Mentir, une énonciation de l'absence
Je me sentais
peu fondé à dire « il n'y a rien ».
(François Jacqmin, Le Livre de la neige)

L'impossible certitude

Dès ses premiers textes, essentiellement des poèmes, Savitzkaya a placé son écriture sous le signe de la déconstruction, de la contestation, de la négation. En effet, le langage, la syntaxe, le sens y sont malmenés, poussés à l'extrême, reniés avec virulence. La langue poétique ne sert pas simplement à dire la réalité, elle y participe et la crée au même titre que les corps, tout en l'assenant des coups imparables que sont les détournements des structures conventionnelles qui contestent toute orientation du sens possible puisqu'elles s'attachent, comme le note Carmelo Virone, à nier la langue et « à produire de l'illisible ».

Logorrhée, primat de la matérialité, déni du sens, ces premiers écrits sont importants, car ils permettent de déceler un trait fondamental de l'esthétique savitzkayenne, tant au niveau stylistique (à travers la syntaxe, les appositions, les allitérations...) que métaphysique: aucune certitude ne peut être établie. Ni le langage ni la vérité ne peuvent faire l'objet d'aucune fixation. Ainsi, les identités – on ne peut pas encore parler de « sujet » – ne sont jamais figées, elles flottent de manière instable au sein d'une temporalité complètement éclatée et insaisissable, selon un rythme dense et haletant incongru aux conventions humaines du temps. Il semble qu'elles se contrecarrent les unes les autres et pourtant jamais elles ne s'opposent définitivement ; loin de se soustraire, elles s'ajoutent, comme les mots qui les suggèrent et selon un rapport d'équivalence. Ainsi, comme le note Laurent Demoulin, dans les poèmes de Savitzkaya, « une chose est toujours elle-même et autre chose ». Rien n'y est (dé)fini. L'univers n'a rien d'unifié. Encore moins de cohérent. Il est ici sous-tendu par la toute puissance d'un imaginaire chaotique qui s'apparente à celui d'un nourrisson face au monde imprévisible qu'il découvre, encore vierge de toute tentative – si frivole soit-elle – d'intelligibilité : une forme de primitivisme, de rapport premier, instinctif, authentique aux choses dans ce qu'elles présentent de plus matériel, de plus organique :

Je suis ton fils par : les clavicules libres qui battent dans le vent, les reins isolés au centre des œufs, des combats inégaux, la chèvre montée sur des pieds et des perches. Quand tu urineras dans mon cœur avec la force des vieilles bêtes, le fléau des cobras, l'anaconda immobile fera sauter mes rideaux rouges et opaques, tuera une à une mes volailles. L'urine ou le sperme à travers les poumons.(Mongole, plaine sale, L'Empire et Rue obscure)

Le choix du genre du roman opéré par Savitzkaya ne constitue pas, tant s'en faut, une rupture avec la poésie. Non seulement parce qu'il continuera toujours d'en écrire (Bufo Bufo Bufo, Cochon farci, Jérôme Bosch...), mais aussi parce que la prose de ses romans est poétique avant toute chose. Et l'objectif semble être le même : tenter de déconstruire, tant la langue que le sens, et la littérature elle-même.

mentir

En effet, le titre du premier : Mentir, allié à l'indication paratextuelle « roman », suggère une dénonciation : celle du caractère profondément faussé de l'écriture romanesque, où, selon Eugène Savitzkaya, « tout est permis ». Le prédiscursif montre la volonté de poursuivre l'ère du soupçon mise en place par ceux qui l'ont précédé sous l'immaculée couverture blanche de Minuit, Becket, Robbe-Grillet et consorts.

Comment l'interpréter ? Tout d'abord, on peut considérer que raconter, c'est toujours mentir, car on choisit un événement plutôt qu'un autre, on oublie des détails, on réduit. Écrire un roman (stipulé tel sur la couverture), c'est donc doublement mentir car ce qui est raconté suppose la fiction. On est donc toujours en deça (réduire) ou au-delà (inventer) de la vérité. Mieux encore, écrire, c'est choisir un style, une esthétique, un mot plutôt qu'un autre, une formulation plutôt qu'une autre : c'est donc transformer la réalité par le prisme du Je écrivant. Pour le dire simplement : le rendu tel quel, strictement objectif, de la réalité en tant que vérité, n'a pas (ou plus ?) lieu d'être pour l'écrivain.

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