Mentir, une énonciation de l'absence

Cette originalité prédiscursive mérite qu'on s'attarde sur l'effet qu'elle produit chez un lecteur potentiel. Le titre déroute la façon dont celui-ci est en mesure d'appréhender le texte. S'agissant d'un roman, le lecteur sait qu'on lui ment, et se prête au jeu. On pourrait en rester là, et c'est déjà pas mal. Il peut aussi se perdre à moitié dans les quelques réflexions qui viennent d'être proposées. Mais, mieux encore, une relation de connivence nouvelle entre l'auteur et son lecteur s'instaure. Le lecteur deviendrait ici le complice de l'auteur qui partage son secret, son mensonge. Le texte devrait ainsi être pris comme celui émanant d'un locuteur qui raconte qu'il ment. Car en ce mensonge, peut-être trouverons-nous une porte d'entrée laissée entr'ouverte par un Je prêt à renaître, après avoir été tant malmené, déconstruit et néantisé par Beckett en tête.

En effet, dès les premières pages, le prédiscursif se révèle également métadiscursif puisque l'écriture semble incontestablement dévoiler le mensonge, à travers le procédé radical et annihilant de la rature. Sitôt un élément est posé sitôt il est mis en doute, dénié, détruit.

L'incipit est éloquent :

Ces fleurs ne sont pas pour moi, dit-elle, ces pivoines, ces marguerites, ces fleurs blanches ou pourpres de cerisier, répandues sur le sol, ces fleurs écarlates, toutes ces fleurs, ces très belles fleurs, surtout ces pivoines trop rouges, ces pivoines trop blanches surtout, ne sont pas pour moi, ne seront jamais plus dans mes bras, entre mes doigts ou dans mes cheveux comme des morceaux de couleur, des morceaux éparpillés de couleur vive, dit-elle doucement sans regarder personne, sans me regarder pleurer ou me pendre ou me coucher sur place dans les rosiers, sans voir son ombre posée ou déposée sur ces fleurs intouchées.
 

Déjà les fleurs se révèlent inaccessibles, ensuite leur qualité, leurs couleurs se contredisent, enfin l'action et la position du Je perdent leur valeur. Un Je qui d'entrée de jeu n'existe pas, ou plus, pour le personnage qu'il raconte et qui, cependant, ne peut être qualifié d' « hétérodiégétique ».

De manière plus significative encore, des modalisateurs se chargent de mettre en branle et de questionner dans l'immédiateté ce qui vient d'être énoncé, fragilisant inévitablement la valeur du témoignage du Je :

La nuit, on disait qu'elle marchait et nous caressait les cheveux peut-être. Mais je ne l'ai jamais vue, je crois, faire ces gestes. Peut-être. Elle devait se promener à travers la maison et entrer dans les chambres pour nous caresser les cheveux. Peut-être.

Je ne l'ai jamais su. (Je souligne)

Ces modalisateurs du doute trouvent leur pendant syntaxique dans la forme interrogative, adressée par le Je à soi-même plus qu'au lecteur :

J'ai vu ma mère. Était-ce ma mère dans le corridor, traversant la maison, une habitation sombre ou bien assombrie par le temps pluvieux ? Et sa jupe froissée sur les fesses, salie de chaux, blanchie sur les fesses ?

Ainsi en va-t-il de toute une série de formules hypothétiques et de locutions modalisatrices qui infléchissent l'affirmation – et rendent ainsi toute possibilité de narration illusoire – sur le modèle de l'anaphore lexicale : la reprise (en tant que répétition détournée voire déniée) contient en elle l'annulation des propos. Le discours se construit suivant la contradiction et les discordances en même temps que sont contestées d'une part la valeur et l'authenticité de ce qui pourrait seulement être énoncé, et d'autre part les facultés du narrateur à transmettre cet énoncé, notamment pour des raisons physiques :

Elle dit qu'elle ne voit pas, que rien n'est plus visible. [...] Elle ne disait peut-être rien, peut-être peu de chose sans importance, peut-être quelque chose d'imprécis et de vague, ou bien quelque chose d'incompréhensible tant sa voix était basse et sourde, presque éteinte et que la pluie résonnait beaucoup contre les murs et les tuiles, ainsi qu'à l'intérieur de la maison.

On voit se profiler ici la thèse soutenue par Dominique Viart selon laquelle l'écrivain contemporain fait généralement la part belle à un narrateur carencé, pour lequel « le savoir s'est fait incertain ». Il prend notamment l'exemple des textes de Claude Simon, où la « fonction d'attestation » du narrateur est fortement problématisée, le texte étant soumis à une supputation explicite qui prend forme, par exemple, dans une poétique de « l'épanorthose » (les énoncés font l'objet de corrections ou d'ajustements) que Savitzkaya investit lui aussi dans ce texte.

Ainsi, les divers procédés mis en place par l'auteur attestent explicitement d'un refus de choisir qu'on peut sans doute mettre en parallèle avec le refus de la narration, qui demeure absente en dehors de quelques rares bribes de souvenirs. D'autant plus qu'elle est encore obturée par l'omniprésence de la répétition (des mêmes syntagmes, des mêmes gestes, des mêmes événements). Dans le domaine de la psychanalyse, Freud explique d'ailleurs que le fait d' « agir répétitivement est une manière de se remémorer qui prend la place du souvenir ». Là encore on décèle une preuve des incapacités dramatiques du narrateur à se résoudre à une assertion stable, sûre. C'est sans doute dans cette impossibilité de fixer les choses, dans cet espace entre l'écriture et l'impossibilité de dire, que se développe, selon moi, la scénographie savitzkayenne de Mentir.

Il semble ainsi que la narration se joue du lecteur, alors que, paradoxalement, le narrateur opte pour la neutralité, ne choisit pas, avoue ses carences au fur et à mesure que sa mémoire semble se révéler incomplète et ses sens non fiables. De plus, la mère est abordée avec une très grande distance, décrite selon un ton objectif qui s'attarde à des détails qu'on pourrait qualifier de métonymiques (le bleu de la robe, le concombre qu'elle mange, la photo qu'elle possédait) : aucun affect ni aucun échange véritable entre la mère et son fils ne semblent possibles. Aucune dérive non plus : dès qu'il s'épanche, se laisse aller à inventer, le narrateur se reprend et précise qu'il dépasse le rôle qui lui est assigné :

Elle descendit du train, dans cette gare. C'était une femme plutôt maigre vêtue d'une longue jupe claire et d'une veste grise. Elle souriait. Elle marchait vite vers sa maison. Mais j'exagère.

Ou bien il va jusqu'à assigner ce qu'il énonce à une autre instance, qui est la plus neutre possible, précisant toutefois le doute que cette délégation implique. En l'occurrence, le pronom « on » :

La nuit, on disait qu'elle marchait et nous caressait les cheveux peut-être

Cette volonté de neutralité narrative possède par ailleurs son pendant et son appui dans le texte. D'abord par la dominance de la couleur grise tout au long des fragments. Ensuite par le fait que l'univers mis en scène oscille sans cesse entre deux éléments, notamment dans le jeu entre la clarté et l'assombrissement à l'intérieur de la maison, par exemple. Enfin, par la forme même du fragment, qui « porte le neutre car il se dérobe à l'affirmation comme à la négation, et recèle une question ou un questionnement, sous la forme, non d'une réponse, mais d'un retrait à l'égard de tout ce qui viendrait, en cette réponse, répondre »

On remarque ainsi une forme de distanciation entre le narrateur et son propos, qui trouve son paroxysme dans le fait que tout questionnement est laissé en suspens, que toute information fait l'objet d'une auto-contestation :

Elle marche vite sur cette photo où elle semble maigre et pâle. Non, elle ne marche pas vite. Elle ne sourit pas. Juste au-dessus de sa tête pend une enseigne portant l'inscription ARCA en lettres rouges ou jaunes et minuscules. Ce n'est peut-être pas ma mère qui marche ainsi vers sa maison.

Autrement dit, la validité du discours du narrateur fait l'objet d'une évidente mise en doute : dès qu'une chose est dite, il nous est montré qu'elle ne peut être affirmée. De par son incertitude, le Je instaure un monde où existent à la fois la chose et la potentialité de la nier, à la fois l'événement et le non-lieu, l'existence et la non-existence.

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