Oser aimer et le dire
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Qu'une telle position soit possible en critique, tout nous invite à le croire dans le dernier livre de Jacques Dubois, Figures du désir, bravement sous-titré Pour une critique amoureuse. On connaissait déjà celui qui a marqué tant de générations d'étudiants, le professeur, un maître pour la plupart, dont les disciples poursuivent aujourd'hui l'un ou l'autre de ses enseignements, l'un des membres fondateurs de la fabuleuse constellation du Groupe µ, le théoricien de la littérature, le spécialiste du roman policier, l'éditeur de Simenon en Pléiade. Ou encore le critique original qui dans des ouvrages importants a donné une vision décalée des romanciers, réalistes, décadents, sociologues. Surtout de Proust, avec l'épiphanie d'une Albertine enfin rendue à la féminité, ou de Stendhal, engagé en politique presque sans le savoir.

En revanche, on connaît peu ou pas du tout l'homme en amour, tel qu'il ose se présenter ici. Parce qu'il est discret et qu'il ne s'était encore qu'à peine avancé dans les ouvrages précédents. Quelles sont ces figures du désir, de son désir, qu'il évoque, invoque même, dans son dernier essai critique ? Sont-elles seulement des personnages de roman, ces « personnes », pour tout dire, car il les crédite d'une vraie vie, ou leur attribue un rôle, une réelle intervention dans sa vie à lui ? Ce sont des femmes, à une exception près, auxquelles il consacre tour à tour un chapitre des neuf qui composent le volume, chacun comportant un raccourci d'essai sur le(s) roman(s) entier(s) où la figure en question est centrale : plusieurs volumes de La Recherche pour Albertine, la trilogie récente de Jean-Philippe Toussaint pour Marie, La Bête humaine pour Séverine, etc. Introduction plus savante certes, mais nécessaire pour la mise en perspective du vrai propos. On comprend assez vite que l'auteur tient ensuite à orienter sa lecture de manière décisive en sélectionnant un seul point de vue auquel il se tiendra, l'effet-personnage, si on veut, l'amour qu'il inspire, en tout cas. Cet effet est dédoublé, en quelque sorte, car il y a toujours en face de la figure désirée, Albertine, Valérie, Marie, Anna et les autres, au moins un personnage masculin désirant (parfois féminin, si l'on pense à Bette), passeur, porteur du désir du lecteur. Ce lecteur, en l'occurrence, Jacques Dubois qui de cette irrésistible attirance décrit joyeusement les moindres signes, s'identifie aux désirants, s'introduit littéralement dans la lettre du roman qu'il étudie, au point d'en infléchir parfois le cours, d'en corriger ce qu'il estime être des erreurs ou des maladresses, voire de se substituer au romancier lui-même pour proposer une version améliorée, une conclusion de son choix. Oui, il ose toucher au texte, avec prudence, il est vrai, et en le signalant clairement. Mais il aime indiquer a posteriori ce qu'il aurait fallu faire. Faire, en effet, car on est alors davantage dans la vie et l'action que dans la littérature, avec cette façon de lire et de commenter.

Que veut le lecteur désirant selon Dubois ? S'il privilégie la lecture active, c'est par conviction et s'il ose la critique amoureuse, c'est qu'il aime. Attentif toutefois à la lettre du texte, il n'élude pas le déchiffrement minutieux, il considère celui-ci comme une invitation illimitée à en prolonger la vie. Dubois prend le parti de garder toujours le donné du texte même s'il laisse ensuite se déployer une autonomie et partant une vie seconde. Qu'en est-il ici ? Un retour sur Albertine, précisément, la première, la préférée. Mais d'autres héroïnes lui succèdent. Des héros masculins, proustiens eux aussi, pour clore le recueil comme on l'avait commencé. On peut s'interroger sur la nature du désir du lecteur, à leur propos. Bien qu'ils ne fassent que se succéder dans l'épisode visé, Charlus et Saint-Loup sont saisis dans un seul mouvement de lecture, réunis en un instantané voulu, tout à la fois psychologique, historique, politique, sociologique. Un moment d'exception, court, mais intense, lourd de révélation brutale, dont l'inévitable proximité de l'amour avec la mort inspire peut-être une autre réaction émotionnelle du critique, de même que l'évidence soudaine d'une vie amoureuse ou sexuelle clandestine tire tout son éclat d'un contexte dramatique.

Jacques Dubois analyse très précisément sa méthode critique dans l'introduction et dans « le mot de la fin » où pour conclure il revient sur le caractère intime de sa réception : deux textes à mettre en regard car ils résument en quelque sorte le parcours d'un philologue qui a dépouillé l'apparat académique pour dévoiler et revendiquer clairement le droit à l'impressionnisme et surtout à l'amour. Est-ce cet amour qui justifie que l'auteur intègre ainsi l'imaginaire, au point de le rendre familier ? Il nomme les personnages en entier, fait inhabituel dans le texte critique, qui trahit, grâce à ce semblant-vrai d'état civil, un surcroît d'attention. À la petite Simonet (Albertine), succèdent Marie de Montalte, Valérie Marneffe (fille d'un maréchal d'Empire Montcornet), Séverine Roubaud, Anna Kupfer, Augustine Grandet, Marie Noire... qui jouissent ainsi d'une fiche identitaire complète, en étrange relief sur fond romanesque plus flou. Seule Christine, personnage, n'est pas autrement nommée, ce qui est troublant et incite à doter ce non-dit, cette absence de patronyme, d'une « exubérance sémiotique », pour reprendre les mots du critique en d'autres circonstances. N'y a-t-il pas là en creux comme l'évidence d'un attrait, d'un désir du lecteur amoureux pour l'auteure elle-même, cette Christine Angot qui ose le je, et non pour son personnage que l'on dit fictif ? L'amateur de romans a décidément toutes les libertés et tant mieux s'il en use avec passion.

Jeannine Paque
Octobre 2011

 

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Jeannine Paque est collaboratrice scientifique à l’ULg. Ses travaux concernent principalement la littérature française de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècles, la littérature belge et la littérature contemporaine au féminin.