L'olla-podrida

L'olla-podrida à travers l'Europe

À partir de l'Espagne, l'olla-podrida a rapidement gagné les cours européennes, comme en témoignent les livres de cuisine contemporains. L'Italien Bartolomeo Scappi, auteur de l'Opera – 1570 –, queux des papes Pie IV et Pie V, présente une oglia potrida aux proportions impressionnantes. L'Allemand Marx Rumpolt, auteur du New Kochbuch – 1581 –, donne sa version du hollopodrida, encore plus gigantesque. L'Anglais Gervase Markham, plus proche des préoccupations de la maîtresse de maison, auteur de The English Hus-Wife – 1615 –, délivre la recette de son Olepotridge. Lancelot de Casteau, maître queux des princes-évêques de Liège, consacre six pages de son Ouverture de cuisine – 1604 –, à la recette du pot pourry dict en Espaignolle Oylla podrida.

La composition de l'olla-podrida

La recette de l'olla-podrida de Lancelot de Casteau a de quoi donner le vertige. Plus de trente éléments – la plupart cuits au bouillon, mais aussi rôtis – composent l'immense plat sur lequel ils se dressent en une pyramide surplombée d'une dinde rôtie. En viandes, nous avons du bœuf, un chapon ou une poule, un gigot de mouton, un canard, du jarret de veau, des pigeons farcis, des perdrix, de la bécasse, des saucisses de Bologne, des mortadelles, du jambon de Mayence, des pieds et des oreilles de porc, des petites saucisses, des andouilles, de la viande de veau revêtue – du hachis – , de la panse de mouton farcie au fromage, une dinde, du lard, des petits oiseaux rôtis et des pieds de mouton. En légumes, il y a du chou rouge, du chou-fleur, des carottes, des pois et des fèves. En fruits, du limon salé – citron confit –, des pignons, des pistaches, des amandes, des coings confits, des châtaignes et des dattes. En aromates, de l'oignon, de la marjolaine, de la menthe, des câpres, du vin blanc, du poivre, du sucre, de la cannelle et de la noix de muscade. En laitage, du beurre, du fromage et du parmesan. Nous avons encore des truffes et des raviolis.

Malgré quelques différences entres les olla-podrida européens, ces derniers sont construits sur des principes communs. À l'image de l'oglia podrida de Bartolomeo Scappi, les ingrédients se divisent en plusieurs catégories : les pièces de viande de boucherie avec le porc – lard, museau, oreilles et pieds –, le mouton – côtes –, le veau et le bœuf – ici, uniquement sous forme de graisse – ; les saucisses ; les volailles avec le chapon et les pigeons ; le gibier à plumes avec les perdrix, les faisans, les canards, les grives, les cailles et les bartavelles ; les légumes secs avec les pois, les pois chiches et les haricots ; Les légumes avec les oignons et le chou ; les fruits avec les châtaignes ; les céréales avec le riz et les condiments avec l'ail, le poivre et la cannelle. Le tout cuit dans un bon bouillon, ensemble ou séparément, hormis les oiseaux qui peuvent être rôtis. Les variantes sont fréquentes. Par exemple, Lancelot de Casteau n'utilise pas de riz, mais bien des dattes. Parmi tous les ingrédients, on remarque une constante : toutes les olla-podrida contiennent des pieds et des oreilles de cochon. Comme nous l'avons déjà vu dans l'article Enquête sur le hochepot gantois, ces ingrédients vont traverser les siècles dans les différentes recettes issues de l'olla-podrida.

Notre pot-au-feu espagnol est donc un mets gigantesque, aux proportions inconnues jusqu'alors. Comme nous l'avons vu précédemment, il bouscule les règles de la table et devient un véritable cauchemar pour les médecins.

Les origines de l'olla-podrida

Bartolomeo Scappi, tout comme Lancelot de Casteau, insiste sur l'origine espagnole du mets. Scappi donne même une explication à la dénomination du plat. Olla vient du contenant, un pot, et podrida, du mode de cuisson, bien cuit. Il s'agit donc au départ d'un potage de divers ingrédients ayant cuit très longtemps ensemble. Dans nos livres de cuisine européens du 16e siècle, ce n'est plus le cas. Tant Bartolomeo que Lancelot insistent sur le fait de bien surveiller la cuisson des ingrédients et de les retirer un à un au moment où ils sont suffisamment cuits.

Quoi qu'il en soit, l'origine du terme, potage bien cuit, rappelle un plat ashkénaze servi le jour du sabbat, l'adafina, connue aujourd'hui sous le nom de dafina. Il s'agit d'un mets luxuriant qui mijote depuis la veille servi samedi midi. Ainsi, les familles juives peuvent profiter d'un repas de fête en respectant la prescription religieuse interdisant d'allumer le feu le jour du sabbat. L'olla-podrida pourrait donc être une adafina christianisée par les juifs espagnols convertis à la fin du 15e siècle. Ils auraient remplacé les œufs de la recette originelle par des pièces de porc afin de prouver la sincérité de leur conversion. La dafina actuelle contient encore des œufs, et non l'olla-podrida.

Plus loin dans le temps, un autre plat peut se revendiquer comme ancêtre de l'olla-podrida. Il s'agit de l'arabo-andalou Sanhâji, dont la recette est détaillée dans l'anonyme Kitab al-Tabikh – 13e siècle –8. La similitude entre ce plat, dit royal, et l'olla-podrida est frappante. En viande, tous les ingrédients du Sanhâji se trouvent dans l'olla-podrida : divers morceaux de bœuf, du mouton, du poulet, des perdrix, des pigeons ou des colombes, des petits oiseaux, des saucisses – de mouton, pas de porc ! – ainsi que des boulettes de viande. Par contre, au niveau des condiments, la différence est nette : des amandes, de l'huile, du vinaigre, du murri-naqî – sauce fermentée à base de grains –, du sel, du poivre, du safran, du cumin et de l'ail. Le tout est mis dans un tajine allant au four.

Chronologiquement, on peut imaginer que le Sanhâji a inspiré l'adafina qui a elle-même donné l'olla-podrida qui se muera ensuite en cocido.


 

8 Il existe une traduction en anglais sur http://www.daviddfriedman.com/Medieval/Cookbooks/Andalusian/andalusian_contents.htm.

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