture.

Outre la justice et la flambe, il y aurait d'autres figures à détailler dans la rhétorique de Dubois, qui procèdent toutes d'inversion : dépucelage, castration, suppléance, audace, entre autres. Ces figures convergent au bout du compte vers ce point d'inversion ultime, qui semble contenir toute la vérité intime que Jacques Dubois, après Marcel Proust dans ses romans, nous donne à lire dans son essai : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. »

François Provenzano
Octobre 2011

crayongris2

François Provenzano enseigne les sciences du langage et la rhétorique à l'ULg. Ses principales recherches portent sur la rhétorique du discours social