Portrait de l'artiste en séducteur. Pour Jacques
valerie500

À mi-chemin de Lectures du désir de Raymond Jean et de Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes, le livre de Jacques Dubois ne manque pas de renvoyer aux mutations majeures d'une société qui vit, sans doute, la fin des idéologies et le repli sur le privé. N'apparaît plus guère ici le « démon de la théorie », si cher à Compagnon et qui tenta J. D., pas plus qu'une écriture de la confidence revendiquée par Barthes, où « les bouffées de langage de l'amoureux » sont appelées « bris de discours » ou « figures ». Dans ce texte profond, J. D. s'installe plutôt dans une position inconfortable et précaire, dans un dispositif doublement en marge, car s'il ne choisit pas une forme étroitement théorique (ou théorisée – mais il dira cependant que « la violence amoureuse des personnages choisis s'indexe, pour lui, sur le sexuel et le social »), il ne cède pas vraiment non plus à ce qui serait une écriture de soi. Pourtant son essai participe néanmoins de tout cela ensemble. On s'en souvient, Pour Albertine avait déjà marqué ce tournant, sans pour autant faire renier à son auteur ses options politiques et esthétiques. Un pas de plus ici, puisque le texte, fait de choix hasardeux et sentimentaux, se construit dans des rapprochements que J. D. s'autorise en raison de sa seule sensibilité et de son goût très vif pour certaines héroïnes de fiction, ces « personnages dont est épris le lecteur que je suis », dira-t-il. Dubois joue, à l'évidence, sur la polysémie du terme « figure » (de rhétorique, de style, de patinage), qui désignerait ici (avec le clin d'œil à Genette) le visage ou le personnage marquant. Ce livre éblouissant et émouvant recourt le plus souvent au méta-langage, mais la rêverie fictionne beaucoup aussi (c'est « la lecture active », ici prônée) à propos du somptueux cortège féminin qui s'agite dans ces pages. C'est dire que ce montage de figures aimées et hétérogènes déchire, réactive et désoriente, tout à la fois, les habituelles pratiques en sociologie de la littérature.

Composant une société miniature d'élection, Albertine, Marie, Séverine, Anna et les autres deviennent féminités offertes à la dévoration du regard, auréolées par le fantasme, circulant dans l'espace du déploiement auratique, hantant les visions et les imaginations du critique « qui les a tant aimées ». Tous ces visages célébrés, exaltés, ces corps transpercés pour un moment – comme papillons – par l'invisible épingle de la fascination désirante, renvoient, dans des bifurcations interprétatives très libres, à la profusion de la vie et à la mortelle merveille de leur présence (la citation de Bataille, en épigraphe, parle « de nous maintenir en vie dans le désir, au lieu de mourir [...] »). Charpenté autour de neuf séquences et de huit femmes (J. D. a-t-il aimé le film de François Ozon ?), cet essai propose des variations sur la dimension proprement désirante de l'intensité de lecture, et ces personnages, dans leur incandescence altière, acquièrent une image si définitive que la brûlure passionnelle qu'elles ont induite pour leur exégète, gagne, par contagion, le lecteur que nous sommes, qui en est consumé.

L'insistance de leur accumulation vise, sans nul doute, à aider à l'éternel retour possible du désir, à ce que Char nommait « le désir demeuré désir », au rebours des choses de la vie. Ces hantises, ce petit panthéon adorable, ces fantômes de papier, J. D. leur donne lumineusement chair. En retour, l'empire poétique que ces créatures ont sur lui l'autorise à ce voyage imaginaire qui prolonge les enchantements des premières lectures, et leur nombre n'est pas étranger à l'affaire. Sans doute sont-elles toutes singulières, mais elles sont réunies ici comme innombrables, multiples, s'additionnant, comme dans le catalogue de Leporello chez da Ponte : « Ma in Ispagna son già mille e tre ». Témoins d'un nomadisme amoureux et critique (cf. le Dom Juan de Molière : « [...] tout le plaisir de l'amour est dans le changement »), ces héroïnes constituent, chacune, l'étape éphémère d'un plaisir de lecture pour l'inconstant, le collectionneur, le « séducteur en série » qu'est le critique J. D.

Selon Blanchot, Don Juan « ne désire pas jouir, mais jouer ». Il est vrai, et l'auto-ironie du Dubois est, çà et là, souvent perceptible. Qui plus est, le critique veut, contrairement à Don Juan, conserver toutes « ses » femmes, sans les jeter les unes après les autres, semblable alors, dans la propriété de cet extravagant harem dont il disposerait, à quelque sultan ou, en plus drôle, à un Barbe-Bleue des Lettres.

Cet impressionnant essai qui érotise femmes et lecture, manifeste alors, au-delà de sa novation d'approche, qu'il n'est pas de vérité de recherche qui ne soit, comme l'affirme Bachelard, pétrie d'imaginaire. Mettant en jeu les plus révélatrices de ses pulsions de lecture et d'écriture, dans la fragilité sensuelle d'un dire comme émerveillé, associé à l'élégance d'un style universitaire décalé, J. D. n'écrit-il pas pour se raconter aussi, pour s'apparaître enfin ? Le libertinage amoureux et critique, amoureusement osé parce qu'intellectualisé seulement (la « libido sciendi » dont parlait Foucault), révèlerait, peut-être, dans cette ode au bonheur d'être séduit par ses lectures, que l'arroseur est arrosé, le séducteur pris au piège de ses ruses.

Danielle Bajomée
Octobre 2011

crayongris2

Danielle Bajomée a enseigné la littérature française des 19e et 20e siècles à l'Université de Liège, où elle préside le Centre d'études Simenon.