Pinocchio le bruissant de Savitzkaya et Varrasso

Que Les Aventures de Pinocchio soient pensées – et depuis leur création en 1881, par Carlo Lorenzini, dit Collodi – comme un réservoir de récits, n'est qu'une belle formule critique, parfois appréciée, parfois rejetée. Mais que les auteurs des adaptations libres et des prolongements littéraires de ce texte voient Pinocchio comme tel va désormais de soi. Les puristes, d'ailleurs, ont du mal à crier que Pinocchio n'est pas ceci ou cela – mais ils le crient quand-même, car ils ne peuvent pas s'empêcher de crier.

Et voilà qu'heureusement Pietro Varrasso et Eugène Savitzkaya nous font l'éloge d'un Pinocchio bruissant. La première chose qui me vient à l'esprit – et que je ne peux m'empêcher de vous souffler à l'oreille, même si je ne veux pas jouer le rôle de « Monsieur le Professeur qui sait tout » (d'ailleurs tout le monde, à l'ULg, sait bien que je ne suis qu'un prof très ordinaire) – est le bruissement de Roland Barthes1 : « Le bruissement, c'est le bruit même de la jouissance plurielle – mais nullement massive (la masse, elle, tout au contraire, a une seule voix, et terriblement forte). »

D'une certaine façon, Pinocchio perd son match avec la masse quand il se fait descendre par ce diable de « petit garçon » qui le coince dans cette « image vive et intelligente d'un bel enfant aux cheveux châtains, aux yeux bleus, l'air triomphant, gai comme un pinson parmi les fleurs » (mamma mia !) – je cite Carlo Collodi2.

La masse synthétisée dans ce garçon, sage comme une image, n'a qu'une seule voix et elle ne nous raconte qu'une seule chose : la fin des aventures, ce qui revient aussi à la fin de notre être, sacrifié à une sorte de devise (ce qui est triste à crever !). Pinocchio alors cesse d'être un récit « pluriel » pour devenir un roman « pour enfants », un texte figé, avec son mode d'emploi, sa morale et j'en passe.

Photo © Lou Hérion (photo de répétitions)  
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Dieu merci, le Pinocchio bruissant d'Eugène Savitzkaya et Pietro Varrasso veut devenir ce qu'il est déjà : « Je veux devenir ce que je suis déjà, un gros pantin de bois comme ce vieil homme m'a fait de ses braves vieilles mains... » Et son alter-ego dans la pièce, la bûche (excellente trouvaille dont je ne vous dirai rien), lui fait enfin écho, pour de vrai, en grandes lettres : « AH ! BIEN PARLÉ FRANGIN ! »

Pinocchio le bruissant ne veut que « sa nature » après avoir dit « oui » – juste en vertu de son bruissement – à la « jouissance plurielle » : « J'ai fait l'arbre, la bûche, le pantin, le chien de garde, l'âne, le fils, paresseux, courageux, vagabond, écolier, obéissant, désobéissant, riche, pauvre, espoir de mon père, statue de ma mère, frère de ma sœur. Mon corps de bois s'est prêté à tout cela, il a dit le plus beau mot du monde, "oui", car il fait partie du Grand Théâtre de l'univers, mais à chaque instant le spectacle est différent, la tête m'en tourne ! Je veux m'enfuir de ce théâtre pour trouver ce qui ne change pas. C'est ce que je veux. C'est ma nature. »

Et sa nature est celle d'un fiston qui ne veut pas se rendre à l'école. Quoique : « Seulement si je trouve une école qui m'enseigne à user les fils qui me font danser, tirer l'épée et faire des cabrioles. » Bref, qu'il soit maître de son destin, ce pauvre pantin, comme il veut l'être des fils qui le font danser, tirer l'épée et faire des cabrioles. Et surtout qu'il soit enfin libre de retrouver sa nature, cette nature dont il faut bien reconnaître l'importance en tant que mère de l'univers – « la grande chatte, la chatte par excellence » – avant notre petite mère à nous. Et à ce propos, Pietro Varrasso et Eugène Savitzkaya ont écrit des pages fort réussies et brillantes, en mélant une drôle de genèse avec quelques emprunts de Pier Paolo Pasolini et d'autres créateurs (ce qui est dit clair et net au début) : « Au commencement, le monde était comme le tube digestif, obstrué aux deux bouts, d'un ogre gigantesque. [...] Un premier pet de l'ogre mit le feu aux poudres. [...] Au commencement était le gaz flambant. Puis un premier rot. [...] L'ogre finit par étouffer dans son vomi et par se noyer dans sa foire. Ses progénitures se multiplièrent. [...] Et l'univers s'apaisa. »

À cette voix off succède la voix de la bûche (merde, t'avais promis de rien dire de cette bûche !) : elle nous raconte qu'il y avait des arbres libres et que rien ne limitait leur vie et, juste après quelques pages, elle ajoute, entre autres, dans le sillage d'une mythologie ad usum Pinocchi (Pinoculi, car il existe un Pinocchio en latin : Pinoculus, traduit par Enrico Maffacini, préface de Giovan Battista Pighi, Firenze, Marzocco, 1950) : « Ma mère est morte au sixième mois de sa grossesse. Mon père l'a foudroyée, comme il foudroie tout ce qu'il approche car il commande à l'univers. Il me tira du ventre mort de sa femme, et s'entailla la cuisse pour m'y coudre. Il m'a couvé jusqu'à ce que mes poumons se forment, que ma voix retentisse et que les os de mon crâne s'emboîtent en une tête obstinée et clairvoyante. Je suis les "deux fois". Je ne suis pas un pantin. »

Nous y voilà. Pinocchio, comme nous tous, attend une deuxième chance (« Je veux naître une seconde fois »), qui doit le ramener à être ce qu'il était déjà, même avant Mastro Geppetto : c'est-à-dire une figure de la liberté, et du grand pouvoir que celle-ci peut exercer sur le monde et les autres, ou, si vous préférez, un saltimbanque du recommencement, qui joue avec l'univers d'antan et l'infini de la dérive totalitaire : « Toutes les forêts, les plaines, les champs, les vignes, les vergers, les gens, les petites filles, les petits garçons et les jeunes femmes les plus belles seraient à moi ! » - dit Pinocchio à Lucignolo, qu'un étrangement merveilleux nous présente comme un fier champion des droits de l'homme (et de la femme).

Entre logos et mythos, entre dedans et dehors, entre stabilité et mouvement, Pinocchio est toujours dans le leurre du seuil, dans le royaume de l'entre-deux, de l'in-between-ness. En gros, ce pantin qui n'est pas un pantin se dit à lui-même, tout seul (mais avec la belle complicité de la bûche) : Play it again, Pinocchio !

Avec une telle (bruissante) invitation, Pietro Varrasso et Eugène Savitzkaya n'hésitent pas à faire leur boulot. Pinocchio est « l'œil du pin », « l'œil de bois » (ce qui n'est pas vraiment l'origine linguistique de ce nom qui, comme le disait Collodi, n'a ni père ni mère... mais enfin tais-toi M. le Prof qui sait tout !) ; Pinocchio a une belle bite, un pénis qui s'allonge à la place de son nez dès qu'il ment, ce qui fait rigoler la Fée-fillette (vous pouvez penser à Pasolini et à son Décaméron... oue, pas mal) ; cette Fée-fillette qui chante par la suite un « Gloria » avec la Fée-femme (et qu'est-ce qu'on a fantasmé sur la Fata turchina !... « AH ! BIEN PARLÉ FRANGIN ! »).

Luciano Curreri
Septembre 2011

Dédicacé à Jean-Pierre Bertrand
et à Laurent Demoulin,
à Claudine et Gérald Purnelle
 
crayon


Luciano Curreri
enseigne la langue et littérature italienne à l'Université de Liège.   

 

 
 
1 Le Bruissement de la langue (1975), dans Id., Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p. 100
2 Les Aventures de Pinocchio. Le avventure di Pinocchio, édition bilingue avec dossier, traduction d'Isabelle Violante, présentation par Jean-Claude Zancarini, Paris, Flammarion, coll. Garnier-Flammarion, 2001, p. 313.