Philippe Sireuil : Images du texte

L'esthétique « sireuilienne »

Le rapport de Philippe Sireuil au théâtre se fonde sur des présupposés esthétiques solides et assumés. Afin de mieux comprendre les tenants et les aboutissants de son œuvre, revenons sur les grands traits de son œuvre théâtrale, qui n'est jamais très éloignée de ce qu'il produit à l'opéra.

Ici et maintenant

L'artiste s'oppose à deux visions bien antagonistes du théâtre : d'une part, celle du divertissement décomplexé, porteur d'amusement et, d'autre part, une vision romantique de l'art comme porteur d'une haute culture. Pour Sireuil, le théâtre a une fonction sociale bien précise : parler du réel en l'interrogeant et en le remettant en question. Le théâtre est là pour déranger, pour soulever les consciences, il est l'ici et le maintenant.

Ce rapport au réel ne signifie pourtant pas que l'esthétique de son théâtre soit à classer dans les rangs du naturalisme ou du réalisme. Le théâtre est ce medium par lequel le réel va être transfiguré pour devenir un symbole scénique ; véhicule de la problématique de chaque pièce. L'œuvre de Sireuil ne vise pas à reproduire le réel dans un rapport mimétique, mais à offrir une vision symbolique et poétique de celui-ci – en somme d'en fournir une image –, et de rendre cette image la plus concrète et la plus matérielle possible. Comme le souligne très justement son ami et collaborateur Jean-Marie Piemme, « le théâtre [de Sireuil] restitue non le réel directement, mais l'image du réel. Il prend le réel en image5 ».

Des images - Mise en lumière

ForetVERONIQUEVERCHEVAL
La Forêt © Véronique Vercheval

La notion d'image est essentielle dès lors que l'on aborde l'œuvre du metteur en scène. Il existe au travers de son travail une confiance très forte en la puissance d'évocation de l'image : ce qu'elle pourra signifier et susciter chez le spectateur. Ceci ne signifie pourtant pas que le théâtre sireuilien soit un théâtre formel s'opposant à toute notion de sens ou de dramaturgie. Au contraire, cette force d'évocation propre à l'image n'a d'intérêt que si l'existence de cette dernière repose sur un socle dramaturgique solide. En somme, le travail de Sireuil prend pour objet les deux grands pans du travail théâtral : l'adaptation du texte vers la scène et le travail scénographique à proprement parler. Sireuil fait naître entre le sens et la forme – deux notions souvent opposées – un rapport profond d'interdépendance : la forme théâtrale, l'image sur le plateau, faite des acteurs, du décor et des lumières, trouve son origine dans une prise de position par rapport au texte originel, et inversement. Pour l'expliquer en quelques mots, Sireuil construit « un mode d'expression qui fait le pari d'affirmer les significations par la séduction6 ». La problématique de la pièce n'est chez lui jamais présentée de manière « plate » sur scène, mais au contraire dans une forme poétique propre au langage théâtral.

La construction de l'image sireuilienne passe avant tout par l'élaboration d'un éclairage sophistiqué, ne laissant aucune place à l'approximation. Éclairagiste à l'Ensemble Théâtral Mobile à sa sortie d'études, Sireuil s'occupe encore toujours des lumières lui-même, que ce soit pour ses spectacles ou parfois pour d'autres metteurs en scène. « La lumière est une manière de conduire le regard7 » explique le metteur en scène. Elle est le vecteur d'un discours, elle permet d'éclairer  la scène et le point de vue du spectateur d'une manière particulière.

Le texte comme matériau

Le théâtre de Sireuil entretient un rapport complexe au texte, se reposant sur lui tout en en proposant un point de vue personnel et inédit. Le texte n'est pas un simple prétexte autour duquel l'imaginaire et la problématique de la pièce vont flotter. Les mises en scène sireuiliennes se construisent d'abord par rapport au texte, à sa « matérialité » : c'est dans cette logique qu'il exige des acteurs qu'ils respectent les mots, les phrases et le rythme de l'auteur adapté. Comparé à l'approche du montage propre à un Warlikowski, le procédé est complètement différent : si le texte est effectivement remis en question et placé sous un éclairage différent, il n'est pas modifié ou coupé. L'adaptation – le point de vue original et novateur – prend tout son sens dans un respect absolu du texte, qui permettra justement ce point de vue différent sur le matériau d'origine. S'il est fidèle au texte, Sireuil cherche pourtant à développer un discours sémantique et formel qui lui est propre : ses mises en scène sont faites pour être remarquées et pour être vues. Il ne se cache pas derrière le texte. Celui-ci est le socle plus ou moins visible sur lequel repose le spectacle.

Si l'on peut remarquer certains tournants dans l'œuvre de Sireuil quant à son rapport au répertoire, le metteur en scène fait preuve d'une grande polyvalence dans le choix des textes. Yannic Mancel souligne à quel point Sireuil est « l'un des principaux révélateurs scéniques pour toute la francophonie d'œuvres nouvelles écrites par des auteurs contemporains belges8 ». Mentionnons par exemple Paul Edmond, Jean-Marie Piemme et même Jean Louvet, même si sa réputation était déjà bien établie en 1980. Son intérêt pour l'écriture contemporaine dépasse pourtant la Belgique francophone : Michel Deutsch, Peter Handke, Thomas Bernhard, Bernard-Marie Koltès... Mais le metteur en scène s'est également distingué dans sa relecture des textes classiques : Tchekhov, Strindberg, Claudel, Musset, Molière ou Marivaux.

Sireuil - par Jacky Croisier

Mettre en scène : lire et écrire

Même si l'on remarque chez Sireuil un rapport particulier au théâtre et au texte, le metteur en scène tente de ne pas établir un « style » invariable et commun à tous ses spectacles. Si la diversité des textes adaptés a sans doute permis à Sireuil de renouveler son approche, c'est avant tout grâce à la manière dont ce dernier s'efforce de partir à la rencontre de chaque nouveau texte que son geste théâtral évite les dangers de la redondance. Cette exigence du renouveau est avant tout suscitée par l'envie de Sireuil de se confronter à des textes qui lui posent problème :

« Entre le texte et moi, il faut qu'il y ait un chemin à parcourir, un obstacle à surmonter, un vertige à vaincre. Je compare très souvent le métier, celui du metteur en scène comme celui de l'acteur, au travail de l'archéologue : pour trouver quelque chose, il doit creuser la terre, mettre ses mains dans la boue ou dans le sable, prendre des risques, chercher, repérer, tâtonner, gratter, mesurer, creuser, être patient et acharné. Il en va du texte, de ses méandres et ses secrets, comme de la terre et des gravats, il faut le fouiller jusqu'à l'excès pour y découvrir ce que l'on cherche confusément, et tant pis pour les écorchures9 ».

La remise en question de l'acte de mise en scène est garantie par l'attention portée à ce qui fonde son geste artistique : le texte. La mise en scène repose pour lui sur un équilibre très mince, entre la lecture de l'œuvre et sa réécriture. Reportons-nous encore aux déclarations de l'artiste :

« Mettre en scène, c'est d'abord un acte de lecture, puis à sa suite, un acte d'écriture. Au texte lu, s'ajoute l'écriture scénique qui vient contredire, amplifier, dialectiser, mettre en perspective l'écriture textuelle10 ».

Le devoir du spectateur : regarder et écouter – Une œuvre exigeante

Sireuil ne souhaite pas caresser le public dans le sens du poil, c'est au contraire celui-ci qui doit faire un chemin vers le spectacle : il doit travailler. Il s'oppose à la passivité du spectateur : celui-ci doit être actif, ne pas se laisser bercer par les illusions présentées sur le plateau mais aller à la rencontre du spectacle et des acteurs. Comme le dit le metteur en scène : « Je pratique un théâtre où les spectateurs viennent non pas voir, mais regarder, non pas entendre mais écouter11 ».

Philippe Sireuil est un metteur en scène exigeant : envers les acteurs, le public et le texte qu'il adapte. Mais cette exigence est avant tout dirigée vers lui-même : se remettre en question, partir à la rencontre du texte, aller plus loin et surtout éviter les redondances. L'artiste s'est à de nombreuses reprises exprimé sur ce qui semble être chez lui une préoccupation majeure, le danger de l'autocaricature :

« Le danger pour tout artiste, c'est la réitération du même, et le metteur en scène n'échappe ni à ce piège, ni à cette tentation. Quand la mise en scène s'érige en système, qu'elle applique à chaque texte le même tamis de représentation, elle en vient à la caricature d'elle-même, tant et si bien qu'à un moment donné, te voilà, toi, momie sans t'en être aperçu ; savoir faire est nécessaire, se surprendre est indispensable ; il faut chercher et gratter, toujours12 ».


 

5 PIEMME Jean-Marie, « Filiation » in Alternatives Théâtrales, op. cit., p. 19.
6 Ibidem.
7 SIREUIL Philippe, propos recueillis par Yannic Mancel in « Ils étaient trois » in Alternatives Théâtrales, hors-Série 5, Varier / Demeurer, vingt-et-une saisons au Théâtre Varia
8 MANCEL Yannic, « Répertoire » in Alternatives Théâtrale, n°108, op. cit., p. 36.
9 SIREUIL Philippe, « Subjectivité » in Alternatives Théâtrales, n°108,  op. cit., p. 37.
10 Ibidem.
11 SIREUIL Philippe, propos recueillis par Virginie Thirion in « Lumière », Alternatives Théâtrales, n°108, op. cit., p. 28.
12 SIREUIL Philippe in « Histoire(s) belge(s) », op. cit., p. 7.

Page : précédente 1 2 3 suivante