L'olla-podrida

Nous clôturons notre série consacrée au maître queux liégeois Lancelot de Casteau – 2e moitié du 16e siècle – par un dossier consacré à la pantagruélique recette de l'olla-podrida. Ancêtre du hochepot flamand et de l'oille française, comme nous l'avons vu dans l'article Enquête sur le hochepot gantois, ce gigantesque pot-au-feu d'origine espagnole mérite un dossier à lui tout seul, ainsi que les faveurs de la caméra. Nous avons donc le plaisir de vous présenter une recette historique filmée accompagnée des commentaires historiques et gastronomiques qui vous permettront de la réaliser chez vous.

Un plat emprunt de nouveauté

Dans leur quête de l'Oracle de la Dive Bouteille, Pantagruel et sa troupe débarquent au royaume D'Entéléchie, administré par la Reine Quinte-Essence. À la table de la souveraine, nos aventuriers ont droit à un festin « gargantuesque » :

Sus l'issue de table fut apporté un pot pourri, si par cas famine n'eust donné tresves : et estoit de telle amplitude et grandeur, que la patine d'or, laquelle Pythius Bithynus1 donna au roi Daire2, à peine l'eust couvert. Le pourri estoit plein de potages d'espèces diverses, salades, fricassées, saulgrenées, cabirotades, rosti, bouilli, carbonnades, grandes pièces de bœuf salé, jambons d'antiquailles, saumates déifiques, pastisseries, tarteries, un monde de coscotons à la moresque, formages, joncades, gelées, fruits de toutes sortes. Le tout me sembloit bon et friand (...)3.

Il n'est pas certain que ce texte édité à titre posthume soit véritablement de Rabelais. Néanmoins, pour l'historien de la gastronomie, la description du repas s'avère d'un grand intérêt. Le terme pot-pourri y apparaît pour la première fois en français. Il désigne un mets composé de tous les ingrédients qui constituent l'ensemble d'un repas, du potage au fruit : divers potages – des viandes cuites en sauces –, des salades, des viandes frites à la poêle, de la saugrenée – une fricassée de pois et de fèves –, des capilotades – une superposition de tranches de pain et de morceaux de chapon cuits en potage4 –, des rôtis, de la viande bouillie, des carbonnades – de la viande marinée passée au gril5–, du bœuf salé, des jambons, des saumates – probablement de la viande de porc en saumure –, des pâtés, des tourtes, du couscous, des fromages, des joncades – sorte de fromage –, des gelées et des fruits.

Au 16e siècle, ce type de plat est une nouveauté. D'après l'étymologie, la mode viendrait d'Espagne. Pot-pourri, en effet, est la traduction d'olla-podrida, l'immense potage apparu sous ce nom dans la péninsule ibérique au début du 16e siècle. Cette mode, à l'évidence, vient bousculer des habitudes culinaires multiséculaires. Le service de l'époque, hérité du Moyen Âge, consiste à apporter à table diverses assiettes contenant chacune un mets composé d'une seule sorte de viande ou de poisson, cuite en sauce ou non. Cette présentation permet d'identifier facilement ce qu'on mange et, en conséquence, de choisir judicieusement l'aliment qui correspond le mieux à son tempérament, en fonction des règles diététiques de l'époque. L'olla-podrida, ou pot-pourri, chamboule toutes les règles en rassemblant des éléments disparates, comme des viandes de boucherie et des volailles, ou des viandes bouillies et des viandes rôties, dans un seul grand plateau. Il y a là de quoi faire perdre son latin à un médecin ! C'est ce que constate avec dépit Sancho Panza, devenu gouverneur de l'île de Baratario dans la deuxième partie des aventures de Don Quichotte – 1615 –. Confronté à un médecin très soucieux de l'état de santé de son maître, il se voit désespérément refuser tous les plats ragoûtants qu'on lui présente :

Sancho dit alors :

« Ce grand plat qui est là, plus loin, et d'où sort tant de fumée, il me semble que c'est une olla podrida ; et dans ces ollas podridas, il y a tant de choses et de tant d'espèces, que je ne puis manquer d'en rencontrer quelqu'une qui me soit bonne au goût et à la santé.

-          Absit ! s'écria le médecin ; loin de nous une semblable pensée ! Il n'y a rien au monde de pire digestion qu'une olla podrida. C'est bon pour les chanoines, les recteurs de collège, pour les noces de village ; mais qu'on en délivre les tables des gouverneurs, où doit régner toute délicatesse et toute ponctualité. La raison est claire ; où que ce soit, et de qui que ce soit, les médecines simples sont toujours plus en estime que les médecines composées ; car dans les simples on ne peut se tromper ; mais dans les composées, cela est très-facile, en altérant la quantité des médicaments qui doivent y entrer. Ce que le seigneur gouverneur doit manger maintenant, s'il veut m'en croire, pour conserver et même pour corroborer sa santé, c'est un cent de fines oublies6, et trois ou quatre lèches de coing, bien minces, qui, en lui fortifiant l'estomac, aideront singulièrement à la digestion7.

Sancho panza gouverneur 3
De sa baguette, le médecin désigne les mets interdits au nouveau gouverneur de Baratario, Sancho Panza.
Tapisserie de la Manufacture royale des Gobelins - 1735-1744 -.

Ce discours, on s'en doute, provoque la colère de Sancho qui chasse le savant personnage en le menaçant de lui fracasser sa chaise sur la tête. Comme quoi, tout le monde n'est pas enclin à suivre les prescriptions du médecin.

L'extrait de Don Quichotte nous en apprend également sur l'usage de l'olla-podrida. Bien qu'il résume à lui tout seul, non pas un repas complet, comme nous le suggère Pantagruel, mais toutes sortes d'entrées, il ne trône pas seul à table au premier service. En effet, à côté de l'olla de Sancho, se trouvent un plat de fruits, des perdrix rôties, des lapins en fricassée ainsi que du veau rôti et mis en daube. L'olla-podrida, malgré son gigantisme, n'est donc qu'une entrée parmi d'autres.


 

1 Pythius est un riche habitant de Lydie ayant accueilli les armées de Xerxès à grands frais. Il est cité dans le livre VII des Histoires d'Hérodote et repris dans le chapitre X du Livre XXXIII de l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien. Pline parle d'un présent offert par Pythius à Darius. Il s'agit d'un platanum auream, à savoir un platane en or, et non une platine.
2 Darius.
3 François Rabelais, Pantagruel, Livre V, Chapitre XXIII.
4 Michael Süthold, Manoscritto Lucano, Ein unveröffentlichtes Kochbuch aus Süditalien vom Beginn des 16. Jahrhunderts, Genève, Librairie Droz, 1994, p. 152.
5 Platine en francoys, 1505, f° 110, r°.
6 Sortes de gaufres mangées à l'issue de table.
7 La traduction de Louis Viardot de l'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche se trouve sur http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Ing%C3%A9nieux_Hidalgo_Don_Quichotte_de_la_Manche/Deuxi%C3%A8me_partie/Chapitre_XLVII.

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