Dans le fond du vers : Portrait d'Eugène Savitzkaya
Photo © Marie-Françoise Plissart
portrait de Savitzkaya-Marie-Françoise Plissart

La littérature a ses enfants terribles : une poignée d'écrivains inclassables qui déboulent dans l'institution tels des météores pour se moquer des normes ou les défier. Sans doute la littérature les protège car ils la perpétuent en la renouvelant: après les avoir isolés, elle les installe sur un trône où ils siégeront, enfants pour toujours, avec la violence de leurs premiers écrits. Si en France la figure d'Arthur Rimbaud porte toujours sa couronne, en Belgique s'érige le corps musclé mais rempli de détresse d'Eugène Savitzkaya, rejeton de Waremme et des terres limoneuses de notre région. Le corps, à la fois organique et langagier.

 

 

Enfant bègue, Savitzkaya a vu ses muscles et ses mots se lier dès ses premières années. Il grandit en Hesbaye où il jouait seul, en se nourrissant d'aventures où se mêlaient les contes russes de sa mère, la campagne foisonnante, les animaux des fermes, la boue séchée des chemins de terre, l'herbe roussie sous le ciel calme d'un bleu aussi dense que les yeux slaves de l'auteur, la liberté, les entailles dans la peau dont le sang sèche et coagule au soleil, les premiers poèmes de son frère... autant d'éléments de fascination qu'on retrouvera éparpillés dans ses livres avec, toujours, l'enfance en filigrane.

Ses livres variés, dont il n'en regrette pas un seul, publiés par dizaines sous la prestigieuse couverture blanche des Éditions Minuit ou bien reliés de manière artisanale par une cordelette de l'Atelier de l'agneau, cette maison vétuste où sa langue a pris forme et où des liens se sont noués avec le monde culturel liégeois dès son adolescence. Jeune protégé de Jacques Izoard, Savitzkaya a été introduit, comme Rimbaud le fut par Verlaine, dans les cénacles modernes et les revues d'avant-garde de son époque. Il a marqué ce milieu par la force et la puissance de son écriture poétique, mais aussi par un tempéramment instable, sauvage, provocateur: celui de la jeunesse qui a confiance en ce qu'elle fait, même si elle ignore où elle va. À présent, l'animal semble s'être assagi – sans pour autant rentrer dans le rang – sur le papier et dans la vie. Les poèmes illisibles ont en partie laissé place aux romans épurés, les longs cheveux blonds ont été coupés, l'artiste ne vocifère plus lorsqu'on le sollicite pour une entrevue ou une rencontre publique.

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Cependant la boue de ses bottines révèle qu'il se promène encore dans la campagne et ses yeux regardent ailleurs lorsqu'il parle de son parcours, comme s'ils cherchaient dans le vide une façon de ne pas trahir comme le font les mots, comme s'ils cherchaient une nouvelle force à laquelle s'agripper pour résister au temps qui nous use. Ses yeux, qu'il plonge lui-même volontiers dans les bouteilles de verre brun en évoquant la traversée d'un lac gelé en Russie ou le fait que l'écrivain n'est jamais qu'un être qui joue avec la matière au même titre que d'autres réparent des bâteaux ou cueillent les fruits des arbres. Ces bouteilles où il noie au possible l'enfance perdue, "son seul but véritable et cohérent" et le deuil de son maître Izoard. Izoard qui, comme par hasard, rime avec Izambart au milieu de ces grands noms littéraires que Savitzkaya sait avoir rejoints, avec un sourire désabusé. Désabusé, car comme Rimbaud il a découvert que, malgré l'amour qu'il porte à l'écriture et aux êtres, à partir d'un certain moment, "la vraie vie est absente".

 

Voir aussi  : Enfin ! Marin Mon cœur en Folio, par Laurent Demoulin

 

Thomas Vandormael
Septembre 2011

 

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Thomas Vandormael est chroniqueur indépendant. Jeune diplômé du Master en langues et littératures romanes, il a consacré son mémoire à Eugène Savitzkaya.