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Savizkaya : Propre à rien

09 septembre 2011
Savizkaya : Propre à rien 

« Le bois coupé n'est pas mort »

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Dans ces trente et une nouvelles écrites entre ses dix-huit et ses trente ans, Savitzkaya nous donne à revivre une traversée légère mais tonifiante de son œuvre romanesque correspondant à la même période. On y retrouve les lions de La Traversée de l'Afrique, l'insouciance enfantine de Marin mon cœur et Exquise Louise, l'élan vers la mort de La Disparition de maman. Sans doute certains de ces textes ont préfiguré ou à tout le moins accompagné ceux que les Éditions de Minuit ont honorés d'une publication sous l'effigie « roman ».

Ainsi, la diversité et la variété gouvernent le recueil, dont les histoires qu'on peut y découvrir ressemblent aux nouvelles au cours desquelles elles sont contées, d'abord publiées en diverses revues : elles prennent place partout et nulle part, au milieu et tout autour de mille lieux où le monde entier se déroule, allant d'un livre retrouvé dans le coin d'une cave au beau milieu de l'océan, d'où la lumière naît, en passant par le jardin d'un peintre. Que nous prouve Savitzkaya, en rassemblant ici tous ces écrits au départ disparates ? C'est, indubitablement, une fausse cohérence, un figement qui se définit paradoxalement en mouvement, un défi impertinent lancé à la catégorie et à l'établi. « Je suis ici : aucune importance. Je suis là : et alors ? », nous dit-il (La Maladie de la pierre). Car au fond, les textes, l'auteur, les mots, ne sont propres à rien. En réalité, l'écrivain est ici comparable à celui qui va Aux bûches, ne sachant jamais vraiment à quoi s'attendre, éprouvant une solitude presque consolatrice lorsqu'il donne mille coups sur l'acier qu'il a coincé dans le bois : tout le monde l'entend, mais personne ne viendra à son secours. C'est que couper du bois est digne, exigeant, et réservé à qui le sait. Les feuilles, les branches, les souches d'arbres sont autant de mots, de phrases, de textes à faire pousser ou bûcher, car après tout, « le bois coupé n'est pas mort » ; la vie écrite n'est guère figée (et même, les textes passés peuvent un beau jour réapparaître, comme c'est le cas de la confection de ce recueil).

Au contraire, dans ces historiettes qu'on pourrait assimiler à une série de rêveries, prennent place des éléments qui n'y sont jamais définis : tout est sujet à métamorphose, vers l'enchantement et/ou la mort, sur un ton d'incertitude qui, paradoxalement, se questionne pourtant à foison, exprimant de lui-même une certaine forme d'instabilité. Celle-ci est terriblement liée à la vie rurale qui domine l'ensemble de ces nouvelles, porteuse d'imaginaire ou portée par celui-ci. Les lions du Pré expriment leur puissance, leur robustesse, la grande force de la vie qui déborde et prend forme et naissance autant dans la fragilité d'une respiration de poisson que dans la vigueur des fauves. Leurs verges brillent, leur salive est crachée vers le soleil : c'est la nature dans la splendeur de sa vitalité, tantôt fraîche et étreignante, tantôt terrible et accablante malgré sa beauté (« Le ciel avait cette insupportable clarté de lavande », Le Dictionnaire et le voleur de bijoux).

Mais la plus incroyable vigueur, comme toujours chez Savitzkaya, tient dans l'intensité de l'insouciance de l'enfance. C'est pourquoi le langage foisonne et l'imaginaire se révèle indomptable jusqu'à ce que même les choses en apparence futiles soient recouvertes d'une nouvelle valeur. L'une ou l'autre couleur de peinture (Alain Lebras, portrait en pied) revêt autant d'importance que L'invention de la lumière ou que le Tonnerre. C'est que l'essentiel, le crucial, le fondamental évoqué dans ces nouvelles n'est jamais vraiment là où on l'estime d'ordinaire. Comme lors de nos premières années sur terre, on le retrouve dans ce qui nous touche plus directement, plus sensuellement, plus instinctivement. Il est dans l'attente que la pluie cesse de nous mouiller, dans la gueule ouverte des lions qui nous aiment, dans une étrange façon de distinguer les types de vent selon des qualités particulières : le vent porteur de plumes « habile et astucieux », le vent des papillons « riche en poussières diverses », le vent des flèches qui « jette des éclats de bois sur les toits », le vent souterrain, assimilé à un fléau duquel on subi les outrages et dont « la bouche devient un gouffre et sa queue une massue ». L'être et le Je exprimés ici par Savitzkaya se construisent donc constamment dans des relations particulières aux choses (un « livre retrouvé », un « animal en caoutchouc ») aux autres (À la mémoire de TabacchinoDonatus et son frère), aux autres espèces, animale et végétale (L'abeille de l'imposte, La basse-cour de la montagne, Le poulailler d'origine, et tous les poissons, les fleurs, le bois), à l'instar du chasseur de lions, qui connaît leur sang, leurs combats, leurs secrets, leurs blasphèmes (Le Pré). Dans chacun de ces textes se ressent ou se cherche un lien fort à la terre, à la vie, mais une vie que l'auteur trifouille et retourne (comme la terre), pour la rendre plus primitive, originelle, selon un angle de vue et un langage renouvelés. Il s'agit d'un travail des mots et de la matière qui aboutit finalement à cette question, comme on glisse dans des caisses jaunes sur des talus boueux le samedi après-midi (Cinq contes) : « Quel est le vent qui pousse le bateau ? ». Autrement dit, la question est toujours : comment s'accroche-t-on à l'ailleurs, comment y est-on amené ? L'ailleurs, qui se concentre par exemple dans « un troupeau de très hautes vagues, qui montent les unes sur les autres, se chevauchent, hérissées d'écume, et qui ne se reposent jamais ». L'ailleurs, qui naît, comme la lumière, entre trois foyers poétiques et géographiques, entre trois points où « l'air circule, mais un air violent et comme libéré brusquement de trois millions de milliards de vessies natatoires auxquelles il appartenait depuis cent milles générations de poissons ». Un ailleurs qui n'est rien d'autre qu'une bouffée d'air « vif et hargneux », que l'or du soleil « fige d'un seul coup en un austère argent léger comme une émulsion de lait cru qui bleuit l'ombre aux plis des chemises et aux clavicules des êtres humains » (L'invention de la lumière). L'ailleurs vient d'abord de la création. La réponse à la question était d'ailleurs : « un vent continu, régulier et fertile, transportant les fruits du tulipier ». D'un côté rien ne changera, et en même temps tout change constamment, dans le foisonnement de la ruralité, dans l'œuvre de la lumière puis celle du vent, dans la création, dans la naissance, dans l'écriture.

 

Thomas Vandormael
Septembre 2011

 

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Thomas Vandormael est chroniqueur indépendant. Jeune diplômé du Master en langues et littératures romanes, il a consacré son mémoire à Eugène Savitzkaya.


 

Eugène Savitzkaya, Propre à rien. Nouvelles 1977-1995. Avant-propos de Mathieu Lindon, Didier Devillez Éditeur, Bruxelles, 2010


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