Mentir, une énonciation de l'absence

Entre le rien et l'absence

Cette idée de l'insaisissable nous indique la façon dont la mère se présente à la mémoire du narrateur à travers la narration et mérite d'être mise en parallèle avec la forme fragmentaire, livrant ce personnage par bribes, par échos, par cycles de répétitions toujours légèrement modifiées. Il en découle une forme de brouillage des temporalités peut-être comparable à celui que peut occasionner la (re)découverte d'une photo : dans l'observation de celle-ci, le sujet doit se résoudre à une médiation qui touche à la temporalité et à la réalité due au figement du temps occasionné par la prise de la photo, et au temps qui a passé depuis et qui a usé la réalité, procurant une dimension de fausseté à l'image5. Barthes explique cela par le concept de « ça-a-été »6, qui est le signe d'une forme de négation de l'être. La photo elle-même constitue un signe d'absence. L'auteur prolonge encore cet insaisissable : il arrive que le Je appréhende la mère rien que par le fait de se rappeler le détail d'une photo perdue (il s'agit là d'une sorte de souvenir au carré puisque le souvenir de la photo en tant qu'objet de papier évoque le souvenir de la scène qu'elle représente), dont le moment figé est toujours à la fois toujours déjà perdu et toujours présent à la mémoire, même par morceaux. La mère est ainsi à la fois présente et absente, traitée aussi bien au présent qu'au passé :

Ces fleurs ne sont pas pour moi, dit-elle,

[...]

Ces fleurs ne sont plus pour moi, disait-elle

Aussi ne produit-elle pratiquement aucune action. Elle semble toujours immobile, prisonnière de son espace confiné au jardin et à la maison. Son seul pouvoir sur le reste du monde semble d'ailleurs être limité aux facultés plus ou moins passives liées à ses sens : « voir » plutôt que « regarder » , « entendre » plutôt que « écouter ». Autrement dit, elle est absente car absente du monde qu'elle ne peut que percevoir de manière pure et simple, et non pénétrer ou changer :

Elle peut simplement voir le verger par la fenêtre, toute l'étendue du verger et du jardin qui le prolonge, jusqu'au champ à perte de vue, le verger, plus loin les fleurs, plus loin la haie, plus loin le champ tout jaune, tout gris et jonché de sacs noirs, de coquilles, de charpies de toutes sortes, plus loin les ennuyeux, toujours affairés, le cou tendu et la tête baissée dans la merde.

Elle peut voir les champs qui suivent. [...]

Elle peut entendre aussi. Mais très peu de choses, un sifflement ou deux avant le soir, pour finir, régulièrement sur le jardin, sur le verger, sur les bâtiments. 

Ainsi le narrateur nous la donne comme un personnage auquel il suffit d'être là, ou même d'avoir été là, de manière répétitive et sans certitude. , ou ailleurs. C'est-à-dire nulle part, peut-être : « où est ma mère ? ».

C'est en fonction de ce rapport indéterminé entre la présence et l'absence qu'il faut décrypter l'approche visuelle adoptée par le narrateur envers son personnage, laquelle donne lieu à des images de la mère figées en apparence mais pourtant toujours remises en question, pour former des fragments qui constituent autant de moments clés dans la mémoire du narrateur :

Elle aime beaucoup, elle mange un morceau de concombre presque transparent et vert, transparent, à travers lequel on peut voir la lumière du soleil, les silhouettes des plantes posées sur l'appui de fenêtre à contre-jour ; toute une barrière légère de plantes, peut-être de géraniums. Et tout le décor, vert et frais. Bien que la lumière décline et que le déplacement du soleil se fasse plus rapide entre les fleurs, le morceau de concombre reste inaltéré, frais, translucide, presque transparent dans le faible éclairage, morceau lumineux, lui seul faisant partie intégrante de la lumière qui baigne la cuisine en ce moment de la journée où tous les autres objets perdent leurs qualités, leurs reflets, s'abîment dans l'ombre, ternes ou déjà invisibles, toute réverbération éteinte, comme recouverts de poussière.

Je peux la voir.
On constate d'abord que l'image qui nous semblait figée au départ évolue en négatif, se dégrade : la clarté solaire devient assombrissement. Mais, autre constat déroutant : on parle finalement bien plus du morceau de concombre que de la mère.

Les deux remarques tirées de cet extrait appuient et prolongent l'ensemble de ce qu'on a pu constater : d'une part jamais le narrateur ne pourra exposer de vérité ou d'authenticité définitive, d'autre part cette absence de vérité invoque l'absence de la mère. En d'autres termes, les souvenirs figés ne le sont plus en tous cas une fois entamé le processus d'écriture qui est ici celui de la remise en doute, du questionnement, de la rature, voire de la brisure entre ces différents moments via la forme fragmentaire – la mémoire se présente ainsi en charpies, comme les effets de la mère, comme la mère elle-même.

Beaucoup d'éléments poussent à conclure que le concret de ce personnage est fait de néant. Le rien y gouverne de manière symbolique :

Elle peut voir les champs qui suivent.

[...]

Rien à voir. Rien à regarder, si ce n'est cette étendue.

Pour le narrateur, il n'y a qu'elle, mais absente, ou le souvenir d'elle, ou la conscience de son éloignement :

Il ne s'agit que d'elle, de ses rêves, de ses effets, de ses monceaux de charpies, de la salive que fait sa bouche lorsqu'elle travaille, lorsqu'elle ne travaille plus. Il s'agit également du moindre de ces gestes accomplis à l'intérieur de la maison [...]. Il ne s'agit peut-être pas du tout de ma mère, de son départ vers Calcutta où elle désirait aller, de la préparation de son départ. Elle nous quittait.

L'emploi de l'imparfait plutôt que du passé simple au sein de cette dernière phrase indique une action lente, progressive dans son accomplissement, ou bien, peut-être, une action répétée alors que le sens du verbe « quitter » présuppose une rupture brute et directe dans une perspective du passé. L'absence, comme la présence, se dessinent étrangement, jamais complètes, toujours une partie de l'une versée dans l'autre pour, en définitive, ne plus savoir.

Au final, quel est le sujet fondamental du roman ? En récapitulant de manière quelque peu schématique, il peut s'agir : soit de la mère elle-même, en premier lieu ; soit de la façon avec laquelle le narrateur (re)voit et perçoit cette mère (perception à travers laquelle s'instaure un inévitable retour du Je - de par le lien maternel qui plus est) ; soit de l'absence de la mère (et non de rien : la nuance s'avère ici fondamentale et révélatrice par rapport à ce que je cherche à expliciter) ; soit de l'impossibilité de raconter l'Autre, la mère en l'occurrence. Le tout s'articule par ailleurs de manière telle qu'est engendrée une forme de confusion entre les deux instances du narrateur et de son personnage tant la relation qui les unit – dans leur histoire et dans le texte – est ténue.

Autrement dit, la « topique » de ce roman tient peut-être dans cet espace ténu entre le rien et l'absence de quelque chose d'une part et entre la mémoire, qui prouve l'absence de cette chose, et l'existence passée de cette chose d'autre part. Car, en effet, il est inconcevable à l'esprit humain qu'il y ait rien, que rien existe sans négation. Même lorsque le temps dégrade tout – car c'est encore de cela qu'il est question ici – il reste la mémoire, et quand même la mémoire fait défaut, il reste la photo, et quand la photo est perdue, il reste la poussière, ou la lumière, ou l'ombre, et de toutes façons, avant nous, notre mère existait déjà, et avant elle d'autres mères :

Quand ? Il y a de cela des années et des années. Il y a de cela plus de trente ans déjà. Ma mère ou une autre femme.

Or, c'est sans doute là que peut s'exprimer à nouveau le sujet : dans le questionnement de la différence fébrile entre le rien et l'absence. Non pas dans la question du Qu'est-ce que c'est ? mais dans celle du y a-t-il ?. Au fil des nombreuses interrogations laissées en suspens, mais aussi de par le vide d'affirmation qui découle des contradictions et mises en doute d'une phrase à l'autre, Savitzkaya donne une parole qui semble toujours inachevée. Car « la parole qui questionne affirme qu'elle n'est qu'une partie » (Blanchot Maurice, L'entretien infini, p. 14). Autrement dit, selon Blanchot, dès qu'il y a question, il y a manque. Mais ce manque n'est absolument trouvé que dans la réponse (le « malheur de la question »), qu'elle soit positive ou négative. Au contraire, le moment même de la question constitue « un instant transformé en pure possibilité », et non un manque. En d'autres termes, le doute produit par l'impossibilité de dire l'Autre engendre au sein de l'énoncé une nouvelle dimension du possible inexistante dans l'affirmation pleine. Déjà absence mais pas encore rien, la question est la condition de possibilité du sujet. Pour chicaner, mieux que d'absence, je pense qu'on peut parler de non-présence, qui marque la trace du passé irrécupérable à travers l'idée du ne plus, plutôt que du ne pas.

blanchot

Un double rapprochement, d'abord avec L'adieu à la littérature de William Marx, ensuite avec Le Livre à venir de Maurice Blanchot me semble ici pertinent. En effet, chacun de ces deux ouvrages propose à sa manière l'idée selon laquelle la littérature du vingtième siècle s'avérerait vouée au silence et à l'absence. Marx soulève le paradoxe selon lequel continuer à produire de la littérature c'est, d'une certaine manière, contribuer à sa fin et tout ce qui a été fait pour augmenter le prestige littéraire a irrémédiablement mené à sa chute (Marx William, L'adieu à la littérature, Paris, Minuit, 2005, pp. 145-166). Ainsi, ceux qui ont selon lui porté au plus haut le projet d'écriture tout en confirmant l'ère des adieux sont justement ceux qui n'ont rien écrit, ou ont délibérément décidé de ne plus écrire (tels Rimbaud, Vaché ou Balzen). Il voit dans ce refus l'idéale éthique littéraire qui justifie encore l'existence de la littérature en tant qu'elle n'a rapport qu'avec le silence. Car, comme le montre aussi Blanchot, la question du silence et des limites de la parole est devenue le problème central pour les écrivains d'après 1950. Le véritable objet littéraire est non pas (plus) dans mais à travers le langage, le silence et la contestation de la parole. L'écriture est devenue intransitive à cause de cette méfiance envers le langage qui provient de l'impossibilité de dire le réel par les mots, que Savitzkaya exprime de manière forte et éloquente avec l'écriture de ce premier roman. Finalement, ici naît vraisemblablement le plus grand mensonge : celui d'écrire en sachant bien que la plus digne des littératures tient tout entière dans l'aporie de créer le silence.

Blanchot conclut cependant sur une ouverture optimiste avec la dernière partie de son ouvrage au fil de laquelle il envisage ce vers quoi peut encore tendre la littérature. Si l'on suit son propos, elle doit investir la pluralité, la dissémination, la dialogie, l'éparpillement, afin de donner naissance à une parole qu'il qualifie de « dispersée », une parole « anonyme », une parole « d'autrui assimilée », bref, autant de manière de se déprendre de la parole personnelle. Et il me semble que c'est ce vers quoi tend l'écriture de Savitzkaya au sein de ce roman alliant neutralité et pluralité avec le fragment, et une façon de dire l'autre par ce que dit (ou ne dit pas) sa propre mère (ou n'importe quelle mère) et l'impossibilité de dire l'amour qu'il éprouve pour elle.

Thomas Vandormael
Septembre 2011

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Thomas Vandormael est chroniqueur indépendant. Jeune diplômé du Master en langues et littératures romanes, il a consacré son mémoire à Eugène Savitzkaya.

 



 
 
5 Hervé Guibert, auteur d'un livre de réflexion sur la photographie note par exemple : « le temps passe sur les photos comme un grimage, les emporte, les détourne ; fascinantes et obtuses, elles finissent pas dire autre choses qu'elles-mêmes. » cf. Guibert (Hervé), L'image fantôme, Paris, Minuit, 1981, p. 141.
6 Cf. Barthes (Roland), La chambre claire, Paris, Gallimard/Seuil/Cahiers du cinéma, 1980.

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