Mentir, une énonciation de l'absence

Narrateur et énonciateur : une dénudation féconde

Afin de mieux comprendre la manière dont cette duplicité destructrice prend forme, il convient selon moi d'aborder en détail les notions d'énonciateur et de narrateur. La notion d'énonciateur 1 est instable, essentiellement à cause des relations ténues avec des notions voisines (comme celle de locuteur par exemple). Mais cette instabilité est également liée à la complexité de la subjectivité parlante, qui possède diverses facettes (sujet producteur physique de l'énoncé, sujet responsable de l'acte de langage, sujet source du point de vue exprimé dans l'énoncé, sujet point d'origine des repérages déictiques, sujet opposé à un autre sujet dans l'altérité fondatrice de l'échange linguistique). Le plus souvent, le terme énonciateur est employé soit pour désigner le référent du Je, le producteur de l'énoncé, donc comme un équivalent de « locuteur », soit pour désigner seulement l'instance qui soutient l'acte d'énonciation en train de se faire et qui n'a pas d'existence indépendamment de cet acte. Ainsi, dans un énoncé comme « je suis confus », doit-on distinguer entre l'énonciateur comme instance qui soutient cette énonciation et l'énonciateur comme individu désigné par le pronom « je ».

En revanche, le narrateur2 « organise les éléments dont il fait état, il les met en intrigue, ce qui revient à dire qu'il établit des liens (chronologiques ou logiques) et donc impose, au sens strict du terme, un ‘‘point de vue'' sur ce qu'il raconte ». Mais il peut également « marquer plus ou moins sa présence : soit qu'il figure expressément dans la narration comme personnage, soit qu'il s'immisce, pour juger, pour pénétrer les consciences (omniscience), soit qu'il s'efface derrière le point de vue du ou des personnages qu'il adopte ».

La différence entre ces deux instances me permet en réalité de mettre en évidence la possibilité d'exprimer le sujet sur deux plans distincts (mais pas opposés). En effet, si l'on tente de faire correspondre les données textuelles du texte de Mentir avec ces deux définitions, le narrateur serait ce Je paradoxal qui s'auto-conteste à travers les éléments disparates qu'il nous livre avec incertitude, contradiction et extériorité ; et l'énonciateur serait celui qui ment, ou plutôt qui nous montre qu'il (nous) ment. La préoccupation et la recherche formelles sont de toute évidence au cœur de la confection de ce texte, lequel fait l'objet d'un processus de dénudation puisqu'il montre, par l'écriture même, que l'écriture est un mensonge. Or, il me semble que c'est en ce décalage minime entre neutralité et (dévoilement du) mensonge que s'ouvre au sujet la place nécessaire pour (re)prendre une place à la fois nouvelle et tributaire du fait de sa « mort » beckettienne : autrement dit, pointer le mensonge prouverait la possibilité d'un Je.

Maurice Blanchot, dans Le Pas au-delà, écrit : « Mourir serait, chaque fois là où nous parlons, ce qui retient d'affirmer, de s'affirmer, comme de nier. ». C'est, on le voit, ce dont il s'agit dans ce livre-ci : pris au piège d'une perpétuelle dialectique, le narrateur n'assume réellement aucune de ses paroles, perd toute autorité du récit, « se retient d'affirmer » puisqu'il expose pour hésiter. Le sujet continue de mourir. Sauf que, comme je l'ai stipulé, il doit ici être perçu sous une forme dédoublée : la distinction entre les notions de narrateur et d'énonciateur est pertinente car la seconde rend compte de l'expression et de la présence d'un sujet qui, par le dévoilement du mensonge, affirme qu'il « se retient d'affirmer » (le contraire de mourir donc, si l'on retourne la phrase de Blanchot). Il montre son absence du doigt, en quelque sorte. Une présence par l'indication de l'absence, qui me pousse à penser que Mentir est peut-être à la fois l'achèvement de la déconstruction du sujet radicalisée par Beckett, et l'avènement d'un nouveau sujet, par la déconstruction de cette déconstruction. Autrement dit, c'est justement à travers les formules modalisatrices (« peut-être », « ou...ou... »), qui montrent l'incapacité à affirmer à travers la répétition « détournée » des mêmes éléments (par exemple : « Elle sourit tout en marchant. [...] Sur la photo elle sourit. [...] Peut-être ne sourit-elle pas du tout. ») qu'on trouve la trace d'un Je. Je pense simplement à Descartes. Pour oser dire « peut-être », il faut douter. Dans le doute, une chose n'y échappe pas : lui-même, ou plutôt le fait que je doute, que je pense, que je suis.

En somme, ce traitement du sujet procède d'une (re)naissance, plutôt que d'un « retour » comme le propose Viart. La nuance ne doit pas être prise à la légère, car elle coïncide avec l'entreprise et l'esthétique Savitzkayennes. D'abord parce que la question de l'origine et celle de la naissance constituent la pierre de touche, à la fois déclencheur de l'écriture et projet qui la sous-tend, de l'œuvre de l'écrivain. Ensuite parce que le rapport particulier qui unit le personnage central au narrateur passe par l'événement de la naissance. Particulier car il fait l'objet d'une inversion importante : c'est ici le fils, en tant que locuteur, qui donne naissance à sa mère, l'unique personnage. La perspective est comme renversée par le truchement des identités toutes deux à la fois présentes et absentes, le fils en tant qu'instance créatrice, la mère en tant qu'anti-héroïne (non-héroïne serait peut-être plus judicieux).

Cette remarque pourrait sembler anodine étant donné que, finalement, elle vaut pour tout texte qui évoque la mère. Cette inversion fait toutefois l'objet d'un traitement particulier chez Savitzkaya puisqu'elle confortée par le procédé de « polyphonie »3 mis en place autour du Je narrateur : à de nombreuses reprises, la parole du narrateur et celle de sa mère s'interpénètrent et se confondent. Parfois, les phrases sont ponctuées d'un « dit-elle » indicateur, d'autres fois non, même si l'on devine par quelque indice que le discours énoncé est celui de la mère :

Comme ces fleurs qui ne cesseront plus de m'être étrangères, ennemies, comme la poussière sur les troncs d'arbres et les aisselles. La même poussière que partout ailleurs avec sa pellicule et sa fragilité tenace.

Pareille à ces fleurs. (je souligne)

Savitzkaya ne recourt à aucune marque graphique, aucun guillemet ni tiret pour désigner le discours du personnage, comme s'il s'agissait, tout autant, de celui du narrateur, qui l'avaliserait, la mère aspirant peut-être à ne pas s'exprimer pleinement, à se taire, tout en parlant :

Ces fleurs énormes et repoussantes, ces végétaux, ces grosses plantes ne sont pas pour moi, dit-elle en écrasant de son pied gauche et nu un caca vert de poule, en portant une main à sa bouche, l'autre à son ventre, en portant une main sur l'autre main, en se croisant les doigts des deux mains, en portant la main droite à ses lèvres pour en enlever quelques pétales collés, à sa bouche pour la fermer ou bien pour empêcher une humeur d'en sortir, aussi pour s'empêcher de hurler.

Silence de la parole, la « voix » de la mère poursuit la voie du soupçon et illustre en quelque sorte ce que Blanchot explique à propos du neutre : « comme si le Neutre ne parlait jamais qu'en écho, cependant perpétuant l'autre par la répétition que la différence, toujours comprise en l'autre, fut-ce sous la forme du mauvais infini, appelle sans cesse, balancement de tête d'un homme livré au branle éternel. » À la façon du décalage entre l'énonciateur et le narrateur, la polyphonie (si on l'envisage comme problématique qui permet de rendre compte des cas où celui qui produit l'énoncé ne le prend pas en charge) rencontre ici une perturbation peu conventionnelle : en plus de se confondre avec celle de la mère, la « voix » du locuteur la conteste par sa mise en doute, discrédite sa propre valeur à travers les contradictions, les modalisations et les questionnements, et décharge certains de ses propos à une entité indéfinie, elle aussi marquée par l'absence, le « on », qui laisse évidemment planer le doute puisque l'impossibilité de déterminer ce à quoi il réfère :

La nuit, m'a-t-on dit, ma mère dans sa robe de chambre en interlock bleu passait très souvent dans nos chambres pour nous caresser les cheveux, nous toucher le front, la poitrine, nous couvrir sans faire le plus léger bruit, sans émettre le moindre son, sans se précipiter et heurter une chaise, le meuble de la radio.

On m'a dit.4

Il ne s'agit pourtant pas tant d'une confusion des voix que d'une parole mal assimilée. Au point qu'on n'ose plus non seulement déterminer qui parle mais de qui on parle : « ma mère ou une autre femme ».

Faire naître, au sein d'un « roman », un personnage de la figure maternelle constitue somme toute un mensonge, d'abord parce que cette création engendre sa fictionnalisation, mais aussi parce que le lien qui peut exister entre un géniteur et l'être qu'il a créé est sans doute « au-delà » de toute tentative de dire. Essayer de le dire, c'est inévitablement aussi le trahir. Essayer de le dire, c'est mentir. Mentir car survient l'inévitable déformation caractéristique du dire (fiction, réduction, détournements), mais mentir aussi par le fait d'oser tenter de surmonter cette impossibilité de dire. Les reprises négatives, les contradictions, le doute, la contestation prennent finalement tout leur sens à travers la crise du dire, revue au jour de l'aveu et l'acceptation de l'éternelle carence inavouable de l'écrivain : celle de ne pas savoir. Ainsi, la contestation systématique permet d'aboutir à une affirmation ultime qui y résiste, comme l'a signalé Georges Bataille en ces termes : « Je ne sais qu'une seule chose : qu'un homme ne saura jamais rien » (Bataille Georges, L'expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954, p. 125). Le cogito de Descartes, qui pouvait sembler quelque peu anachronique pour l'analyse qui nous occupe, est en quelque sorte réactualisé : le non-savoir débouche sur un socle stable pour le sujet.

Or, c'est bien sous l'enseigne du mensonge que cette double relation inversée fils/mère - créateur/création, relation que je qualifierai volontiers d'« ineffable » ou d'« indicible », est abordée. Que peut- on en déduire ? Que le Je prend naissance là même où il prend conscience de son impossibilité de dire l'Autre. Impossibilité qu'on retrouve métaphoriquement dans cet extrait où le portrait photographique de la mère a été perdu dans un gouffre lui-même fait de plusieurs gouffres béant à l'intérieur de la maison :

Perdre une photo de soi, si peu de chose.

La perdre dans la maison, sa propre maison, parmi beaucoup d'objets divers, beaucoup de papiers surtout : notes quelconques, coupures de journaux ou journaux entiers, gris et sec, amoncelés, papiers le plus souvent gris et formant, dans certains coins de la maison, une véritable grisaille sèche et poussiéreuse, un véritable foin, un véritable gouffre avalant l'air et les objets égarés.

Un gouffre géant, plusieurs petits gouffres dans la chambre, dans la maison, plusieurs tas habituels que l'on nourrit chaque jour, un marais, dit-elle.


 

1 Je me réfère, pour la définition de cette notion à celle proposée par Maingueneau (Dominique) dans Les termes clés de l'analyse du discours, Paris, Seuil, 2009, pp. 55-56.
2 Cf. la définition qu'en ont donné Mimouni (Isabelle) et Robert (Lucie) à l'entrée « Narration » dans Aron (Paul) (dir.), Le Dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2002, pp. 407-408.
3Cf. Maingueneau (Dominique), Les termes clés de l'analyse du discours, pp. 99-100.
4 Cet extrait montre que ses actions sont définies par le fait qu'elle ne laisse pas de trace, qu'elle ne change rien à l'existence, au cours des choses, au point d'en être presque oubliée. Elles se caractérisent non pas par le et-et mais par le ni-ni.

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