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Le cinéma d'Hazanavicius, du pastiche au muet

21 October 2011
Le cinéma d'Hazanavicius, du pastiche au muet

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Depuis la mi-octobre, un curieux film a pris place au sein de la programmation des Grignoux : The Artist, de Michel Hazanavicius. Curieux car le film a pris le parti, a priori insensé en 2011, d'être muet du début à la fin, tourné en format 1,33 et dans un noir et blanc affirmé. Véritable cri (si on peut dire) d'amour envers le cinéma muet, The Artist est surtout l'affirmation de la cinéphilie indiscutable de Michel Hazanavicius, pour qui faire du cinéma ne relève pas tant du détournement (La classe américaine) et du pastiche (les OSS 117) que de l'hommage. Retour sur un parcours marqué par l'histoire du cinéma elle-même.

Michel Hazanavicius est né à Paris en 1967. La précision peut sembler anodine, mais quand on parle du réalisateur de The Artist, elle prend toute son importance : c'est dans les années 80, soit pendant l'adolescence du cinéaste, que le postmodernisme se dessine petit à petit, aussi bien en architecture qu'en littérature, en philosophie et en arts plastiques. Au cinéma, le mouvement se traduit par une série de résurgences (le « néo-noir » par exemple qui, comme son nom l'indique, reprend les codes du film noir) mais aussi par un refus de la modernité au profit d'un retour au cinéma dit « classique » avec néanmoins une volonté claire de faire un film de divertissement avant tout (Star Wars de Georges Lucas en 1977, par exemple). Hazanavicius grandit donc dans l'effervescence d'une liberté inédite, où les modèles classiques sont déconstruits pour être reconstruits, non sans une certaine ironie. En 1988, alors qu'il est toujours étudiant, Hazanavicius s'essaie déjà dans le cadre d'un travail à faire du détournement publicitaire. « J'avais récupéré toutes les affiches de la campagne présidentielle et je les avais détournées. C'était très con. Je me souviens d'un slogan "Allez Chirac !" ; j'avais donc dessiné un autocollant "er" que je collais sur le "rac". Très drôle, comme vous pouvez le constater1. »

Cet humour potache va toutefois lui être utile puisqu'il débute la même année comme stagiaire chez Canal +. La chaîne est alors un véritable vivier d'humoristes cinglants et parfois trash comme les Nuls, avec qui Hazanavicius va collaborer en tant que scénariste. C'est en 1992 qu'il passe à la réalisation avec Derrick contre Superman, un remontage de séquences hétérogènes issues d'une dizaines de séries différentes et racontant l'histoire de l'inspecteur Derrick tentant de créer une nouvelle chaîne (la 5) malgré les coups bas de ses adversaires Superman et le N°6 (comprenez M6) du Prisonnier. La même année Hazanavicius réalise Ça détourne, qui mêle des séquences originales des animateurs de télévision Valérie Payet et Philippe Dana à des extraits redoublés de dessins animés avec Bugs Bunny et Daffy Duck ainsi que de films traditionnels. Deux courts métrages (respectivement 16 et 39 minutes) qui, sans être inoubliables, n'en sont pas pour autant dénués d'intérêt tant ils annoncent le travail à venir dans les films de Michel Hazanavicius, et en particulier la commande qu'il vient de recevoir concernant la Warner.

Le grand détournement de La classe américaine

En 1993, Hazanavicius et son acolyte Dominique Mézerette reçoivent un véritable cadeau du ciel : l'accès légal à un catalogue entier de films produits par la Warner, avec pour objectif de réaliser une sorte d'hommage au cinéma américain. Les deux réalisateurs ont carte blanche, et le produit final sera diffusé le soir de la Saint Sylvestre. Le résultat sera La classe américaine, également connu sous le titre Le grand détournement. Plus de 80 films se retrouvent ainsi découpés et rassemblés comme dans Derrick contre Superman et Ça détourne, si ce n'est que cette fois le résultat tient du long métrage (1h10 de film) et fait défiler un véritable casting de rêve (John Wayne, James Stewart, Henry Fonda, Paul Newman, Dustin Hoffman, Robert Redford, Dean Martin, Robert Mitchum, etc.). La surprise est de taille pour la Warner qui assume ses responsabilités, autorise une diffusion unique du film puis exige qu'il soit mis définitivement au placard. Par chance, quelques enregistrements ont été faits lors de sa diffusion, et l'avènement d'internet offre au film, ainsi qu'aux deux courts métrages d'Hazanavicius, une seconde vie et un statut de film culte très rapide.

Classe américaine 4 Classe américaine 1
Classe américaine

Au-delà de son irrévérence et du travail préalable et colossal de recherche dans le catalogue Warner, La classe américaine se distingue par son interrogation concernant le cinéma et par son importance dans la carrière d'Hazanavicius tant le film marque le passage du rigolo de Canal au véritable homme de cinéma qu'il est aujourd'hui. La classe américaine est une véritable réflexion sur le montage avant toute chose, car ce n'est que par ce procédé que le récit tient la route. Tout le film est constitué sur le principe du champ et du contrechamp mais également sur la notion de raccords. Tout dialogue provenant du personnage du champ provoque une réaction à la fois verbale mais aussi physique de celui du contrechamp (du hochement de tête au plus discret mouvement de sourcil). Il ne s'agit donc plus d'associer deux plans différents bon gré mal gré (comme c'était souvent le cas dans les courts métrages précédents) mais bien de créer une cohérence en terme d'action. Parallèlement, Hazanavicius emploie régulièrement le gros plan, qui a le mérite de laisser peu de place au décor en arrière-plan, ce qui permet une nouvelle cohérence mais de lieu cette fois, si approximative soit-elle parfois. Le premier glissement télévision-cinéma s'opère donc au niveau visuel : il ne s'agit plus de faire un collage un peu grossier de plans d'origines différentes mais bien de créer un film à part entière, où l'échelle des plans et les raccords doivent masquer les défauts d'homogénéisation d'espace.

Mais un autre élément, sous-estimé, entre lui aussi en ligne de compte : le son. Le détournement de film par la bande-son n'a rien de neuf : Woody Allen offrait déjà en 1966 un illustre exemple avec Lily la tigresse, où une série B japonaise se voyait remontée et doublée par Woody lui-même pour en faire une vaste blague, comme Derrick contre Superman et Ça détourne. La particularité de La classe américaine est d'avoir abandonné tout doublage approximatif pour viser le meilleur lipping2 possible, d'une part, et d'avoir surtout fait appel aux doubleurs officiels de l'époque pour reprendre leurs rôles. Ainsi, les dialogues de John Wayne sont-ils réellement récités par Raymond Loyer (qui doublait aussi Robert Mitchum, Henry Fonda et Burt Lancaster) tandis que Paul Newman était doublé par Marc Cassot. L'anecdote prête à sourire, mais elle est surtout révélatrice d'une profonde affection d'Hazanavicius et de Mézerette envers les films qu'ils détournent, presque d'une forme de nostalgie de pouvoir réentendre ces acteurs légendaires dans la langue française de leur enfance. Par ce simple travail sur la voix, les réalisateurs opèrent une transition de la blague potache vers un film qui, quoi que la Warner ait pu en penser, est un véritable hommage à toute une époque du cinéma américain. Le scénario appuie cette idée : il apparaît évident que la structure du film repose sur celle de Citizen Kane d'Orson Welles (une personnalité meurt en prononçant de mystérieuses paroles, une enquête journalistique en découle) mais l'intelligence des réalisateurs est d'incorporer, sous le ton de l'irrévérence évidemment, l'apparition d'Orson Welles lui-même accusant La classe américaine de n'être qu'un vulgaire plagiat. Cette scène, hors diégèse, est à percevoir comme les guillemets d'une citation, comme la reconnaissance d'une influence inévitable et assumée d'un cinéma d'autrefois. Sans doute, de ce point de vue, cette séquence annonce-t-elle la future carrière en solo de Michel Hazanavicius.


 

1 Cité par Éric Libiot, « Michel Hazanavicius: "Au départ, tout le monde était contre moi..." », http://www.lexpress.fr/culture/cinema/michel-hazanavicius-the-artist-interview_1039205.html, consulté le 16 octobre 2011
2 Le lipping désigne le doublage en langue étrangère en tentant de coller au plus près aux mouvements des lèvres de l'acteur original.

OSS 117 : du pastiche à la subversion

OSS 117 Caire 1

Après un premier « vrai » film en 1999, Mes amis, qui s'avérera être un échec commercial, Michel Hazanavicius revient au cinéma en 2005 avec OSS 117 : Le Caire, nid d'espions. La première série des OSS 117 date des années 60, et la majorité des films furent réalisés par André Hunebelle (plus connu pour la série des Fantômas avec Jean Marais et Louis de Funès). Les films d'Hazanavicius se situent d'emblée dans la continuité à la fois esthétique et humoristique de la série d'origine. Du moins est-ce là la première impression qui découle des films ; il faut pourtant creuser plus loin que cela pour découvrir les véritables intentions cinématographiques des deux volets des années 2000.

De toute évidence, OSS 117 : Le Caire, nid d'espions trouve son inspiration dans les films de Hunebelle mais aussi dans James Bond contre Dr No, dans ce mélange d'exotisme et d'action, cette figure de l'espion au sourire carnassier et à la virilité affirmée. Mais si Hazanavicius s'inspire allègrement du film de Terrence Young, ce n'est pas tant pour sa figure de héros séducteur que pour toute la connotation socioculturelle qu'elle évoque : dans les films de l'époque, le machisme est largement mis en avant, James Bond étant le mâle dominant, à l'intelligence supérieure et à l'efficacité redoutable, et les femmes étant souvent limitées aux rôles de potiches ou d'objets de fantasmes. Si OSS 117 est si pathétique, c'est non seulement par son ignorance et sa maladresse mais c'est surtout parce qu'il évoque cette figure de James Bond universellement assimilée comme décrite précédemment. Quand Hazanavicius fait appel à une figure populaire, c'est avant tout pour la désacraliser, à la manière d'un Philippe de Broca quand il réalise en 1973 Le Magnifique avec Jean-Paul Belmondo, nom souvent associé par ailleurs à Jean Dujardin pour décrire son jeu. L'autre grand nom auquel on peut rattacher le film est sans conteste celui d'Alfred Hitchcock, tant l'influence du cinéaste britannique se fait sentir à chaque plan : L'homme qui en savait trop, bien sûr, mais également La mort aux trousses ou encore Vertigo. Cela se ressent au niveau esthétique, mais Hazanavicius va plus loin encore dans la référence : tout au long de sa carrière, Hitchcock s'est évertué à dépeindre un monde totalement cinématographique, éloigné de toute forme de réalité. En recourant à l'esthétique hitchcockienne tant au niveau des couleurs, des effets spéciaux (générique à la Saul Bass, transparences3 et nuits américaines4 récurrentes) et de la technique (plans majoritairement fixes, les seuls mouvements autorisés étant des travellings, comme dans les années 50), Hazanavicius place OSS 117 dans la lignée des grands films hollywoodiens totalement factices et s'assumant comme tels ; à l'heure du tout numérique et d'une certaine tendance au réalisme dans le cinéma français, il s'agit là d'un véritable pied de nez de la part du cinéaste.

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OSS 117 : Le Caire, nid d'espions

OSS 117 : Rio ne répond plus reprend à quelques différences près les mêmes ingrédients que le premier film. Si les clins d'œil à Hitchcock sont toujours visibles (la scène finale dans la statue du Christ Rédempteur sur le mont Corcovado fait écho à la fois à Vertigo et La mort aux trousses), c'est à l'esprit contestataire des films des années 60 qu'Hazanavicius fait référence. Plus que jamais, OSS 117 devient un film politique, à l'instar de cette comparaison au détour d'une réplique assassine entre la dictature militaire brésilienne et la politique de Charles de Gaule. D'un point de vue esthétique, Hazanavicius joue également de l'outrance des effets de style, comme les films des années 60, notamment dans l'utilisation du split-screen à l'instar de L'affaire Thomas Crown de Norman Jewison (1968).

Quinze ans après La classe américaine, Michel Hazanavicius s'est donc écarté du détournement pour atteindre ce qu'il convient d'appeler le pastiche : les OSS 117 ne sont ni des plagiats, ni des parodies, à peine des caricatures, avant tout des imitations de films d'antan. À travers ces deux films, c'est une autre forme d'hommage envers le cinéma que le cinéaste a voulu rendre, en détournant certains codes il est vrai mais en s'imposant surtout une conduite esthétique très claire : comme il le dit lui-même « si on me demande la trouvaille OSS, c'est qu'au lieu de reconstituer l'objet filmé – les décors, les costumes – j'ai reconstitué l'objet filmant - le découpage, la structure de lumière, la machinerie, le montage5. »


 

3 La transparence consiste à filmer les acteurs devant un écran projetant une image préalablement filmée ; dans le cinéma classique hollywoodien, cette technique était surtout utilisée pour illustrer un déplacement en voiture, celle-ci étant dans un studio tandis que défilait le paysage sur un écran derrière. 
4 La nuit américaine consiste à placer un filtre bleu devant la caméra, afin qu'une scène tournée en plein jour semble avoir été tournée en pleine nuit.
5 Cité par Thomas Sotinel, « Michel Hazanavicius : l'escroc qui aimait les détournements en tout genre », http://www.lemonde.fr/cinema/article/2011/10/11/de-canal-au-grand-ecran-l-escroc-qui-aimait-les-detournements-en-tout-genre_1585745_3476.html, consulté le 16 octobre 2011

The Artist, ou la maturité d'un cinéphile

The Artist

Détournement, pastiche : dans quelle catégorie peut-on classer le dernier film  d'Hazanavicius, The Artist ? De toute évidence, ce n'est pas un détournement, car le film possède sa vie propre et ne réutilise pas de bandes préexistantes, si ce n'est un film de Douglas Fairbanks remanié par ordinateur l'espace de quelques secondes. Il ne s'agit pas non plus à proprement parler d'un pastiche à la manière d'OSS 117, l'imitation stylistique n'ayant pas pour but ici de faire rire ou de jouer de codes connus pour les tourner en dérision.

The Artist relève avant tout de l'exercice de style : le film est entièrement muet, en noir et blanc et tourné en format 1,33, celui de l'époque qui s'apparente à un carré contrairement aux formats rectangulaires d'aujourd'hui. L'esthétique générale des films muets y est respectée à la lettre : majorité de gros plans, faible profondeur de champ, etc. On y trouve également des références pleinement assumées, comme cette séquence où le couple du héros Georges Valentin se décompose lentement autour d'un déjeuner, comme dans Citizen Kane. L'influence de Welles, et plus particulièrement de La splendeur des Amberson, se fait par ailleurs sentir tout au long du film, tant dans la figure du personnage principal (la lente déchéance d'un homme puissant) que dans la photographie assez proche du travail de Stanley Cortez, dans ce noir et blanc qui s'apparente plutôt à une variation de nombreux gris. D'autres références, plus ou moins clairement assumées, émaillent également le film, de cette séquence de projection qui évoque Chantons sous la pluie au surnom de « the girl you love to love » attribué au personnage de Bérénice Béjo (en référence à Erich Von Stroheim « the man you love to hate »).

Mais il ne s'agit là que de la partie visible de l'iceberg. The Artist, c'est avant tout la maturité de Michel Hazanavicius en tant que metteur en scène, capable à présent d'assimiler ses références et de les retranscrire sans que cela n'empiète sur le récit. Quand le personnage de Peppy Miller est éclairé de la même manière que Marlène Dietrich dans les films de Von Sternberg, c'est parce que toutes deux partagent cette caractérisation de femme forte et dominante, l'égale de l'homme, à la fois femme fatale et figure maternelle. Quand Jean Dujardin se retrouve dans un plan cadré de biais et au clair-obscur tranchant à la manière de l'expressionnisme, avec en plus cette division de l'écran en deux par une table de verre (offrant un personnage double), c'est parce que Georges Valentin sombre petit à petit dans une forme de folie. Tout cela est pourtant compréhensible sans avoir la moindre connaissance des cinéastes ou mouvements cités. La cinéphilie dans le cinéma d'Hazanavicius devient une sorte de bonus, de private joke avec The Artist, et non plus l'élément central du film à l'instar des OSS 117. Il n'est nul besoin de (re)connaître les traces de L'aurore et City Girl de Murnau ou de La Foule de King Vidor dans The Artist pour pouvoir pleinement apprécier ce dernier. Le film d'Hazanavicius ne devient plus évocation mais invocation d'une histoire du cinéma, The Artist ne se voulant pas une simple copie de film muet mais bien une œuvre à part entière, intemporelle, tentant à sa manière et malgré son époque de se placer au même rang que les authentiques films muets.

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The Artist

En l'espace de 20 ans, Michel Hazanavicius aura approché la cinéphilie dans sa filmographie  de manière de plus en plus audacieuse, renouvelant sans cesse son approche du cinéma de genre jusqu'à trouver sa propre personnalité au travers d'un ultime pied de nez, ce film muet et mélodramatique à l'ère des Avatar et autres blockbusters hollywoodiens. Il aura trouvé en Jean Dujardin un alter ego devant la caméra, lui aussi imprégné de figures mythiques tels Sean Connery et Jean-Paul Belmondo pour les OSS 117 et Douglas Fairbanks pour The Artist. Du coup, le fondement même de l'histoire de son dernier film, la longue et difficile transition d'un cinéma vers un autre semble être plus qu'une allusion au style d'Hazanavicius : le passage d'un cinéma grandiloquent, grimacier, outrancier à quelque chose de plus épuré, de plus « classique » (le film se termine sur un numéro de comédie musicale, genre hollywoodien classique par excellence) et pourtant de résolument postmoderne. Comme les travaux réalisés durant ses études. La boucle est bouclée.

Bastien Martin
Octobre 2011

crayongris


Bastien Martin est diplômé de l'ULg, Master en Arts du spectacle, finalité cinéma. Il débute une recherche doctorale consacrée au cinéma.


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