Le cinéma d'Hazanavicius, du pastiche au muet
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Depuis la mi-octobre, un curieux film a pris place au sein de la programmation des Grignoux : The Artist, de Michel Hazanavicius. Curieux car le film a pris le parti, a priori insensé en 2011, d'être muet du début à la fin, tourné en format 1,33 et dans un noir et blanc affirmé. Véritable cri (si on peut dire) d'amour envers le cinéma muet, The Artist est surtout l'affirmation de la cinéphilie indiscutable de Michel Hazanavicius, pour qui faire du cinéma ne relève pas tant du détournement (La classe américaine) et du pastiche (les OSS 117) que de l'hommage. Retour sur un parcours marqué par l'histoire du cinéma elle-même.

Michel Hazanavicius est né à Paris en 1967. La précision peut sembler anodine, mais quand on parle du réalisateur de The Artist, elle prend toute son importance : c'est dans les années 80, soit pendant l'adolescence du cinéaste, que le postmodernisme se dessine petit à petit, aussi bien en architecture qu'en littérature, en philosophie et en arts plastiques. Au cinéma, le mouvement se traduit par une série de résurgences (le « néo-noir » par exemple qui, comme son nom l'indique, reprend les codes du film noir) mais aussi par un refus de la modernité au profit d'un retour au cinéma dit « classique » avec néanmoins une volonté claire de faire un film de divertissement avant tout (Star Wars de Georges Lucas en 1977, par exemple). Hazanavicius grandit donc dans l'effervescence d'une liberté inédite, où les modèles classiques sont déconstruits pour être reconstruits, non sans une certaine ironie. En 1988, alors qu'il est toujours étudiant, Hazanavicius s'essaie déjà dans le cadre d'un travail à faire du détournement publicitaire. « J'avais récupéré toutes les affiches de la campagne présidentielle et je les avais détournées. C'était très con. Je me souviens d'un slogan "Allez Chirac !" ; j'avais donc dessiné un autocollant "er" que je collais sur le "rac". Très drôle, comme vous pouvez le constater1. »

Cet humour potache va toutefois lui être utile puisqu'il débute la même année comme stagiaire chez Canal +. La chaîne est alors un véritable vivier d'humoristes cinglants et parfois trash comme les Nuls, avec qui Hazanavicius va collaborer en tant que scénariste. C'est en 1992 qu'il passe à la réalisation avec Derrick contre Superman, un remontage de séquences hétérogènes issues d'une dizaines de séries différentes et racontant l'histoire de l'inspecteur Derrick tentant de créer une nouvelle chaîne (la 5) malgré les coups bas de ses adversaires Superman et le N°6 (comprenez M6) du Prisonnier. La même année Hazanavicius réalise Ça détourne, qui mêle des séquences originales des animateurs de télévision Valérie Payet et Philippe Dana à des extraits redoublés de dessins animés avec Bugs Bunny et Daffy Duck ainsi que de films traditionnels. Deux courts métrages (respectivement 16 et 39 minutes) qui, sans être inoubliables, n'en sont pas pour autant dénués d'intérêt tant ils annoncent le travail à venir dans les films de Michel Hazanavicius, et en particulier la commande qu'il vient de recevoir concernant la Warner.

Le grand détournement de La classe américaine

En 1993, Hazanavicius et son acolyte Dominique Mézerette reçoivent un véritable cadeau du ciel : l'accès légal à un catalogue entier de films produits par la Warner, avec pour objectif de réaliser une sorte d'hommage au cinéma américain. Les deux réalisateurs ont carte blanche, et le produit final sera diffusé le soir de la Saint Sylvestre. Le résultat sera La classe américaine, également connu sous le titre Le grand détournement. Plus de 80 films se retrouvent ainsi découpés et rassemblés comme dans Derrick contre Superman et Ça détourne, si ce n'est que cette fois le résultat tient du long métrage (1h10 de film) et fait défiler un véritable casting de rêve (John Wayne, James Stewart, Henry Fonda, Paul Newman, Dustin Hoffman, Robert Redford, Dean Martin, Robert Mitchum, etc.). La surprise est de taille pour la Warner qui assume ses responsabilités, autorise une diffusion unique du film puis exige qu'il soit mis définitivement au placard. Par chance, quelques enregistrements ont été faits lors de sa diffusion, et l'avènement d'internet offre au film, ainsi qu'aux deux courts métrages d'Hazanavicius, une seconde vie et un statut de film culte très rapide.

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Classe américaine

Au-delà de son irrévérence et du travail préalable et colossal de recherche dans le catalogue Warner, La classe américaine se distingue par son interrogation concernant le cinéma et par son importance dans la carrière d'Hazanavicius tant le film marque le passage du rigolo de Canal au véritable homme de cinéma qu'il est aujourd'hui. La classe américaine est une véritable réflexion sur le montage avant toute chose, car ce n'est que par ce procédé que le récit tient la route. Tout le film est constitué sur le principe du champ et du contrechamp mais également sur la notion de raccords. Tout dialogue provenant du personnage du champ provoque une réaction à la fois verbale mais aussi physique de celui du contrechamp (du hochement de tête au plus discret mouvement de sourcil). Il ne s'agit donc plus d'associer deux plans différents bon gré mal gré (comme c'était souvent le cas dans les courts métrages précédents) mais bien de créer une cohérence en terme d'action. Parallèlement, Hazanavicius emploie régulièrement le gros plan, qui a le mérite de laisser peu de place au décor en arrière-plan, ce qui permet une nouvelle cohérence mais de lieu cette fois, si approximative soit-elle parfois. Le premier glissement télévision-cinéma s'opère donc au niveau visuel : il ne s'agit plus de faire un collage un peu grossier de plans d'origines différentes mais bien de créer un film à part entière, où l'échelle des plans et les raccords doivent masquer les défauts d'homogénéisation d'espace.

Mais un autre élément, sous-estimé, entre lui aussi en ligne de compte : le son. Le détournement de film par la bande-son n'a rien de neuf : Woody Allen offrait déjà en 1966 un illustre exemple avec Lily la tigresse, où une série B japonaise se voyait remontée et doublée par Woody lui-même pour en faire une vaste blague, comme Derrick contre Superman et Ça détourne. La particularité de La classe américaine est d'avoir abandonné tout doublage approximatif pour viser le meilleur lipping2 possible, d'une part, et d'avoir surtout fait appel aux doubleurs officiels de l'époque pour reprendre leurs rôles. Ainsi, les dialogues de John Wayne sont-ils réellement récités par Raymond Loyer (qui doublait aussi Robert Mitchum, Henry Fonda et Burt Lancaster) tandis que Paul Newman était doublé par Marc Cassot. L'anecdote prête à sourire, mais elle est surtout révélatrice d'une profonde affection d'Hazanavicius et de Mézerette envers les films qu'ils détournent, presque d'une forme de nostalgie de pouvoir réentendre ces acteurs légendaires dans la langue française de leur enfance. Par ce simple travail sur la voix, les réalisateurs opèrent une transition de la blague potache vers un film qui, quoi que la Warner ait pu en penser, est un véritable hommage à toute une époque du cinéma américain. Le scénario appuie cette idée : il apparaît évident que la structure du film repose sur celle de Citizen Kane d'Orson Welles (une personnalité meurt en prononçant de mystérieuses paroles, une enquête journalistique en découle) mais l'intelligence des réalisateurs est d'incorporer, sous le ton de l'irrévérence évidemment, l'apparition d'Orson Welles lui-même accusant La classe américaine de n'être qu'un vulgaire plagiat. Cette scène, hors diégèse, est à percevoir comme les guillemets d'une citation, comme la reconnaissance d'une influence inévitable et assumée d'un cinéma d'autrefois. Sans doute, de ce point de vue, cette séquence annonce-t-elle la future carrière en solo de Michel Hazanavicius.


 

1 Cité par Éric Libiot, « Michel Hazanavicius: "Au départ, tout le monde était contre moi..." », http://www.lexpress.fr/culture/cinema/michel-hazanavicius-the-artist-interview_1039205.html, consulté le 16 octobre 2011
2 Le lipping désigne le doublage en langue étrangère en tentant de coller au plus près aux mouvements des lèvres de l'acteur original.

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