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Cléopâtre et la médecine

28 May 2009
Cléopâtre et la médecine

Femme devenue reine, reine devenue mythe, objet tour à tour d'admiration et de haine, source d'inspiration pour les écrivains, les artistes, les cinéastes et même les agents de publicité, Cléopâtre (69-30 avant notre ère) fascine depuis plus de 2000 ans. Si la dernière reine d'Égypte est universellement connue pour ses liaisons avec César et Marc Antoine, pour son défi lancé à la puissance romaine et pour sa fin dramatique mise en scène avec un art consommé, sait-on que, dès l'antiquité, des traités de médecine lui furent attribués ?

Cléopâtre, une femme savante

cleo

Quoique d'origine macédonienne comme ses ancêtres, les Ptolémées, Cléopâtre n'en était pas moins très appréciée en Égypte. Dans la Vie d'Antoine, l'historien et philosophe grec Plutarque (vers 50-125) raconte qu'à l'opposé de ses prédécesseurs, qui ne connaissaient que le grec, la reine était polyglotte. Elle pouvait répondre dans leur langue non seulement aux Égyptiens, mais aussi aux Éthiopiens, aux Troglodytes (habitants de la côte occidentale du golfe arabique), aux Hébreux, aux Arabes, aux Syriens, aux Mèdes, aux Parthes, et à bien d'autres peuples encore.

Comme beaucoup de souverains hellénistiques, elle manifestait un intérêt certain pour les sciences de son temps et comptait dans son entourage plusieurs médecins, dont deux au moins nous sont connus : Dioscoride Phakas et Olympos. La pharmacologie, et plus particulièrement les poisons, auraient retenu son attention, au point qu'elle aurait fait procéder à des expériences sur des cobayes humains. Mais il s'agit là, peut-être, d'une invention destinée à discréditer la reine dans l'opinion romaine.

Cléopâtre, auteur de livres de médecine ?

Dans son traité sur La composition des médicaments selon les lieux, le médecin grec Galien (129-216) donne comme textuelles plusieurs citations d'un ouvrage intitulé Kosmètikon ayant Cléopâtre pour auteur. Ce sont surtout des recettes contre l'alopécie, pour faire pousser les cheveux, les épaissir et les noircir, mais aussi des remèdes contre des affections cutanées, comme la teigne, les ulcérations, les pellicules, la lepra (dermatose mal identifiée qui ne correspond pas à notre lèpre) et les boutons1.

Avant Galien, Criton, médecin de l'empereur Trajan (règne de 98 à 117), avait rassemblé dans ses Kosmètika (perdus) « quantité de médicaments d'Héraclide, de Cléopâtre et de beaucoup d'autres médecins qui leur sont postérieurs », ce qui prouve que le Kosmètikon de Cléopâtre était déjà en circulation au premier siècle de notre ère.

À la suite de Galien, d'autres médecins grecs beaucoup plus tardifs, comme Aetius d'Amida (milieu du VIe siècle) et Paul d'Égine (VIIe siècle), citeront également des recettes de la reine, notamment pour boucler et teindre les cheveux.

 

 

Photo © George Shuklin - Statue de Cléopâtre portant la corne d'abondance - Musée de l'Ermitage de Saint-Pétersbourg
 
 
 
 
 

 PBingen 45red

 

cleopatre

 

La « signature de Cléopâtre »

Le P(apyrus) Bingen 45, conservé au Musée égyptien de Berlin, est un document écrit en grec et daté du 23 février 33 av. J.-C. (règne de Cléopâtre VII et de son fils Ptolémée Césarion). Un personnage, qui porte un nom romain, s'y voit accorder (ainsi qu'à ses héritiers) une série de privilèges fiscaux : autorisation d'exporter du blé et d'importer du vin sans payer les droits de douane, exonération des taxes sur les terres qu'il possède en Égypte, exemption de la réquisition d'animaux ou de bateaux. De plus, ses fermiers ne seront soumis ni aux taxes ni aux corvées.

Sous le texte écrit par un scribe figure, tracé par une autre main, le mot ginesthô, « qu'il en soit ainsi ». Dans l'état actuel des choses, on s'accorde pour penser que le bénéficiaire des privilèges est un certain Quintus Cascelius, membre d'une famille romanisée d'Asie mineure, que le document pourrait être adressé à Ptolémée Césarion (mais seules les deux dernières lettres du nom subsistent) et que la « signature » ginesthô serait celle de Cléopâtre. En effet, on sait que cette dernière, comme ses prédécesseurs directs, s'appuie sur des Romains pour se maintenir au pouvoir et qu'elle récompense la fidélité de ceux-ci par des privilèges. On sait aussi que la décision d'accorder des privilèges tels que ceux relevés dans le P. Bingen ne se prend qu'au plus haut niveau de l'État, très vraisemblablement par la Reine elle-même ou avec son accord. Mais unfaisceau d'indices ne constitue pas une preuve. Il subsiste donc un doute sur l'autographe de Cléopâtre.

 

Jean Straus
Mai 2009

Jean Straus enseigne la papyrologie documentaire à l'ULg. Il est spécialiste de l'histoire de l'esclavage dans l'Egypte gréco-romaine.
 


 

1Ces recettes ont été rassemblées et traduites en allemand par H.L.E. Lüring, Die über die medicinischen Kenntnisse der alten Ägypter berichtenden Papyri, Leipzig, 1888, pp. 122-129.
2De compos. medic. sec. loc., I, 2 = XII, 403-404 Kühn ; ibid., 8 = XII, 433 et 492
3M.-H. Marganne, Étiquettes de médicaments, listes de drogues, prescriptions et réceptaires dans l'Égypte gréco-romaine et byzantine, dans F. Collard & É. Samama (dir.), Pharmacopoles et apothicaires. Les "pharmaciens" de l'Antiquité au Grand Siècle, Paris, L'Harmattan, 2006, pp. 59-73

Voici quelques recettes de Cléopâtre transmises par Galien2 :

pot

« Pour les alopécies. Après avoir broyé du réalgar, confectionnez (le remède) avec du gui de chêne, le plus possible, et, après avoir nettoyé (la région) au nitre, enduisez un linge et appliquez (...). Autre (remède) : scille, 1 drachme (environ 6 g), hellébore blanc, 1 drachme; broyez fin avec du vinaigre et, après avoir rasé et nettoyé au nitre, faites une onction » ;

« Autre (recette) pour augmenter rapidement, épaissir et noircir (la chevelure). Broyez du ladanum avec de l'huile et du vin doux et, la consistance une fois atteinte, faites une onction après avoir nettoyé (la région) » ;

« Autre (remède) pour les teignes. Broyez fin dans du vin de la myrrhe et des feuilles vertes de myrte blanc, et faites une onction ».

Ne nous étonnons pas qu'un traité de cosmétique soit considéré à l'époque comme un ouvrage médical et que de nombreux médecins, spécialement de cour, comme Criton, ou, plus tard, Galien, aient écrit sur la question.

D'après ce dernier, en effet, la cosmétique, « dont le but est de conserver au corps tout ce qui est naturel, d'où résulte sa beauté naturelle », fait partie de la médecine, tandis que l'art de la parure, « dont le but est de produire une beauté artificielle », en est exclu. Remarquons cependant qu'entre les deux, la frontière, très ténue, sera rarement respectée par les praticiens, qui, reconnaît Galien, sont souvent soumis à de rudes pressions de la part de leurs clients riches et puissants.

Quant aux liens entre la cosmétique, le Pays du Nil et Cléopâtre, ils tombent sous le sens : si, de tout temps, l'Égypte a été renommée pour ses drogues, ses onguents, ses parfums et l'excellence de sa médecine3, sa dernière reine incarne un idéal de beauté et de séduction.

D'autres écrits ont encore été attribués à Cléopâtre, comme, dès l'époque romaine, un traité Sur les poids et mesures et, au moyen âge, un traité de gynécologie, mais c'est une autre histoire...

Un nouveau témoignage papyrologique sur le Kosmètikon de Cléopâtre

Un papyrus grec d'Égypte édité très récemment4 apporte un témoignage nouveau sur l'ouvrage de cosmétique attribué à Cléopâtre. Daté paléographiquement du IIIe siècle de notre ère, il provient d'Oxyrhynque (actuel Behnesa)5, la « cité du poisson au nez pointu », qui est située sur le Bahr Youssouf, à plus de 300 km au sud d'Alexandrie. C'est précisément le site égyptien où l'on a retrouvé le plus grand nombre de papyrus grecs : plus de 500.000 !

Déchiré sur ses quatre côtés, le fragment de papyrus, qui mesure 15,5 cm de large sur 17,5 cm de long, provient d'un rouleau qui contenait un écrit consacré aux productions littéraires des rois hellénistiques et à leur authenticité. De cette oeuvre, dont l'auteur n'a pu être identifié, il ne reste que trois colonnes lacunaires soigneusement écrites, dont la première contient la phrase suivante (lignes 12-20) :


cleo

 

"Car le (traité) intitulé

Kosmètikon de

Cléopâtre

n'est pas de

la reine elle-même,

mais de quelqu'un qui a réper-

torié les (recettes) dont elle-même

se servait

pour ses soins. Alors (lacune)".

 

 

Cléopâtre est-elle l'auteur du Kosmètikon ou seulement l'auteur des recettes qui y sont contenues, ou encore seulement leur utilisatrice ? Rien ne nous permet de trancher, mais le papyrus d'Oxyrhynque prouve qu'au IIIe siècle, des doutes étaient émis quant à l'authenticité du Kosmètikon.

Aujourd'hui encore...

Alors que je présentais une conférence sur Les papyrus médicaux grecs à l'Università degli Studi de Lecce, en juillet 2006, un dermatologue italien m'a demandé si, dans les textes que j'étudiais, j'avais retrouvé LA recette de Cléopâtre, car il souhaitait la reconstituer et la commercialiser.

Devant mes dénégations et les réserves que j'émettais de toute manière sur l'identification correcte des substances à utiliser, il a conclu, d'un air désabusé, que je désirais manifestement garder le secret sur ce sujet.  


Marie-Hélène Marganne
Mai 2009

 

icone crayon

Marie-Hélène Marganne enseigne la papyrologie littéraire à l'ULg, où elle dirige le Centre de Documentation de Papyrologie Littéraire (CEDOPAL). Ses recherches portent également sur l'histoire de la médecine.

 

Voir aussi : Anne-Lise Vincent, Édition, traduction et commentaire des fragments grecs du Kosmètikon attribué à Cléopâtre, Mémoire de maîtrise, Université de Liège, année académique 2010-2011

 



4 P. Oxy. 71.4809 = MP3 2202.02 : P.J. Parsons, The Oxyrhynchus Papyri, LXXI (London, 2007), pp. 36-44 et pl. V.
5 Pour de plus amples renseignements sur Oxyrhynque, voir P. Parsons, City of the Sharp-Nosed Fish. Greek Lives in Roman Egypt, London, 2007, traduit en français par A. Zavriew sous le titre La cité du poisson au nez pointu. Les trésors d'une ville gréco-romaine au bord du Nil, Paris, Lattès, 2009 ; A.K. Bowman - R.A. Coles - N.Gonis - D. Obbink - P.J. Parsons (éd.), Oxyrhynchus. A City and its Texts, London, 2007, ainsi que le site des "POxy - Oxyrhynchus Online!", à l'adresse http://www.papyrology.ox.ac.uk/POxy


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