Nouvelle orthographe

Peut-on toucher à l'orthographe ?

nouvelle ortho

Le 6 décembre 1990 - fête des enfants en Belgique - le journal officiel de la République française publiait un décret proposant au citoyen des rectifications à l'orthographe française.

Cet aménagement avait été étudié par une commission où étaient représentés les pouvoirs publics, de grands linguistes et philologues mais aussi les principaux éditeurs de dictionnaires, les enseignants et les usagers. Les pays francophones avaient été consultés. L'Académie française avait donné son aval : à l'unanimité. Pour la première fois depuis 175 ans, les francophones procédaient donc à une mise à jour réfléchie de leur système d'écriture.

Bien préparé en amont, le nécessaire travail d'explication, à mener en aval, fut pris à la légère. D'où une levée de boucliers et un flot de désinformation : on n'allait plus pouvoir lire les livres du passé ; on allait droit vers la hideuse écriture phonétique (alors que le mécanisme de base de notre écriture actuelle est déjà le phonétisme, un phonétisme qu'on peut améliorer) ; on nivelait par le bas en offrant une prime à la facilité ; on allait brader notre mémoire en faisant fi de l' étymologie...

Toutes ces craintes, on les a réentendues récemment s'exprimer en Belgique, après que les Ministres chargés de la formation, désireux d'épargner hésitations et incertitudes aux enseignants, les invitèrent à user en priorité des formes rectifiées.

Nombre de ces arguments sont risibles, quand ils ne sont pas irresponsables. Non, l'orthographe n'a guère de valeur étymologique (vous écrivez « poids » avec « ds » parce que jadis des cuistres ont cru que ce mot, descendant de « pensum »  venait de « pondus » ; vous écrivez « rythme » et non le « rhythme » qu'aurait voulu l'étymologie ; et si l'écriture doit refléter l'histoire de la langue, alors pourquoi ne pas écrire « pratarie » et non « prairie » ? ou, mieux, pourquoi ne pas écrire carrément en latin, et prononcer la phrase française correspondante ? Et de toute manière, savoir écrire le français doit-il être un droit de tout francophone, ou est-ce un luxe réservé aux hellénistes et aux latinistes ?) Non, nos enseignants ne sont pas des irresponsables soucieux de facilité : il savent que la maitrise d'une langue demande du travail, quelle que soit son mode d'écriture. Non, l'orthographe rectifiée ne mettra pas nos livres au pilon (et on lit de toute manière déjà les auteurs anciens dans une graphie modernisée). Car l'émondage proposé est si léger que les lecteurs de la presse belge, qui ont eu ces derniers jours la possibilité d'actionner un bouton leur permettant de lire le site de leur quotidien en « nouvelle orthographe », auront été bien déçus s'ils s'attendaient à de spectaculaires monstruosités : une ou deux légères modifications par page tout au plus, passant inaperçues, comme elles passeront inaperçues dans mes lignes.

Mais alors, quel peut donc être l'intérêt d'un toilettage aussi léger ?

J'en vois deux.

En premier lieu, toute simplification de notre orthographe, lourde de bien des complications arbitraires (comme le sait tout apprenti linguiste), est en soi bonne à prendre. Quand on songe aux milliers d'heures gaspillées à son apprentissage (heures qui, du coup, ne sont consacrées ni à l'histoire ni aux langues...) et aux dégâts psychologiques qu'elle cause, une mesure qui permettrait d'épargner ne fût-ce qu'une minute de ce temps est la bienvenue. Et qu'on ne dise pas que l'on s'adapte ici à la médiocrité ambiante, que c'est à l'usager à se plier aux difficultés orthographiques. Je me demande si ceux qui profèrent cet argument vont au travail en marchant sur les mains, et à reculons, parce que ce serait plus formateur que d'emprunter les transports en commun. Non : lorsqu'un passage à niveau fait des morts, on ne demande pas aux usagers de s'entrainer à faire des sauts périlleux par-dessus : on le redessine. Or, des morts, l'orthographe en fait depuis qu'elle est matière scolaire : bien que le niveau de compétence soit rigoureusement le même depuis près de deux siècles (encore deux autres mythes à abattre : « le niveau baisse », et « ma grand-mère, elle, avait une orthographe parfaite »), il est peu d'usagers qui soient à l'aise avec l'écriture. Ce que démontrent paradoxalement les « courriers des lecteurs » abondamment reçus par les rédactions : rares étaient, chez les défenseurs du statut quo, les messages exempts de fautes.

Le deuxième intérêt de cet aménagement est psychologique et social. Les rectifications donnent en effet l'occasion de réfléchir à la technique d'écriture qu'est l'orthographe. En effet, lorsque la caravane aura passé, que verra-t-on ? Que le soleil continuera à se lever à l'Orient, les journées avoir 24 heures et les poules ne pas avoir de dents. Bref, pas de déluge, de harakiri culturel. Du coup, rassuré, le francophone sera peut-être mûr pour d'autres améliorations de cet outil précieux qu'est l'écriture. Améliorations que toutes les autres communautés linguistiques apportent très régulièrement à la leur.

Si la nôtre ne le fait guère, c'est qu'elle est victime de sa solide tradition de conservatisme. Le purisme a si profondément imprimé sa trace dans les esprits que le francophone croit qu'on lui arrache son âme si l'on touche à la langue (qu'on se souvienne des débats sur la féminisation des noms de métiers : là encore, les chiens aboyèrent...)

Dans le combat contre ce purisme dommageable au rayonnement du français, la liberté qui est offerte aux usagers d'opter pour l'une ou l'autre orthographe (encore une idée fausse à combattre : on n'obligera personne à pratiquer la nouvelle...) est d'un intérêt certain. Cette alternance est généralement présentée comme traumatisante. Mais on voit à quelle cécité mène l'esprit puriste : il empêche de constater que près d'un CINQUIEME des mots se présentent déjà sous une vêture différente d'un dictionnaire à l'autre (comme avec « clé »-« clef »). Il empêche surtout de comprendre que la question de l'écriture est un problème social, dans lequel le groupe social et l'individu ont leur mot à dire.

Ce brouillard est notamment entretenu par le mot « Usage », volontiers brandi par les contempteurs de l'orthographe rectifiée : c'est lui, nous dit-on, qui doit seul décider d'une norme nouvelle. Mais qui se cache derrière Usage ? Jadis, son identité était claire : c'était le monarque ; c'est pour conforter son pouvoir absolu que Richelieu créa jadis l'Académie française. Aujourd'hui, le mot désigne une entité à l'apparence aimable, mais qui est en fait un tyran implacable : il interdit en effet de voir qu'il y a déjà DES usages (qu'une petite promenade sur le Net ou dans les copies d'écoliers permettraient de mieux connaitre) et il fait efficacement barrage contre tout usage novateur.

Faire en sorte que le citoyen - co-propriétaire de sa langue et non ce locataire constamment gourmandé et houspillé - se réapproprie les usages du français, contribuer à ce qu'il la maitrise plus efficacement, à ce qu'il puisse s'en servir pour son développement, tel est un des intérêts de la modeste amélioration de l'orthographe qui est aujourd'hui proposée.

Jean-Marie Klinkenberg
Mai 2009

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Jean-Marie Klinkenberg est linguiste et enseigne la sémiologie et la rhétorique au Département de Langues et littératures romanes. Il est également Président du Conseil de la langue française et de la politique linguistique de Belgique.

 

 

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